mercredi 6 août 2025

La danse du radium

Pierre Huyghe, Dance for Radium, 2014, Photographie de Mae Fatt

À l’occasion de l'invitation à l’Artist’s Institute de New York en 2014, Pierre Huyghe conçoit Dress For Radium Dance, une robe phosphorescente que la commissaire Jenny Jaskey portera au cours d'une action, le 20 février, interprétant la Radium Dance créée en privé, en 1904, par Loïe Fuller au théâtre Sarah-Bernhardt à Paris. Les photographies sont issues de cette performance, actualisant une danse mythique dont aucun document ne nous est parvenu, sinon le récit par la danseuse elle-même de sa fascination pour la découverte du radium et du phénomène radioactif.

Si le radium offre à nos yeux ces choses que nous ne pouvons voir (tel l'atome), écrit Loïe Fuller, sa portée sera incommensurable pour les matérialistes, eux qui disent : "Je crois ce que je vois". S'il permet de visualiser l'âme quittant le corps en l'enregistrant sur une plaque photographique, s'il constitue un moyen pour photographier à l'intérieur de notre imagination afin que l'œil y voie, que ne croirons-nous pas, nous, matérialistes qui pensons que seules les choses que nous percevons avec nos sens humains sont réelles ?
Loïe Fuller, Lecture on Radium (Conférence sur le radium), janvier 1911


Traces radioactives des doigts Marie Curie sur le cahier de laboratoire 1904-1906 - Marie Curie, Une coupelle contenant du bromure de radium photographié dans l’obscurité, 1922
Henri Becquerel, plaque photographique impressionnée par de l'uranium dans le noir d'un tiroir, 1896

Nous avons eu une joie particulière à observer que nos produits concentrés en radium étaient spontanément lumineux. Pierre Curie qui avait souhaité leur voir de belles colorations, dut reconnaître que cette particularité inespérée lui donnait une satisfaction supérieure à celle qu’il avait ambitionnée. (...) Il nous arrivait le soir après dîner de jeter un coup d’œil sur notre domaine. Nos précieux produits pour lesquels nous n’avions pas d’abri étaient disposés sur les tables et sur des planches ; de tous côtés on apercevait leurs silhouettes faiblement lumineuses, et ces lueurs qui semblaient suspendues dans l’obscurité nous étaient une cause toujours nouvelle d’émotion et de ravissement.
Marie Curie in Pierre Curie, 1924 

On enveloppe une plaque photographique Lumière, au gélatino-bromure, avec deux feuilles de papier noir très épais, tel que la plaque ne se voile pas par une exposition au Soleil, durant une journée. On pose sur la feuille de papier, à l’extérieur, une plaque de la substance phosphorescente, et l’on expose le tout au Soleil, pendant plusieurs heures. Lorsqu’on développe ensuite la plaque photographique, on reconnaît que la silhouette de la substance phosphorescente apparaît en noir sur le cliché. (Henri Becquerel)

Mais un jour de mauvais temps, Becquerel range la plaque préparée dans un tiroir en attendant une éclaircie. Deux jours plus tard, le soleil ne venant pas il développe la plaque non exposée. Et découvre que dans le noir total, les sels d'uranium ont impressionné la surface sensible sans aucune source de lumière extérieure. C'est la radioactivité !

Loïe Fuller, La Danse serpentine, film Lumière, 1mn, 1897-99

En 1898, l'année où Marie Curie annonce la découverte du radium, Loïe Fuller installe, dans sa propriété parisienne, un laboratoire où elle effectue des recherches sur les effets lumineux. Elle y teste de nouvelles gélatines colorées pour les projecteurs mais aussi des colorants textiles qui accentuent la fluorescence ou les sels d’argent disposés en pastilles sur ses costumes de tissu noir. Dans l’obscurité, les pastilles devenaient scintillantes, la phosphorescence renforçant l’illusion de ne voir que des points dansants sur scène. 

Loïe Fuller se rapproche de Marie et Pierre Curie après avoir lu dans les journaux des articles sur leurs travaux sur le radium, que l’on décrit comme lumineux. Avec la découverte du radium, Loïe Fuller imagine déjà de nouveaux effets à sensation, et demande aux Curie de l’aider à concevoir des « ailes de papillon au radium » qui brillent dans le noir grâce aux pouvoirs luminescents de cette substance. Les scientifiques lui expliquent qu'elle devra se passer de l'élément radioactif – dangereux et bien trop onéreux pour être utilisé à des fins de divertissement. Ils l'aident cependant à comprendre le fonctionnement de la lumière ultraviolette.

"Le professeur Curie plaça sur le chemin du rayon un verre transparent rempli d'eau. Le verre et l'eau furent illuminés d'une lumière bleu foncée […]. En un instant, je réfléchis à comment je pourrais transférer les merveilleux éléments de cette poudre à une robe, de façon à pouvoir le montrer au monde."
Loïe Fuller crée la Danse ultra violette en utilisant la poudre dont les Curie font usage pour mettre en évidence les rayons ultra-violets.

En mai 1904, elle présente un spectacle privé au théâtre Sarah-Bernard de Paris, en hommage au couple Curie, qu’elle intitule La Danse du radium. La création originale de La Danse du radium de Loïe Fuller reste méconnue faute d’archives imagées. 

Radium Girls, La bataille judiciaire de Catherine Wolfe Donohue, jusqu'en 1938

Pendant la Première Guerre mondiale, des centaines de jeunes femmes ont été employées, aux États-Unis, dans des usines horlogères pour peindre au radium des cadrans phosphorescents. Ces ouvrières qui épointaient leurs pinceaux de leurs lèvres brillaient littéralement dans le noir et allaient souffrir de très graves pathologies. Elles menèrent une course contre la montre judiciaire pour faire reconnaître la responsabilité de leurs employeurs. Leur lutte, qui les fit connaître comme les Radium Girls et leur mort changeront à jamais la vie des travailleurs américains. 

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radium girls, récit (françoise goria)

Employées par centaines dans des usines horlogères.
Pour peindre au radium des cadrans phosphorescents.
Elles brillaient dans le noir.
Elles allaient souffrir.

10 avril 1917.
Grace Fryer, 18 ans, est embauchée par United States Radium Corporation (USRC).
Dans une usine horlogère à Orange, New Jersey.
Les États-Unis sont entrés en guerre.

Elle peint des cadrans de montres au radium.
Marie Curie, il y a 20 ans.
Un métier d'élite pour les pauvres ouvrières.
Un salaire trois fois supérieur à la moyenne en usine.
On peut monter en grade.
Faire partie des 5% de femmes les mieux payées du pays.

Des adolescentes.
Leurs petites mains parfaites pour l'ouvrage délicat.
Elles se passent le mot.
Des rangées de sœurs travaillent les unes à côté des autres.

La phosphorescence.
L'attrait.
Le soir, quand elles sortent de l'usine, elles brillent dans le noir.
Filles fantômes.
Elles portent leurs robes de bal au travail pour rayonner ensuite sur la piste de danse.
Elles recouvrent leurs dents de radium.
Sourire étincelant.

Les cadrans de 3 centimètres de diamètre.
Un trait le plus fin possible.
Elle affine la pointe du pinceau dans sa bouche.
Le marquage aux lèvres.
Des centaines de fois par jour.
Avalant un peu de la peinture verte.

Est-ce que ce truc est nocif ?
N'aie pas peur, ce n'est pas dangereux.
Oui Marie Curie brûlée.
Des gens morts empoisonnés.
Les hommes qui manipulent le radium dans les laboratoires portent des tabliers de plomb.
Les extrémités de leurs pinces sont en ivoire.
Les jeunes filles
Elles.
Pas de protection.
Un peu de radium c'est bon pour la santé.
Avaler de l'eau au radium ça donne du peps.
Les sous-vêtements au radium tiennent plus chaud.
Crèmes et poudres de riz radioactifs.
Astringent et bactéricide, il stérilise la cavité buccale, prévient la carie et laisse dans la bouche une délicieuse impression de fraîcheur.
Une nouvelle énergie de vie.
Une mousse merveilleuse et un nouveau goût agréable.
Des affaires lucratives.
Les signaux d'alarme ignorés.
Cette peinture te donnera bonne mine.

15 mai 1922.
Mollie Maggia tombe malade et quitte l'atelier.
Qu'est-ce qui cloche chez elle.
Une rage de dent.
On l'arrache.
Une autre, on l'arrache.
Des dents manquantes.
Fleurs noires, rouges et jaunes à la place. 

(lire la suite)

Aline Bovard Rudaz, Cherche RADIUMINEUSE, 2025


dimanche 1 juin 2025

Face à la destruction

Gustav Metzger, Historic Photographs : To Walk Into - Massacre on the Mount, Jerusalem, 8 October 1990 et To Crawl Into - Anschluss, Vienna, March 1938
Les images sources de la série Historic Photographs de Gustav Metzger, montrent l'Holocauste nazi, le conflit israélien au Moyen-Orient, la guerre du Viêt Nam, l'attentat à la bombe d'Oklahoma City, la profanation de Twyford Down ou le conflit en Serbie ou dans l'ex-Yougoslavie. Dans toutes ces images on voit l'humanité en péril, son sort entre ses propres mains, qu'il s'agisse de la guerre, du terrorisme ou de la destruction de l'environnement, guidée par le fanatisme, le dogme, la cupidité ou l'absence de croyance. "Nous voulons des monuments dédiés au pouvoir de l'homme de détruire toute vie." 

Dans chaque œuvre de la série Historic Photographs, une photographie de presse est considérablement agrandie puis masquée par un drap, un rideau ou un écran de planches de bois, de briques … Par ce dispositif, Metzger tente de réévaluer une image très connue en empêchant physiquement le spectateur de l'appréhender de manière passive, le forçant même à partager partiellement l'agression dont il est question. Le spectateur fait l'expérience de l'image. C'est un engagement physique qui est sollicité. 

"En 1970, lors d'une visite d'État en Pologne, Willy Brandt, alors dirigeant de l'Allemagne de l'Ouest, s'est agenouillé publiquement, devant un monument commémorant le soulèvement du ghetto de 1943. J'offre à chacun la possibilité de s'agenouiller devant l'histoire... d'accepter la lourdeur, le poids de l'histoire, d'entrer dans le passé et de s'y confronter."

Gustav Metzger, Historic Photographs : To Crawl Into - Anschluss, Vienna, March 1938, 1996/2021, photographie noir & blanc sur PVC et couverture en coton, 315 x 425 cm
Gustav Metzger, Historic Photographs
To Crawl Into - Anschluss, Vienna, March 1938 est composée d'une photographie de presse, prise peu après l'annexion de l'Autriche à l'Allemagne nazie en mars 1938, qui montre des hommes, des femmes et des enfants juifs contraints de laver les rues de Vienne sous le regard de leurs concitoyens. La photographie est ici agrandie à plus de treize mètres carrés — les personnages y sont plus grands que nature — et elle est montrée au sol, recouverte d'un drap de coton jaune. Pour la voir, le spectateur doit se mettre à quatre pattes sous le drap, rejouant ainsi les postures des personnes juives photographiées. La taille et le contact direct, la trop grande proximité rendent impossible d'appréhender l'image dans son ensemble. Peut-on même la voir dans ce dispositif, n'est-on pas plutôt soi-même destiné à être vu ?

La pratique de Gustav Metzger (1926-2017) est indissociable de l'Histoire, à la fois personnelle et collective. Né dans une famille juive de Nuremberg en 1926, à l'âge de douze ans, lui et son frère sont envoyés en Grande-Bretagne dans le cadre du mouvement des enfants réfugiés. Ses parents et ses deux sœurs aînées sont déportés en Pologne où ses parents disparaissent en 1943. Dans les années 1980, Metzger aborde explicitement l'Holocauste.

Gustav Metzger, Historic Photographs : To Walk Into - Massacre on the Mount, Jerusalem, 8 October 1990 -1996/2024

To Walk Into - Massacre on the Mount, Jerusalem, 8 October 1990, (1996/2011) est une image en noir et blanc tirée du journal italien l'Unità. Elle a été prise à la mosquée Al-Aqsa à Jérusalem où le 8 Octobre 1990, les forces de sécurité israéliennes ont ouvert le feu sur des civils palestiniens faisant 21 victimes. Le lourd et vaste rideau de lin occulte l'image engageant le visiteur à un travail de dévoilement toujours partiel et à une proximité inhabituelle avec une image de cette taille. Du fait de son échelle et et sa "couverture" la photographie ne peut être abordée que physiquement, enveloppant son "spectateur" et lui ôtant tout contrôle sur la vision de faits que d'ordinaire les médias mettent entre nos mains et rendent disponibles à la manipulation.

Gustav Metzger, Historic Photographs : Liquidation of the Warsaw Ghetto - 19 April 19, 28 days, 1943, 1995
Gustav Metzger, Historic Photographs

Le rideau que l'on disposait devant une peinture au XVIe siècle avait une fonction de protection de l'image et tenait lieu d'une promesse de délectation. Mais l'art autodestructif tel que l'a promu Gustav Metzger sert à mettre en évidence et à éveiller les consciences face à un processus de destruction généralisé. En acceptant de franchir un obstacle pour essayer de voir une image intolérable devenue démesurée, on renverse un processus, ce n'est plus le monde miniaturisé qui nous arrive grâce aux médias, qui nous est livré à domicile, c'est nous qui sommes au monde.

Gustav Metzger, Historic Photographs : To Walk Into - Massacre on the Mount, Jerusalem, 8 October 1990 et To Crawl Into - Anschluss, Vienna, March 1938

 Il faut que la photographie suinte à travers les matériaux qui la recouvrent.

jeudi 22 mai 2025

Faits d'armes - Faire ses armes (3)

Pino Pascali, Armi, 1966
La série Armi de Pino Pascali est montrée à la Galerie Sperone, à Turin, en janvier 1966. Il présente de fausses armes faites d’objets récupérés (carburateur de voiture, tube hydraulique, roues de camion, pistons, etc.) et, pour les parties manquantes, d’éléments en métal ou en bois, le tout assemblé et peint en vert kaki militaire afin de supprimer tout effet d’hétérogénéité des matériaux et créer une image, celle d’une arme véritable, en réalité une sculpture. Pino Pascali est revenu, par écrit, sur la notion d’image, au centre de sa réflexion de sculpteur : 

Dans une civilisation de consommation, les images ressemblent (faussement) à des symboles et créent ce phénomène typique que je définis comme «rhétorique de l’image». C’est la raison pour laquelle j’ai choisi le «canon», la «bombe», les armes. Il existe toute une représentation symbolique que la peinture figurative a utilisée à son maximum en se déconnectant de l’objet. Plus le sujet est entouré de cette épaisseur rhétorique, plus c’est important pour moi de «le récupérer». […] Je pense que le problème consiste à repenser l’image de ces attributs ou symboles en les reliant à cette présence de l’objet. C’est pourquoi, par mon action de sculpteur, je cherche à récupérer l’image de consommation du canon et de la bombe. C’est cette présence de l’objet qui m’intéresse, canon = c+a+n+o+n/bombe = b+o+m+b+e. Comme un mot est fait de tant de lettres, mes armes sont faites de tant d’objets. […] Enfin, pour supprimer les différents aspects de tous ces objets, pour réaliser une image d’une seule unité, je les peins avec cette peinture standard de couleur «kaki-olive» qui est utilisée par l’armée. Plus ils semblent vrais, plus la mystification est réussie.

Felix Gonzalez-Torres, "Untitled" (Death by Gun), 1990

Une pile de posters imprimés en noir et blanc. Les visiteurs peuvent emporter les feuilles qui seront renouvelées ou les regarder sur place. On y voit, sous forme de vignettes ou de silhouettes, les visages de 460 personnes. Toutes ont été tuées par armes à feu, aux États-Unis, au cours de la semaine du 1 au 7 mai 1989. Durant cette semaine-là, huit États n'ont pas déclaré de morts par balles. 68 au Texas, 44 en Floride, 40 dans l'État de New York, 30 en Géorgie… Sous chaque vignette, un court texte indique le nom, le prénom, l'âge de la personne, l'État et sa ville de résidence ainsi que les circonstances de sa mort. Felix Gonzalez-Torres a repris une enquête publiée le 17 juillet 1989 dans le Time, "7 Deadly Days" écrit par Ed Magnuson, Joyce Leviton et Michael Riley où sur 28 pages sont publiés les portraits des victimes (ou des suicidés, 216). On y constate l'importance et la banalisation de cette forme de mortalité qui surpasse, par exemple, le nombre de morts (américain) durant la guerre du Viêt Nam. Les victimes sont ceux et celles les plus vulnérables socialement. La question du port d'armes aux usa est posée.

VALIE EXPORT, “Aktionshose: Genitalpanik” (Action pantalon : Panique génitale), 1969
Le 22 avril 1969, pubis apparent et mitraillette à la main, l'artiste autrichienne VALIE EXPORT, alors âgée de 29 ans s’introduit armée dans un cinéma d'art et essais à Munich. Elle déambule entre les rangées de sièges exhibant son sexe sous la mitraillette. La performance s'inscrit dans le projet Expanded Cinema (réalisé en collaboration avec l’artiste Peter Weibel) qui vise à interroger le rôle du spectateur au cinéma. L'année suivante elle réactivera Genitalpanik en placardant le poster dans les rues de Vienne. Une figure de la guérilla au féminin est née.

Niki de Saint Phalle, Tirs, 1961

"Un assassinat sans victime. J'ai tiré parce que j'aimais voir le tableau saigner et mourir."

Entre 1961 et 1963, Niki de Saint Phalle organise des séances de "Tirs". Des "tableaux" sont préparés et fixés sur une planche. Ils sont composés par exemple de morceaux de plâtre, de poches contenant des œufs, des tomates, des berlingots de shampoing et surtout des flacons d'encre colorées. Quand elle tire à la carabine, les poches éclatent sous l'impact des balles et les couleurs et matières dégoulinent en traînées bariolées. Au début, les séances sont organisées avec des amis, Pierre Restany, le photographe Harry Shunk et Daniel Spoerri. Puis en juin 1961, se tient sa première exposition personnelle "Feu à volonté" à la galerie J : c'est là qu'elle met en place officiellement les "Tirs", où les spectateurs sont également invités à utiliser la carabine pour tirer sur les "tableaux".

Chris Burden, Shoot, 1971
Le 19 novembre 1971, dans la galerie californienne F Space, Chris Burden s'immobilise devant un public peu nombreux pour recevoir une balle de 22 Long Rifle dans le bras gauche.

À cette époque, tous les soirs, à la télé, je voyais des gars de mon âge se faire tirer dessus. C'était la guerre du Viêt Nam. Un petit groupe avait monté ce lieu, F Space, dans un ancien local industriel à deux pas de mon atelier. Je savais que je ne pouvais pas aller à l'armurerie du coin pour demander si quelqu'un accepterait de venir me tirer dans le bras pour une performance artistique. Ça n'aurait pas marché. Je devais demander à un ami, quelqu'un qui serait prêt à le faire parce qu'il aimait mon travail. La balle devait frôler mon bras, m'égratigner et une goutte de sang coulerait le long de mon bras. C'était l'idée.
Il se tenait à environ 4,5 mètres de moi. Il m'a demandé si j'étais prêt. Je me suis raidi, j'ai écarté un peu mon bras gauche pour qu'il puisse tirer.
Finalement ce fut une blessure superficielle. La balle de 22 a traversé mon bras et en est ressortie. C'était comme heurter la tôle d'un semi-remorque sur l'autoroute. J'ai senti mon bras emporté par une force énorme. J'étais pâle et je me suis mis à trembler un peu. On m'a transporté à l'hôpital, j'ai dit à la police que c'était un accident. Je ne pense pas qu'ils m'ont cru un seul instant. Ils ont probablement pensé que ma femme m'avait tiré dessus et que je ne voulais pas porter plainte. Je crois que je voyais ces performances comme un moyen de contrôler les événements. Ou plutôt elles devaient me donner l'illusion que je pouvais contrôler les choses.


Francis Alÿs, Re-enactments, 2002

Dans Re-enactments, l’artiste est filmé en train de déambuler dans les rues de Mexico, un Beretta chargé à la main. Près de cinq minutes s’écoulent avant que la police ne le remarque et ne l’arrête. Aucun passant n’avait aperçu l’arme à feu, leur attention étant accaparée par la caméra. Francis Alÿs a ensuite demandé aux officiers de police la permission de rejouer cette balade armée et l’arrestation. La deuxième vidéo est donc identique à la première, si ce n’est qu’elle est mise en scène. Les deux documents sont projetés côte à côte. Puissance du spectacle dans la société contemporaine : un homme armé est autorisé par la police à se balader dans les rues pour faire un film.

voir le film : ici

Les autres épisodes :

Ray Gun - faire ses armes (1)

Faire ses armes (2)

 

lundi 12 mai 2025

La sirène

Richard Prince, Collected Writings, 2011
La sirène

À New York, j'embarque sur un bateau vers la France, j'ai 18 ans. C'était un petit bateau de croisière italien, bourré d'étudiants. Le premier jour nous avons traversé un ouragan. Tout le monde était malade. Nous étions huit jeunes par chambrée. Nous étions tous étrangers. Il y avait beaucoup à boire, beaucoup de fêtes. J'ai rencontré une fille de l'Université du New Hampshire. On s'est beaucoup embrassés. Quand nous avons accosté au Havre, il y a eu un appel. Il manquait une personne. Une fille. Elle avait dû tomber par-dessus bord au milieu de l'Atlantique. Ça aurait pu arriver facilement et ça aurait été facile de ne rien voir. Je pense encore à cette fille, gesticulant sur-place, avec sa main qui s'agite en l'air, ses vêtements et ses cheveux mouillés, désemparée et regardant le bateau s'éloigner.
Richard Prince, Collected Writings, 2011

Richard Prince, Instagram, 2014

Richard Prince, Exposition New Portraits, Galerie Gagosian, 2015

New Portraits

En 1984, j'ai fait des portraits.
Je l'ai fait d'une manière différente. D'une manière qui n'avait rien à voir avec la tradition du portrait. Si vous vouliez que je fasse votre portrait, vous deviez me donner au moins cinq photographies qui avaient déjà été prises de vous, qui étaient en votre possession (vous les aviez, elles étaient à vous) et, plus important encore, vous en étiez déjà satisfait.
Vous me donnez les cinq que vous aimez et je choisirai celle que moi j'aime. Je la re-photographierai et ce sera votre portrait. C'est simple. Direct. Au point...

Infaillible.

J'ai commencé par mes amis. Peter Nadin. Anne Kennedy. Jeff Koons. Cookie Mueller. Gary Indiana. Colin de Land.
Ils n'ont pas eu à poser pour leur portrait. Ils n'avaient pas à prendre rendez-vous et à venir s'asseoir devant un cyclope ou devant un fond neutre ou sur un tabouret d'artiste. Ils n'avaient pas besoin de se présenter. Et ils ne seraient pas déçus du résultat. Comment le seraient-ils ? Ce n'est pas comme s'ils me donnaient des photos d'eux embarrassantes.

Science-fiction sociale.

Un autre atout c'était la « chronologie ». Si vous aviez la soixantaine et que vous me donniez une photographie prise trente ans plus tôt, et que c'est celle que je choisissais, votre portrait finissait dans une sorte de machine à remonter le temps. Je ne pouvais pas avancer, mais je pouvais reculer dans le temps. Vanité. La plupart des personnes aimaient la version la plus jeune d'elles-mêmes. L'avenir n'avait donc pas vraiment d'importance. La moitié de H. G. Wells valait mieux que pas de moitié du tout.

Qui l'eût dit ?

Après les amis, je suis passé aux gens que je ne connaissais pas.
J'avais accès à la Warner Bros. Records et à leurs fichiers publicitaires. Ces dossiers étaient remplis de papier glacé 8 x 10 des stars du disque qu'ils avaient sous contrat. Laissons tomber la façon dont j'y ai eu accès. C'était il y a longtemps. Disons simplement qu'un gars de l'A&R m'a donné l'accès, la "permission".
J'ai passé du temps au siège de Los Angeles, à Burbank, et j'ai fouillé dans les armoires métalliques pour prendre les "publicités" que je voulais, je les ai ramenées chez moi, je les ai posées devant mon appareil photo et j'ai fait une nouvelle photo. La première que j'ai faite était celle de Dee Dee Ramone.
Puis j'ai fait Tina Weymouth, Tom Verlaine, Jonathan Richman, Laurie Anderson. J'ai fait les deux filles de B-52s.
Ne pas connaître ces personnes, ne jamais les avoir rencontrées, ni leur avoir parlé, mais pouvoir quand même faire leur portrait, ça m'a enthousiasmé. Satisfaction. J'ai passé des semaines dans le sous-sol de la Warner Bros. Je pensais avoir un atout. Ma méthode, si on peut l'appeler ainsi, était beaucoup plus souple que la manière habituelle de réaliser des portraits. Je n'avais pas besoin de studio. Une chambre noire. Un réceptionniste. Un calendrier. Du maquillage. Des stylistes. Je n'avais pas à m'occuper d'agents ou de la "personnalité", bonne ou mauvaise, du modèle. Mes frais étaient minimes et je pouvais faire le portrait tout seul.

Tout seul. C'est ce qu'il y a de mieux.

Pourquoi Je Vais Seul au Cinéma.

Au début, j'ai pensé que ça pouvait devenir un business.
Jusqu'alors, aucune de mes œuvres ne se vendait... ou ne se vendait suffisamment bien pour que je puisse en vivre. Je venais de quitter mon emploi à Time Life l'année précédente et j'essayais de m'en sortir en vivant près de Venice Beach à Los Angeles... partageant une maison avec trois colocataires et vivant des ventes occasionnelles que Hudson, mon ami de Chicago, réalisait en vendant mes dessins "humoristiques".
L'idée d'un « business du portrait » me semblait bonne. Qui ne voudrait pas de son portrait ainsi réalisé ?
J'ai continué à faire des amis. Paula Greif. Dike Blair. Myer Viceman. J'ai réalisé le portrait de tout ceux de Wild History, un livre que j'ai préparé pour Tanam Press sur les écrivains du centre-ville. Le portrait de l'auteur accompagnait sa contribution. Wharton Tiers. Spalding Gray. Tina L'Hotsky.
À la fin de l'année 84, c'était fini.
Je ne sais pas si c'est par manque d'intérêt pour moi ou pour les autres (Mon énergie s'est évaporée.) J'étais incapable de convaincre les gens à passer commande. C'était une bonne idée, mais après en avoir réalisé une quarantaine, je les ai mis dans un tiroir et je suis passé à autre chose. Ennuyé ? Fébrile ? Je ne sais pas. Disons simplement que ça n'a pas décollé.

On s'en tient là.

Mes dessins humoristiques sont devenus des blagues et les blagues ont commencé à tout envahir. En fin de compte, je pense que la plupart des gens préféreraient que leur portrait soit fait par Robert Mapplethorpe.

Trente ans. Le temps passe.

Les réseaux sociaux.

En regardant par-dessus l'épaule de ma fille, j'ai vu qu'elle faisait défiler des photos sur son téléphone. Je lui ai demandé ce qu'elle regardait. "C'est mon Tumblr". "C'est quoi un Tumblr ?", ai-je demandé.
C'était il y a... quatre ans ?
Il y a environ trois ans, j'ai acheté un iPhone. Quelqu'un m'avait montré les photos que l'on pouvait prendre avec le téléphone. J'avais abandonné la photographie après la disparition des diapositives couleur. J'ai essayé le numérique, mais je n'ai pas réussi à m'adapter. Je n'ai jamais aimé trimbaler un appareil photo et, de toute façon, je faisais de la peinture et de la gravure à l'encre... l'idée d'utiliser un gros appareil photo encombrant avec toutes ses courbes et gadgets, ce n'était pas pour moi.

Entre le marchand de sable.

L'iPhone était exactement ce qu'il me fallait. Je n'arrivais pas à croire à quel point il était facile de viser et de prendre des photos. Pas besoin de faire la mise au point. Pas besoin de charger la pellicule. Pas de ASA à régler. Ni besoin de choisir la vitesse. La clarté...

Je pouvais voir à des kilomètres.

Les photos prises étaient stockées dans le téléphone. Quand on voulait les voir, elles apparaissaient sur une grille. Et le mieux, c'est qu'on pouvait envoyer immédiatement une photo à un ami, à un e-mail, à une imprimante ... ou organiser les photos, comme l'avait fait ma fille, et les poster de façon public ou privée.

Quand les mondes s'entrechoquent.

J'ai questionné ma fille pour en savoir plus sur Tumblr. Ce sont tes photos ? Où as-tu trouvé celle-là ? As-tu eu besoin d'une autorisation ? Comment as-tu fait ce cadrage ? Tu peux les supprimer ? Vraiment ? C'est quoi ces "followers" ? Qui sont-ils ? Tu les connais ? Et si tu ne veux pas partager ? Tu as combien d'amis qui ont un Tumblr ?

Ce qui est à toi est à moi.

(…)

Richard Prince, Exposition New Portraits, Galerie Gagosian, 2015

Richard Prince, Sans titre (Portrait), 2015, impression jet d'encre sur toile, 167x124 cm


jeudi 1 mai 2025

Faire ses armes (2)

Francis Alÿs, Camgun #73, 2008
Les chargeurs des armes de Francis Alÿs sont des bobines de cinéma. On charge ces mitraillettes avec des images. Elles sont posées au sol, parfois leurs courroies en plastique d'un jaune sinueux leur confère une certaine légèreté, voire élégance. Guerre des images aussi. Fausses armes et fausses images suggérées par l'obsolescence des bobines de film 16 mm. Les Camguns d'Alÿs ont été en partie inspirés par les armes simulées utilisées par l'armée zapatiste lorsqu'elle est apparue sur la scène mexicaine en 1994. Comme les armes en bois des Zapatistes, décrites par la presse comme des jouets ou des répliques d'armes, les Camguns fonctionnent comme des allégories : délibérément symboliques, elles incarnent un désir de remettre en question l'autorité et de contrer la violence. De purs gestes.

Sylvie Réno, Kalashnikov, 2016, carton ondulé

Il y a des périodes, fabriquer quarante kalachnikovs ne lui fait pas peur. Et à la main. Comme ça. Pas forcément parce qu'elle est en colère. C'est sa façon. Elle exécute assez vite ses armes si l'on tient compte du délai de fabrication. Quarante kalachnikovs en quinze jours, c'est raisonnable. En carton les kalachnikovs. (... ) Elle reproduit des armes en carton. Ce qui est destiné à détruire sera fragile. Des chars en carton. Des navires de guerre en carton. De ce carton dont nous sommes entourés. Elle a choisi la légèreté. La légèreté et l'éphémère. Ce qui dure lui pèse maintenant. Le lourd lui pèse. (…) D'abord des esquisses, des croquis. Beaucoup de gabarits et de maquettes. Puis des catalogues pour la précision. Elle utilise de la documentation. Elle accumule les revues sur les armes, les revues pornographiques, les ouvrages techniques sur les bateaux de guerre, les revues d'animaux, les prospectus publicitaires.
Jean-Pierre Ostende, catalogue Lundi jamais (Sylvie Réno), 1998

Richard Baquié, Pistolets, 1983 - Mitrailleuse, 1989
Richard Baquié travaille spécifiquement à dépecer, dénombrer, sélectionner les différentes composantes d'une Vanité à la mesure d'un monde révolu. "La faillite de la représentation, c'est l'approche d'un état de guerre. Chez un artiste, l'acte est souvent désespéré et violent… Suis-je un artiste terroriste ou un terroriste artiste ?" Le bricolage pour l'artiste est une façon de s'inscrire dans un continuum, un ravaudage du tissu social et de l'imaginaire collectif dont les pôles opposés pourraient être la décharge et le musée. Michel Enrici, catalogue Richard Baquié, Mac, Marseille.

Claes Oldenburg, Ray Gun Rifle, 1960

Ray Gun a ses paradoxes : le pistolet à rayon de Claes Oldenburg (ray gun) est à la fois un moyen de survie et un moyen de destruction. Un objet phallique, une arme de défense, d'agression… "La culture américaine, d'abord je la déteste. Mais, je ne cherche ni à l'éviter, ni à l'aimer. J'essaie de trouver ce qu'il y a d'humain en elle."

Étienne-Jules Marey, fusil photographique, 1881
Le fait de photographier (je ne parle pas des photographies à finalité esthétique ou expérimentale) ressemble à un assassinat, au couperet de la guillotine qui, grâce à un ingénieux système de ficelles, nous tire le portrait une fois pour toute - on appelait d'ailleurs "photographe" l'aide bourreau qui maintenait, pendant une exécution, la tête du condamné en dehors de la lunette de la guillotine. J'ai toujours trouvé beaucoup de sens à un épisode du Lotus bleu, de Hergé, où un bandit chinois, sous prétexte de photographier Tintin et son nouvel ami Tchang, dirige à partir de son dispositif photographique non pas un flash mais une rafale de mitraillette : "Haut les mains, bandit, réplique Tintin qui n'est que blessé et possède un revolver, ou je vous "photographie" à bout portant".
Clément Rosset, Fantasmagories, p.33-34, éditions de Minuit, 2006

André Robillard, sans titre (Fusil Chinois), 1985
Dubuffet fait don de sa collection à la municipalité de Lausanne. Le musée de l'Art brut voit le jour en 1976. André Robillard reçoit alors une carte postale de son directeur représentant un de ses fusils. C'est le déclic. Il se remet au travail et ne cessera plus de construire des armes, «pour tuer la misère» et «pour passer le temps», souligne-t-il. «L'art l'a sauvé», assure Philippe Lespinasse.

Francis Alÿs, Camgun # 63, 2005-2006
Cette série d'assemblages a été réalisée lorsque l'artiste « explorait l'idée de la caméra comme arme » pour sa vidéo El Gringo, mais les jeux d'enfants tiennent une place significative dans le travail de l'artiste.
Imiter la sirène d'alerte fait aujourd'hui partie des jeux des enfants en Ukraine :
Siren de Francis Alÿs : ici


Daniel Dezeuze, Armes de poing, 1986-1989 (40 pièces)

Ce ne sont pas des armes de collection. Ces armes sont faites dans certaines conditions. C’est vrai que l’activité manuelle ou physique qui s’y trouve concentrée a une grande importance pour moi. L’aspect nombreux est également très important. Mais aussi l’aspect anachronique. Ce sont des armes sans pouvoir réel. Les exhiber, c’est montrer qu’elles sont inoffensives. C’est parce qu’elles appartiennent à une époque révolue de l’arme qu’il m’est possible, en toute liberté, de les traiter. Elles contiennent un nœud, une énergie ramassée, à la portée de tout le monde. Daniel Dezeuze

Susan Graham, My Dad's Gun Collection, Pistolet à un coup 223 Thompson Center Contender (avec lunette), porcelaine émaillée

Collection de fusils de mon père est une série qui vient du souvenir que j'ai gardé d'un fusil de mon père que j'ai vu alors que j'étais très jeune. J'ai appelé mon père et je lui ai demandé de me donner une liste des armes qu'il possède. J'ai vu qu'il en avait 14 en tout et que cette collection reflétait les différents usages d'une arme à feu dans la culture américaine. Les carabines et les fusils sont destinés à la chasse, tandis que les armes de poing reflètent la peur d'un intrus ou d'un danger — on les achète pour se protéger. Une ou deux de ces armes sont probablement des objets de collection. J'ai commencé à fabriquer des fusils. J'avais déjà travaillé la sculpture avec des matériaux délicats tels que le sucre et la porcelaine, leur blancheur et leur fragilité confère à tout ce que je réalise ainsi une qualité éthérée. (…) Ces sculptures d'armes sont en dentelle, blanches et légères (…) Le message contradictoire envoyé par un objet dangereux comme un pistolet fabriqué dans un matériau fragile comme le sucre ou la porcelaine est le reflet de mes propres sentiments contradictoires de désir, de nostalgie et d'appréhension à l'égard des armes à feu.

 Ray Gun, faire ses armes (1)

mercredi 2 avril 2025

De la toile

Rembrandt, Le Syndic de la guilde des drapiers, 1662

Vous êtes fait ! Le tableau impliquant (des comptes) alors ? (on attend une explication) le spectateur (le solliciteur) hors-champ (il reviendra) les pauvres (les requêreurs) ne sont plus dans le tableau (ils en sont hors) pauvre de toi, les manquants (les mendiants) une partie requérante invisible (plurielle) refaite (on les a eus) ce tableau à complément (il attend le hors lui) on y est. Dans les fictions théoriques (on y fait l'aumône) fraise ou auréole, on sucre la vérité (réconfort) pratique (approximatif) peu ou prou, comme si ! (autant dire) c'est à dire ? (répondez !) la renommée dore les choses (parfum, sirop, câlins) réconfort, tout en habit de velours (semblance et plaisance : ça flotte) «plausible» de la poudre aux yeux ! du clinquant ! (vous n'en êtes pas) du clos (l'en soi les éclats) ça y est. Le tableau impliquant (vous êtes fait !) la table mince (en perspective) une transaction (une ruse) là-dedans, ils parlent (les index le disent) ça montre que ça parle mais les mots sont tus (une cachette) le mouvement des extrémités (un indice) tel vagabond qui est pris (impliqué) dans la langue des calculs (combine) compte tenu des choses (on s'y fie : foutu) l'apparence (du faux) cette menue monnaie (fretin) il la faut (quelle distribution!)

ManRay, Rossellini-Langlois-Renoir, 1955

Le film de André S. Labarthe, La Photo, 2014 - 16:35 : ici
 
Les insoumuses collectif fondé en 1974 (Carole Roussopoulos, Delphine Seyrig et Ioana Wieder)

samedi 29 mars 2025

De la mer Rouge à la mer Noire

Francis Alÿs, Watercolor, Trabzon, Turkey - Aqaba, Jordan, 2010, 1"20 min

Vidéo documentation d'une action au cours de laquelle Francis Alÿs prélève un seau d'eau à Trabzon en Turquie dans la mer Rouge et la rejette à Aqaba en Jordanie dans la mer Noire.

voir la vidéo

Klaus Rinke, Sixty Liters of Ladled Rhine Water Kaub, Allemagne, 1969, 100 x 70 cm

mardi 18 mars 2025

Ray Gun - Faire ses armes (1)

Claes Oldenburg, Ray Guns, 1960-1977
Claes Oldenburg, Ray Guns, 1960-1977 (photo Nathan Rabin)

Claes Oldenburg, Ray Guns, 1960-1977

Claes Oldenburg est collectionneur. Il présenta à la Documenta 5 en 1972, en Allemagne, le Mouse Museum, une structure couverte d'étagères dans laquelle les visiteurs pouvaient entrer et observer des dizaines et des dizaines de petits bibelots américains ordinaires et bon marché, disposés de manière très minutieuse. À côté des objets trouvés, il y avait aussi de petits objets fabriqués par Oldenburg à l'atelier. On avait là des objets à mi-chemin entre objets trouvés et œuvres d'art. Nombre d'entre eux ont servi de point de départ à de futures œuvres.

Le Mouse Museum est conçu comme une tête de souris géante. On y entre par le nez. La première Geometric Mouse a fait son apparition en 1969, dans l'atelier d'Oldenburg à New Haven. Elle persistera dans toute son œuvre. "C'est une sorte d'antidote à Mickey Mouse, que j'ai réalisé en plusieurs tailles. Mickey Mouse est doux, câlin et tout en courbes. La Geometric Mouse, elle, n'a pas de courbes. Elle somnole et a les yeux pleins de larmes. Elle représente l'activité mentale alors que Mickey Mouse est là pour distraire."

Comme tous les musées, le Mouse Museum a vite eu besoin de s'agrandir. En 1977, Oldenburg y ajoute l'aile des "pistolets à rayon" (Ray Gun Wing), elle abrite sa collection d'objets en forme d'angle droit qu'il appelle les Ray Guns. Les Ray Guns viennent en partie d'une bande dessinée de science-fiction dans laquelle une super arme pouvait dissoudre instantanément n'importe quelle cible, super héros ou super bandit.
"Si vous épelez Ray Gun à l'envers, ça fait "Nugyar", ce qui est très proche de New York !"

Martin Friedman (in mouse mask) interviewing Claes Oldenburg at the Walker Art Center, Minneapolis, 1975. Photo Eric Sutherland
Claes Oldenburg, Geometric Mouse et Mouse Museum

Ray Gun apparaît dans les notes d'Oldenburg dès 1959. À la fin de l'année, il réfléchit à ouvrir la Ray Gun Gallery, des dessins et objets Ray Gun sont matérialisés. Dans le contexte prégnant de l'Expressionisme abstrait, il ne peint plus, il pense en termes d'art figuratif. Ray Gun désigne une personne (peut-être son double), un nom (peut-être tiré de n'importe quel série télé), et un objet (peut-être un jouet ou un phallus). C'est l'emblème d'une transition vers un art des objets, en trois dimensions. Mais avant tout, cette tridimensionnalité sommaire fait de l'objet un substitut du corps humain.

L'apparence du Ray Gun résout beaucoup de problèmes, c'est une forme simple et évidente qui renvoie à un objet réel sans s'y confondre, en gardant ses distances avec la réalité. En inventant Ray Gun, Oldenburg greffe ensemble figure et objet. C'est une libération. C'est la revendication d'une puissance brute et nouvelle ouvrant à un art authentique et trivial. Ray Gun est tiré des jeux d'enfant, c'est un compagnon secret qui n'est pas un héros mais un objet rêche et basique, sans passion. Avec Ray Gun, le héros a tourné maboule, l'artiste avance masqué. "J'aime la suie et le torride". En fait, on est fatigué des surfaces plates à quatre côtés. Le but de Ray Gun est de rendre humains des objets à première vue hostiles.

Des Ray Gun Poems sont distribués à la Judson Gallery. Oldenburg, Jim Dine, Al Hansen, Dick Higgins, Allan Kaprow, and Robert Whitman proposent des performances Ray Gun. Au cours de son premier happening, Snapshots from the City, Oldenburg joue une suite de tableaux brièvement sortis de l'obscurité par un flash de lumière et représentant des scènes telles qu'on peut en croiser dans la rue. L'art Ray Gun est aussi "un art social : c'est le véritable art : la forme comme idée". Ray Gun a ses propres règles : "l'extraordinaire vient de l'ordinaire" et ses paradoxes : le pistolet à rayon (ray gun) est à la fois un moyen de survie et un moyen de destruction. Un objet phallique, une arme de défense, d'agression…Oldenburg se reconnaît dans ces ambiguïtés et Ray Gun devient la métaphore d'un nouvel art. "La culture américaine, d'abord je la déteste. Mais, ni je cherche à l'éviter, ni je cherche à l'aimer. J'essaie de trouver ce qu'il y a d'humain en elle."

Avec l'invention de Ray Gun, Oldenburg va basculer de The Street à The Store, d'une implication dans une forme pessimiste de violence toute urbaine à un lieu positif qui fait allusion à l'érotisme, à la profusion, aux joies et plaisirs disponibles pour tous. Annonçant que "Tous verront comme Ray Gun voit", il prévoit que les objets, les événements, les forces naturelles et les lieux seront transformés et refondus à l'image de l'artiste. L'artiste étant un grand mésomorphe mou, le plâtre dur des objets de The Store sera remplacé par les formes souples et flexibles de la sculpture molle. Là où l'instinct est reconnu, où le refoulé a été libéré les individus satisfaits et détendus, travaillent, commercent et jouent ensemble. L'art a réintégré la société. L'artiste règne non pas par la peur mais par l'amour, il esquisse le Teddy Bear Monument pour Central Park. Les pouvoirs cathartiques et métamorphiques de Ray Gun transformeront le pays de la violence et de l'injustice sociale en un pays de plaisir, de satisfaction naturelle et d'abondance. Oldenburg est un utopiste, il rêve l'Amérique. La réalité et le fantastique fusionne en un continuum.
Ray Gun est une belle fiction qui aura donné, un temps, la possibilité de triompher aux forces de la vie face à la volonté collective de destruction.

(rédigé à partir du texte de Barbara Rose paru dans Artforum en novembre 1969)

Oldenburg, Certified Ray Guns, 1876-1978


Certified Ray Guns est une série de photographies en noir et blanc prises dans les rues de New York et de Chicago par Claes Oldenburg, Nathan Rabin et Tom van Eynde.