mercredi 30 septembre 2020

Jean-Luc Moulène fait une photo de groupe

Jean-Luc Moulène présente le poster de l'exposition-affiche-catalogue OUT - 1995 -  Ecole d'art de Grenoble
 La vidéo est : ici

C'est un souvenir de l'école (un peu plus que ça). C'est fait en 1995. C'est une année où je m'occupe des étudiants de cinquième année, donc ceux qui sortent en principe. Je les suis pour la plupart depuis la troisième année et c'était une année très fusionnelle, qui a très bien marché, où les échanges internes et externes étaient vraiment forts. 

Ils passent un diplôme tous brillamment. Grosse fête. Jean-Pierre Simon, le directeur de l'école, les ayant trouvés brillants leur propose une exposition. On était vendredi, moi je dégage, je prends mon train. Les étudiants refusent de faire une exposition, en disant non, non, on a passé le diplôme, on a montré ce qu'on avait à montrer, l'affaire est terminée, on ne va pas, en plus, contribuer à l'image de l'école. 

Et ils m'appellent au téléphone pendant que j'étais dans le train pour me dire : "On a une idée". Ah, ils avaient dit non et maintenant ils ont une idée. Ils me disent voilà, on voudrait que tu nous fasses un portrait de groupe, pour marquer l'année. (Ils ont nettement conscience de constituer une année). On veut un portrait de groupe qu'on présentera dans le hall de l'école pendant qu'on fera un grand dîner dans la Grande Galerie. Mais un grand diner exclusif, sans invités. 

Il y avait donc une table constituée exclusivement par les 5eme année qui avaient passé leur diplôme. Sans œuvre, l'œuvre c'était justement qu'il n'y ait pas d'invités. C'est une conception de l'œuvre comme un objet clos. Cette histoire des invités, ou de faire des œuvres pour le public, ou de compter sur le public pour finir l'œuvre : non. Non. Ça n'a pas été très bien pris. En fin de dîner il y a eu des empoignades, justement sur cette question des invités. Pourquoi pas d'invités puisque l'art est une ouverture. Mais non, l'art c'est d'abord une clôture. C'est cette clôture qui va pouvoir s'ouvrir à l'interrogation critique ou pas. 

Et donc me voilà en train de leur dire, vous faites chier, mais ok, je viens la semaine prochaine avec ma chambre, on fait ça en lumière du jour dans la galerie. Après, quand je suis revenu, j'ai aussi fait des petits dessins en fonction des personnes. Et donc il fallait faire un catalogue puisque la logique c'était qu'il y ait une expo de groupe, une œuvre dans l'exposition et un catalogue. Les étudiants avaient été convaincus par le fait d'avoir leur premier catalogue d'artiste. Comme on l'a fait ensemble, mon nom est dans la liste par ordre alphabétique, au même niveau et au même titre que celui des étudiants. C'est important pour moi, il n'y a pas de surplomb. Ça s'appelait "OUT". Il y a la liste des étudiants et moi-même, école de Grenoble, poster édité à l'occasion du dnsep, en 1995, imprimé à 500 exemplaires. 

La dispersion de cet objet constitue l'exposition, l'affiche et le catalogue. Il m'en reste quelques-uns. Le petit texte du critique, obligatoire, qui n'est autre que Franck Perrin (avec qui on a eu de bonnes parties de rigolades). Et on en arrive au poster lui-même qui se déplie. Tu le vois ?

Là-dedans pour ceux qui connaissent le monde de l'art d'aujourd'hui, il y a des têtes qui sont familières, Matthieu Laurette par exemple. C'était en 1995, vingt ans après, un certain nombre de ces jeunes gens sont devenus des artistes. Artistes visibles, moi ce qui m'intéresse aussi c'est ceux qui ne sont pas encore visibles. Au début des années 80 les galeries recrutaient, aussi à travers les profs qui désignaient qui étaient les bons artistes etc. Donc la génération d'avant s'est constituée comme ça, sur une forte demande du marché. Moi, je n'avais pas cette position-là. J'ai plutôt conseillé aux étudiants de s'immerger, de préparer leur bombinette et quand elle serait prête de la sortir. Ne pas chercher à monter les échelons, de ma province vers Paris, de Paris vers l'international. Ça c'est des conneries. Donc, un certain nombre des gens qui sont là, on les reconnaît, mais d'autres sont toujours très actifs mais pas actifs dans le monde de l'art. C'est aussi l'intérêt d'une école, c'est ce qu'on appelait à l'époque le multi-plug. Un étudiant est quelqu'un qui, apte à pénétrer le monde du travail, doit être capable d'introduire sa réflexion esthétique au sein de n'importe quel système de production.

mardi 29 septembre 2020

Une photo fait une photo

Helmut Smits, Flash Photos, 2020

Un seul éclair de flash depuis l'appareil a exposé à la fois les capteurs de l'appareil et la feuille de papier photographique à la même explosion de lumière. Les deux photographies ont été créées au même instant.
Helmut Smits fait une photo qui fait une photo. La puissance illuminante du flash transforme de manière irréversible l'objet qu'elle permet de montrer en le photographiant. Elle l'inverse. Et de ce fait instaure le champ des paradigmes (blanc/noir, positif/négatif, avant/après, lumière/obscurité, numérique/argentique). Photographier n'est plus ici reproduire (du même) mais produire (une inversion). C'est une sorte de métaphore d'une expérience quantique au cours de laquelle l'observateur modifie ce qu'il observe. La feuille de papier photographiée (la pièce à conviction) est tenue devant l'appareil (à la main) cachant le protagoniste (le protégeant aussi de l'éclair). C'est cette empreinte digitale qui authentifiera la feuille dans le tirage argentique de droite (les taches blanches sont un indice). Nous assistons davantage à un acte de présentation (deux formes de comparutions) qu'à un acte de représentation. Voici et la voici. La condition indicielle de la photographie est déplacée avec humour sur les marges de la photo (traces de doigts, effet du flash) elle est rejouée par les accessoires.

Helmut Smits, Folded Photographic Paper, 2015
Ilford Multigrade IV RC de Luxe Satin, 24 x 30,5 cm

Cinq feuilles de papier photo vierges sont pliées (de une à cinq fois). Chacune est exposée à la lumière pliée pendant 6 seconds puis développée.

Helmut Smits, Crumpled Photographic Paper, 2015

Ilford Multigrade IV RC de Luxe Satin, 24 x 30,5 cm

Une feuille de papier photographique vierge est froissée comme une balle, exposée dix secondes puis développée.

Simon Hantaï, Blanc, 1973

Simon Hantaï, photographie de sa mère, 1920

Lazlo Moholy-Nagy, photogramme, 1939

Le Schiste de Burgess présente une gamme de disparités anatomiques qui n'a jamais été égalée depuis, et que n'approche pas la totalité des animaux actuels vivant dans les océans du monde entier. L'histoire de la vie multicellulaire a été dominé par la décimation d'un vaste stock initial, qui s'était constitué en peu de temps lors de l'explosion cambrienne. La description de la disparité rencontrée à Burgess et de sa décimation ultérieure est suffisante à elle seule pour imposer une réforme majeure de notre manière traditionnelle d'envisager l'évolution de la vie. Car la nouvelle iconographie qui en émerge ne fait pas qu'altérer, elle renverse complètement le traditionnel cône de diversité croissante. Au lieu de commencer par une gamme restreinte, qui va ensuite constamment s'élargir vers le haut, la vie multicellulaire atteint son envergure et sa complexité maximale dès le départ, la décimation ultérieure ne laissant survivre que peu de types d'organisation.

Charlotte Posenenske, Fold, 1966 - sculpture

Luis Camnitzer, The Photograph, 1981 - photographie
Critique des travaux au cours préliminaire d'Albers, Bauhaus, 1928-29

Il entrait dans la salle avec, sous le bras, un paquet de journaux qu'il faisait distribuer aux élèves. "Mesdames Messieurs, nous sommes pauvres et non pas riches. Ne gaspillons pas ni temps ni matériel. Nous devons tirer le meilleur du peu que nous avons. Chaque œuvre d'art a un matériau de départ précis et c'est pourquoi, nous devons d'abord étudier comment se conduit ce matériau. Nous allons d'abord, pour cela, faire quelques expériences et pour l'instant, faire passer l'habileté avant l'esthétique. Vous obtiendrez souvent plus en en faisant moins. Prenez ces journaux et faites-en quelque chose de plus que ce qu'ils sont pour l'instant. Essayez de respecter le matériau, de le modeler rationnellement en tenant compte de ses spécificités. Si vous y arrivez sans outils tels que couteau, ciseaux ou colle, tant mieux. Amusez-vous bien !" 

Plus tard, devant nos nombreux bricolages, il nous montra une forme très simple, fabriquée par un jeune architecte hongrois. Il avait simplement plié le journal dans le sens de la longueur si bien que, comme posé sur deux ailes, il tenait debout. Joseph Albers nous expliqua alors combien le matériau avait bien été compris et combien le geste du pliage était naturel, justement pour le papier, puisque cela rendait rigide un matériau si peu résistant et sans tenue, à tel point qu'il pouvait rester debout sur sa partie la plus mince, sur ses bords. Un journal posé sur la table n'a qu'une face active le reste est invisible. Mais maintenant que le journal est debout il est devenu visuellement actif des deux côtés.

vendredi 25 septembre 2020

Floor & Wall

Dan Graham, TV Camera/Monitor Performance, 1970

Bruce Nauman, Floor Wall Positions, vidéo nb 60mn, 1968

TrishaBrown, Walking on the Wall, 1971
On a utilisé une scène face au public, au niveau des yeux. Un moniteur télé est placé derrière le public, juste face au milieu de la scène. Les pieds face au public et couché à plat ventre, je roule parallèlement aux bords gauche et droit de la scène d'un côté à l'autre et je reviens, je recommence. Pendant que je roule, je dirige une caméra de télévision, tenue constamment à l'œil et raccordée par un câble au moniteur. Pendant que je roule, mon but est, le plus souvent possible, d'orienter la caméra sur l'image du moniteur. Quand ce but est atteint avec la caméra alors, un motif de feedback apparaît sur le moniteur : image à l'intérieur de l'image à l'intérieur de l'image. L'image du moniteur donne une vue "subjective", de l'intérieur, "l'œil de mon esprit". Cette vue tourne continuellement pendant que je roule. De ce point de vue, mes jambes dépassent et, en regardant à travers le viseur de la caméra, j'observe leur position ainsi que l'image du moniteur, afin d'ajuster ma visée.  

Un membre du public regardant le moniteur à l'arrière voit les choses depuis mon point de vue "subjectif" (dans le système de feedback de mon corps). Un membre du public regardant vers l'avant peut observer mon corps d'un point de vue extérieur - comme un objet extérieur. La vue du moniteur montre également le public, placé directement entre la caméra et l'écran, observant le processus d'orientation du performeur. Un spectateur tourné vers le moniteur arrière ne peut jamais observer (sur l'écran) son visage (il voit l'arrière de sa tête), mais peut observer le regard frontal des autres membres du public.  

Plus tard, les deux films réalisés sont projetés pour être vus sur des murs opposés. 

Dan Graham

Dan Graham, TV Camera/Monitor Performance, 1970
À la fin des années 60, Bruce Nauman termine ses études et s'installe dans un atelier à San Francisco. Il se pose alors des questions sur le rôle de l’artiste et sa véritable fonction. Il passe la plus grande partie de son temps à arpenter son atelier. De cette attitude obsessionnelle, il va faire une méthode de travail. Sans être danseur, mais néanmoins proche des préoccupations de certains chorégraphes comme Merce Cunningham ou Meredith Monk, Bruce Nauman incorpore des gestes simples et répétitifs dans son travail. Il dira plus tard : "Si j'étais un artiste et que j'étais à l'atelier, alors tout ce que je faisais à l'atelier devait être de l'art. À ce moment-là, l'art est devenu davantage une activité plutôt qu'un produit." 

"Debout, dos au mur, pendant environ 45 secondes ou une minute, se pencher en avant du mur, puis plier la taille, s'accroupir, s'asseoir et enfin se coucher par terre. Il y avait sept positions différentes en relation au mur et au sol. Ensuite, j'ai refait toute la séquence en m'éloignant du mur face au mur, puis tourné à gauche, puis tourné sur la droite. Ça faisait 28 positions et ça a duré une heure." 

Bruce Nauman

La vidéo est  : ici

Bruce Nauman, Floor Wall Positions, vidéo nb 60mn, 1968
Le 30 mars 1971, Walking on the Wall de Trisha Brown a été créée pour la première fois au Whitney Museum of American Art de New York, avec sept danseurs : Carmen Beuchat, Trisha Brown, Douglas Dunn, Mark Gabor, Barbara Lloyd, Steve Paxton et Sylvia Whitman. Les danseurs se sont tenus, ont marché, et ont couru parallèlement au sol le long de deux murs adjacents, suspendus dans des harnais spéciaux fixés par des câbles aux chariots installés sur les rails le long du plafond. Les performeurs bougeaient, en tenue de danse, au son des chariots sur les rails. Tel était la bande son des danseurs pour accéder à cet état aérien. 

À chaque extrémité des murs, des échelles permettaient aux danseurs harnachés de monter plus haut sur le mur. Chaque performeur est sur une corde de longueur légèrement différente, et ils doivent négocier leurs croisements. Le public regarde les danseurs et se tient au milieu de l'espace, à la place habituelle de la scène. Il suit les mouvements en se déplaçant lui-même. 

Le mouvement des piétons le long des murs souligne la vulnérabilité et la confiance que les danseurs doivent avoir dans le dispositif qui les retient. La marche parallèle au sol évoque l'espace parce qu'ils défient la gravité. Un tel plaisir de l'abandon coexiste avec une structure très rigoureuse. Une action quotidienne (marcher) légèrement déplacée (sur le mur) montrant tout son processus de réalisation (rails et cordes) crée un espace de confrontation paradoxal (corps verticaux, corps horizontaux) parfaitement lisible (et visible) qui "ouvre" le lieu (le délimite).

Trisha Brown, Walking on the Wall, 1971 -
Trisha Brown, Man Walking Down the Side of a Building, 1970
   

mercredi 23 septembre 2020

Il y a trop de choses à regarder

Bruce Nauman, Walk with Contrapposto,1968, 60mn, vidéo nb

Bruce Nauman, Contrapposto Split, 2017, 4K 120fps 3D projection
Bruce Nauman, Contrapposto Studies, I through VII, 2015-16, intallation 7 vidéos
Dans les vidéos des années 60 j'avais tendance à cadrer en me coupant la tête ou à tourner le dos. Ce sont des images à la fois personnelles et non-personnelles. Quand la version originale de 1968 de Walk with Contrapposto est installée maintenant, elle est très embarrassante à regarder. C'est très sexuel. Je n'arriverais plus à marcher comme ça ! C'est souple, sexy, je ne m'en rendais pas compte à l'époque.  

Les travaux plus récents, qui sont des vidéos en 3D sont plus personnels : on y voit mon corps entier et mon visage. C'est Walk with Contrapposto version 3D (Contrapposto Split, 2017). Je marche depuis le mur de l'atelier, six ou sept mètres en avant puis je fais demi-tour à nouveau jusqu'au mur, ainsi de suite, tout ça en Contrapposto (une marche très déhanchée). Je voulais la 3D. On a utilisé deux iPhones sur des trépieds à roulettes posés sur des rails. J'ai fait ça pendant une heure. Dans la pièce originale de 1968, la caméra était fixe et c'est moi seul qui, une heure durant, marchais et faisais demi-tour pour revenir sur mes pas, dans un couloir que j'avais fabriqué pour ça. Là, je voulais que la silhouette garde la même taille à l'image et que ce soit le fond qui change. La caméra doit donc me suivre pour garder le même cadrage, calée sur ma taille. Comme les iPhones ont une profondeur de champ énorme, l'arrière-plan reste net. Ensuite on lance le programme puis avec un petit projecteur et des lunettes on peut faire une vidéo en 3D. C'est un peu flou. Ce n'est pas génial et du coup on a fini par embaucher une équipe d'Hollywood, un équipement vraiment très cher, du vrai matériel de vrais cinéastes. Il y avait douze personnes. Il a fallu installer une tente, prévoir la restauration parce que les syndicats exigent qu'il y ait un un petit déjeuner et un déjeuner chaud. On a beaucoup appris de l'assistant du réalisateur Ang Lee qui avait déjà fait un film en 4K, la plus haute résolution, 120 images par seconde en 3D. À 120 images par seconde en 4K, il n'y a aucune zone d'ombre : que de l'information. Quand un type tire à la mitraillette, tu vois toutes les balles. Beaucoup de gens ne peuvent pas voir ce genre de film car il y a trop d'informations, il faut avoir l'habitude.
 

Quoi qu'il en soit, on a tourné comme ça. Il fallait ensuite un certain projecteur, je crois qu'il n'existe qu'un seul projecteur au monde adapté à cette technique. J'ai dû l'acheter. Là je le loue au musée. Il fallait aussi un ordinateur capable de contenir cette énorme quantité d'informations, 16 disques durs pour une œuvre de 14 minutes et demi. C'est tellement d'informations tout ça, ça n'intéresse aucun réalisateur. Personne ne peut gérer. On a tourné nous-mêmes, pendant quelques jours. Ensuite j'ai divisé le film en deux horizontalement, de sorte que la moitié du haut fasse autre chose que la moitié du bas. Je voulais le diviser davantage mais en 3D c'est impossible de voir par moitié. On ne peut pas lire l'image. Il y a trop de choses à regarder.

Bruce Nauman, 2 mars 2018

 

Statue de Polyclète - Rineke Dijkstra, Kolobrzeg, Poland, 26 juillet 1992


mardi 22 septembre 2020

Semblant d'actions

Chaîne de montage, usine PSA Peugeot Citroën, Sochaux, années 70  - Man Ray, A waking dream seance session, Bureau of Surrealist Research, 1924

Cornelis van der Voort, Les directeurs de l'hospice de vieillards, 1618, Rijksmuseum
Dirck Jacobsz, Groupe d'arquebusiers, 1529, Rijksmuseum
Aloïs Riegl énonce le portrait de groupe comme : Là où chacun joue son rôle en toute indépendance mais au profit de la collectivité. Les personnages n'y sont pas assujettis (subordonnés) à une action commune. Ils ne font rien. Leur visage (reconnaissables) sont tournés vers l'extérieur du tableau (vers nous). Chacun est absorbé dans une activité psychique : l'attention. L'attention : une non-action. Des objets évoquent des tâches (des armes, une plume) et un partage de ces tâches. Des gestes évoquent valeurs et organisation (on désigne le chef de l'index, une main sur l'épaule pour la fraternité, le calme et la mesure des mains posée sur le rebord). Tout est dit, rien n'est fait. Cette unité (l'attention) et ces liens (actions symboliques) fondent l'esprit de communauté. Ce sont des semblants d'actions, des actes inachevés, coordonnés, non clos, adressés à qui regarde et c'est lui qui conclut. Ce qu'ils disent d'eux, je l'entends bien, je le vois. 

Au cours des séances de "rêve éveillé" les surréalistes sont quasi en état de transe et profèrent spontanément hors de tout contrôle une parole qui fait émerger les images inconscientes, les associations improbables, le passé obscur. Ils évoluent sur une scène imaginaire libérée des conventions et ouverte sur l'inconscient. Mais la photo de Man Ray est parfaitement construite et arrêtée, un manifeste du groupe qui se présente en pleine action (un semblant d'action). Rassemblés autour d'une femme (la secrétaire : elle travaille) tous sont penchés sur l'énigme d'une boîte au contenu invisible entre les mains de Desnos. Une attention extrême est dirigée vers l'inconnu dans une parfaite unité interne tandis que dans le fond, Paul Eluard et Giorgio De Chirico implique l'extérieur (le spectateur, le photographe) dans une unité externe.

Charles van Schaick, Personnel du Merchants Hotel, Wisconsin, 1905

Auguste Sander, Hommes du XXe siècle, Pâtissier, 1928 - Maître menuisier, 1938 - Maître cordonnier, 1940 -  Maître maçon, 1926
Auguste Sander, Hommes du XXe siècle, Ouvriers des ponts et chaussée, 1927
Édouard Levé, série Actualités, L'Attente, 2001

En 1925, Auguste Sander établit le plan sous forme de liste, de son œuvre programmatique : Hommes du XX° siècle. Il entreprend de faire le portrait d'une époque. C’est en 1925 aussi, qu’apparaît le Leica et que se généralise l’utilisation du petit format qui permet de saisir des attitudes spontanées. Il paraît que Sander préparait parfois pendant plusieurs heures avec son modèle la prise de vue. Une longue conversation. La prise effectuée avec une chambre photographique transportable durait de 2 à 8 secondes. « ... par les légers mouvements de surface liés à la respiration, cela donne plus de vie. » Les personnes photographiées par Sander sont toute entières à cette activité de se faire photographier. L’image n’est pas arrachée au continuum des mouvements de la vie mais construite par ses protagonistes dans un temps de dialogue puis d’arrêt. L’arrêt reste pour August Sander la condition de la photographie. La condition pour que celle-ci résulte de la participation active du modèle. Son rôle est ici d’être lui-même. « Le procédé lui-même n’amenait pas les modèles à vivre à la pointe de l’instant, mais à s’y installer pleinement ; pendant le temps prolongé que durait la pose, ils s’insinuaient pour ainsi dire dans l’image. » 

Les photographies d'Édouard Levé sont des reconstitutions. "Pour la série Actualités, j'ai prélevé des centaines d'images dans des quotidiens de différent pays, et je les ai classées par genres. Une fois ce travail de documentation réalisé, j'ai cessé de regarder ces photographies pour en oublier les singularités. Quelques semaines plus tard, j'ai dessiné de mémoire une image qui résumerait chaque type d'événement. La mémoire est un bon filtre, elle élimine les détails superflus. Les dessins m'ont servi de modèles pour les prises de vues. Dans Quotidien, au contraire, je reproduis une seule image du journal avec toutes ses "imperfections", c'est-à-dire aussi les gestes inutiles qui parasitent l'action principale. L'action devient incertaine, comme un rébus. "

Édouard Levé, série Quotidien, 2003
Sabine Weiss, Françoise Sagan, 1954 - Vendeurs de rue en Grèce, 1958

Les séquences "Ouvrir l'image" rassemblent des images autour d'une idée qui commence (encore confuse) cette idée ne veut pas encore se dire dans les mots écrits. Elle veut pouvoir se parler dans ce que j'appelle un cours (dis-cours). Ce cours a lieu avec les étudiants de l'école d'art à Toulouse et il est l'occasion de développer l'idée (au sens photographique). Parole et écoute constituent la chimie du processus. Les images elles-mêmes sont pleines d'idées confuses qui comprennent la mienne. Nous circulons librement dans ce matériau par bonds, par sauts (discontinuité). Chaque image en appelle à un extérieur (c'est nous ! à d'autres images) et se lie aux autres (celles qui sont là) par des liens faibles. Plaisir du détour, de la discrétion et de la digression, de l'idiorrythmie et peut-être la surprise.