dimanche 7 avril 2024

Polaroïd et gazinière


James Welling, Polaroïd, 1976
James Welling, Polaroïd, 1976

En septembre 1975, Bart Thrall, un de mes amis, m'a prêté son appareil Polaroid 450. Je l'ai utilisé pendant quelques semaines, jusqu'à ce que l'obturateur se détraque et que bêtement j'essaie de le réparer. N'essayez jamais de réparer un obturateur. Après avoir acheté un nouveau Polaroïd à mon ami, je me suis donc retrouvé avec un appareil sans obturateur. En janvier 1976, j'ai compris que je pouvais encore prendre des photos avec cet appareil en le montant sur un trépied et en utilisant le bouchon de l'objectif pour contrôler l'exposition. C'est ce que j'ai fait et, pendant les quatre mois qui ont suivi, j'ai réalisé des photos polaroïd dans mon atelier, dans le restaurant où je travaillais et dans la maison de mes parents dans le Connecticut. Les prises de vue se sont poursuivies jusqu'en octobre, au moment où j'ai exposé les photographies à l'Arco Center for visual Art dans le centre de Los Angeles. Une semaine après le vernissage, j'ai acheté un véritable appareil photo, une chambre 4 x 5 inch, en bois.

Tous ceux qui connaissent les films polaroïd, savent qu'il y a une grande différence entre les couleurs réelles et les couleurs qu'ils sont capables d'enregistrer. Sur la plupart des films polaroïd la saturation est faible et les couleurs verdâtres. En étudiant attentivement la fiche technique fournie avec le film, je me suis rendu compte que la température de développement était extrêmement importante pour le rendu des couleurs. En gardant ça en tête, j'ai commencé à développer les polaroïds sur ma cuisinière à gaz. Chauffer le film à plus de 38 degrés me permettait d'obtenir des couleurs vives, mais je devais me limiter aux endroits où j'avais accès à une gazinière, c'est-à-dire chez moi ou au restaurant.

Les photos que j'ai réalisées dans mon atelier montrent des coins ou des fragments de choses. Pour certaines d'entre elles, comme Bike at Night, j'ai réfrigéré le film pendant le traitement afin de réduire la température et d'accentuer la dominante verdâtre de mes lampes fluorescentes. Parmi ces polaroïds d'atelier, il y a de nombreuses photographies de mon vélo vert à dix vitesses. Huit mois plus tard, ce vélo m'emmenait vers Los Angeles Ouest avec mon nouvel appareil photo sur son trépied attaché sur le porte-bagages. J'étais enfin passé à la photographie sérieuse et je n'étais plus contraint aux intérieurs. Après ces polaroïds faits dans mon atelier, j'allais attendre trente ans avant de travailler à nouveau en couleur, photographiant, cette fois, les fermes de la vallée de l'Hudson pour un projet que mon frère appela : Agricultural Works/Insect Chorus,(Travaux agricoles et chœur d'insectes).   

James Welling, In The Studio Reader, édité par Mary Jane Jacob & Michelle Grabner, Chicago, 2010

James Welling, Polaroïd, 1976



dimanche 31 mars 2024

Une autre, s'il vous plaît

Un dernier moment ensemble avec le photographe à la fin d'Été précoce. Le regard de Ozu sur les gestes qui unissent par-delà l'inexorable départ des filles.
"Ainsi, nous voilà séparés, mais on se retrouvera un jour. On ne pouvait pas rester indéfiniment tous ensemble."
Yasujiro Ozu, Été précose, 1951, film, 124 mn




samedi 30 mars 2024

Peinture d'histoire

Matthew Antezzo, Robert Ryman, The Tate Gallery London, MoMA, New York, Abrams, 1993, p.215, 2001, huile sur toile, 106 x 101 cm - Barry Le Va, Artforum, Feb. 1973, p. 45, 1992, Crayon sur papier, 33 x 22 cm - Olivier Mosset, Exposition de Sculpture, Motiers 1995, p.114, 1998, huile sur toile, 152 x 122 cm
 
Vue de l'exposition Matthew Antezzo, Galerie Nicolas Krupp, Bâle, 2023

Matthew Antezzo, L'Art Conceptuel, Une Perspective, Musée d`Art Moderne de la Ville de Paris, 1989-90, p.89, 1996, huile sur toile, 152 x 178 cm
Depuis la fin des années 90, Matthew Antezzo reproduit, sur de grandes toiles, des photographies extraites de magazines d’art contemporain des années 70, des images de films célèbres ou plus récemment des images trouvées sur internet. Chaque image sélectionnée est reproduite à l'identique, en noir et blanc accompagnée de sa légende originale. On reconnaît, Barry le Va, Frank Stella ou Robert Ryman au travail. Ailleurs des portraits d'artistes tout aussi connus ou bien des œuvres conceptuelles ou encore des vues de vernissages prisés. Le document est donc "promu". Le cercle est fait. Work is a document is a work is a document. Toute une périphérie des œuvres proprement dites est mise en avant et en peinture, parcimonieusement, plusieurs dizaines d'années plus tard. La peinture en tant que médium vérifie ainsi son pouvoir d'élection et de consécration. Ne sélectionnant ici, il est vrai, que le déjà reconnu. C'est une sorte de peinture d'histoire mais peinture d'histoire de l'art voire peinture d'histoire de l'art conceptuel. Le récit de l'époque, que nous entrevoyons, est sans artifice ni montage ou composition. Tel quel que fixé par les images communicantes, qui souvent sont arrivées seules jusqu'à nous, les spectateurs, nous racontant des œuvres à rêver, dématérialisées ou lointaines ou recluses chez les collectionneurs. Contrairement à Mike Bidlo par exemple, Matthew Antezzo ne reproduit pas les œuvres mais leurs entourages et s'il arrive que l'une d'elles soit peinte isolée c'est pour constater qu'elle n'a jamais revendiqué aucune picturalité. Finalement l'artiste nous confronte à la peinture degré zéro qui nous suffit. Un pur geste depuis le mur, un salut, à ce qui circule.

Adrian Piper, Catalysis III, 1970, documentation de la performance, photographie no 3, 41x 41 cm - Matthew Antezzo, www.adrianpiper.com, 2002, Pencil and graphite on paper, 69,9 x 40,6 cm - Mel Bochner, Artforum, December 1972, p. 32, 1991, huile sur toile, 32 X 35 cm
Hollis Frampton, The Secret World of Frank Stella, 1958-1962 - Matthew Antezzo, Frank Stella, New York, 1998, crayon sur papier, 95 x 68 cm


dimanche 17 mars 2024

À cause de l'élevage de poussière

Sophie Ristelhueber, Fait, 71 photographies, 100 x 130 cm, Jeu de Paume, Paris, 2009

Man Ray, Élevage de poussière, 1920
En octobre 1991, six mois après la guerre du Golfe, Sophie Ristelhueber part dans le désert du Koweit. Elle n'est pas reporter et ne cherche ni à témoigner, ni à dénoncer. "Il ne faut pas abandonner le terrain du réel et de l'émotion collective aux seuls reporters, rédacteurs, photographes." "Il est essentiel pour moi, d'aller affronter physiquement la réalité. Au Koweït, j'ai voulu faire corps avec le territoire. Le terrain était aussi miné que celui de l'image." Les images enregistrant les traces du conflit sur le sol ont été prises d'un hélicoptère mais aussi depuis le sol. Le déclencheur avait été une photo aérienne découverte dans le Time Magazine mais Sophie Ristelhueber garde en tête une autre photo qu'elle connaît bien : Élevage de poussière de Man Ray.
 
Sophie Ristelhueber, Fait, détail, 100 x 130 cm, 1992

En passant des vues aériennes au sol, j'ai cherché à faire perdre toute notion d'échelle, comme dans Élevage de poussière de Man Ray et Marcel Duchamp. C'est une image qui me fascine et que j'ai gardée en tête pendant tout ce travail. Cette balade entre l'infiniment grand et l'infiniment petit déstabilise le spectateur. C'est une bonne illustration de la relation que nous avons au monde. Nous disposons de moyens modernes pour tout voir, tout appréhender mais, en fait nous ne voyons rien. Même si certaines images s'apparentent à des coupes au microscope, je ne voulais pas, non plus, que ce jeu sur l'échelle vire complètement à l'abstraction. J'ai donc beaucoup marché, travaillé sur les innombrables objets abandonnés : chaussures, théières, télévisions, meubles de bureaux. Et puis les "choses" de la guerre : obus, lance-missiles, tanks, toutes sortes de mines. J'ai trouvé une collection de blaireaux, de rasoirs et de petits miroirs qui devaient faire partie de la panoplie du soldat. Des journaux intimes, des couvertures écossaises qui ressemblaient à celles de mon enfance. J'avais l'impression de sentir physiquement cette folie des gens qui fuyaient vers le nord. Ce double abandon de l'homme et de l'objet m'a beaucoup troublé. Ces "natures mortes" ramènent au côté prosaïque de la guerre. En même temps, coupés de leur usage, les objets deviennent eux aussi des abstractions.
Sophie Ristelhueber, Fait, détail, 100 x 130 cm, 1992
"Dans La Jalousie de Robbe-Grillet, tandis que les choses sont progressivement et minutieusement décrites, elles s'annulent les unes les autres. Au chapitre suivant on découvre la même histoire mais légèrement déplacée, de telle manière que l'histoire précédente cesse d'exister. La précision de la photographie, ce qui est retenu dans le cadre fermé, a quelque chose à voir avec la technique du Nouveau Roman. Simultanément, je travaille de manière à ne rien dire — il n'y a pas d'histoire."
Depuis les années cinquante, avec l'essor de l'image télé et maintenant avec les séquences filmées sur nos téléphones, la photo est perçue comme un medium quelque peu figé et fragmentaire. Fait, composée de 71 grandes images disposées en grille dans l'espace, revendique le statut partiel, répétitif, précis, équivoque, pensif et fragmentaire de l'image photo — il n'y a pas d'histoire.

Sophie Ristelhueber, À cause de l'élevage de poussière, 2007
Man Ray, Élevage de poussière, photo avant recadrage, 1920

En 2007, alors que Fait était achevée depuis longtemps, Sophie Ristelhueber retourne à ses planches contact pour en tirer une dernière image. "À l'époque j'étais embarrassée. Je l'ai mise de côté. Je me disais que ça paraissait trop évident, comme si j'avais copié Man Ray. Mais finalement, je l'ai montrée. Le titre est : À cause de l'élevage de poussière."

 

jeudi 4 janvier 2024

Un, deux, trois fonds

Liz Deschenes, Green Screen #4, 2001/16, impression jet d'encre, 464.8 × 180.3 cm
Irving penn, fond gris
Helmut Smits, Transparent Background Paper, 2023
Pour montrer ou photographier un fond il faut le séparer donc appeler un autre fond à la rescousse. On met le fond sur un fond (un mur, un support, des entourages)
Les trois fonds ici sont des fonds tournants, une surface passant de la verticale à l'horizontale en effaçant la ligne d'intersection entre les deux plans

Irving penn, Alfred Hitchcock, 1947
Zelensky, fabrication d'un hologramme, 2022
Helmut Smits, tissage du fond, 2023
Quand d'Irving Penn fait un portrait, surtout en pieds, le décor est son partenaire. Dès les débuts pour Vogue, en 1946, il opte pour des entourages dépouillés et fait construire dans son studio une minuscule pièce adaptée au format vertical de la page de magazine. Dans cet espace restreint, le personnage se sent physiquement acculé et se compose lui-même à l'intérieur d'un espace qui préfigure les limites étroites de l'image. Irving Penn poussera la contrainte du dispositif en supprimant le mur du fond pour joindre bout à bout les deux murs latéraux en un angle inconfortable. Le modèle, souvent fameux, doit retrouver ses marques dans ce coin inhabituel.
Le grand fond gris exposé en 2017, au Grand Palais, dans l'exposition commémorant le centenaire de la naissance du photographe, a fait son apparition en 1950, à Paris quand Irving Penn s'installe pour un temps, au sixième étage d'un immeuble, rue de Vaugirard, pour photographier les collections d'Automne et réaliser des portraits d'artistes et de personnalités. Il commence là une nouvelle série : les portraits des Petits métiers, série qu'il continuera à Londres, puis à New York, emportant son fond, un vieux rideau de théâtre gris, de ville en ville. Vendeurs, ouvriers, artisans, facteurs, pompiers montent les six étages dans leur tenue de travail, avec leurs outils ou leurs marchandises, guidés par les assistants jusqu'au lieu intemporel et quelque peu solennel de la prise de vue. En 2017, le photographe disparu, des centaines de visiteurs levaient leur smartphone pour faire des selfies devant le même fond.

Depuis le début des années 1990, Liz Deschenes a fait de la photographie le sujet de son travail et explore la signification inhérente à ses matériaux. Ses photographies fonctionnent souvent aussi comme des objets sculpturaux ou architecturaux. "Je m'intéresse à une photographie qui cultive un dialogue autoréflexif tout en reflétant le monde dans son ensemble, j'utilise un vocabulaire qui mêle forme et concept."
Le fond vert est l'élément indispensable d'un dispositif standard d'effets spéciaux au cinéma et à la télévision : un acteur est filmé devant ce champ monochrome qui est ensuite remplacé par une autre image tenant lieu de contexte. Omniprésent et invisible, le fond vert est enfoui sous la surface de la plupart des films. Dans Green Screen #4, Liz Deschenes en fait une photographie monochrome. La longue impression jet d'encre verte vive, est suspendue sans cadre au mur et s'étend sur le sol de la galerie comme une toile de fond. Ces changements d'emplacement transforment l'image en objet et brouillent la limite entre photographie et sculpture. Green Screen #4 est une doublure (une photo) d'un objet qu'elle représente à l'identique et qui est une condition de production invisible de certaines images.

Helmut Smits tisse ensemble un papier blanc et un papier gris pour créer l'arrière-plan numérique vide de Photoshop sous la forme physique d'une toile de fond de studio de photographie. Peut-on tisser ensemble le numérique et le physique ?

Isabelle Huppert porte une robe Balenciaga à Cannes, 2022

Selfie devant le fond d'Irving Penn

dimanche 31 décembre 2023

Cut-ups

Gus Van Sant, polaroïds
Dans les années 1980, j’avais l’habitude de prendre des photos de tous les comédiens qui passaient des castings pour mes films afin de me rappeler d’eux. Je prenais une photo Polaroïd contre le mur, à la lumière — la fenêtre toujours juste à côté de la personne. Une seule photo que je prenais pour me souvenir d'eux.
La première fois que j'ai utilisé un appareil Polaroïd, c'était pendant le tournage de Mala Noche (1985). Lorsque j'ai acheté l'appareil, j'étais très enthousiaste, même si je n'avais pas de but particulier. À l'époque, je commençais tout juste à travailler et les choses allaient lentement. Je me souviens que j'avais l'impression d'avoir dépensé beaucoup d'argent pour un appareil dont je n'avais pas besoin. Mais au fil du temps, il est devenu très utile. J'ai été séduit par le grand négatif que je pouvais obtenir en utilisant le film 665.
Je pensais pouvoir utiliser les négatifs plus tard et peut-être organiser une exposition. À l'époque on ne pensait pas au scan et à la numérisation qui n'existaient pas mais à l'agrandissement que rendait possible le grand négatif de ces polaroïds. Plus tard, j'ai organisé une exposition de photographies et un ami a également publié un livre intitulé 108 Portraits.

Gus Van Sant, polaroïds
Nous n'avions pas la photographie numérique et nous ne pouvions pas trouver de photos des gens à moins qu'ils ne les apportent. Lorsque je rencontrais des personnes intéressantes, je prenais une photo. Aujourd'hui, il suffit d'aller sur Google et on a des centaines de photos disponibles. Mais à l'époque, dans les années 80, j'ai utilisé l'appareil Polaroïd de manière à avoir la photo instantanément. Je pouvais constituer des ensembles d'images et voir à quoi un groupe pouvait ressembler.
Pour Drugstore Cowboy, des tas de gens très différents sont venus aux castings, comme John Glover ou les membres des Chili Peppers. Je me suis dit que le négatif du Polaroïd allait m'être utile, mais ce n'était pas une mince affaire. Je rencontrais dix personnes en l'espace de deux heures puis, après ces entretiens et ces prises de vues je devais foncer dans le local toilette d'un immeuble de bureau de Santa Monica de trente étages pour mettre les négatifs dans un récipient et les laver avant de les suspendre pour les sécher. Je les accrochais dans mon bureau avec des pinces à linge pour qu'ils s'égouttent et sèchent. C'était un peu pénible, mais je l'ai fait parce que je me disais qu'avec toutes ces photos que je prenais, de tous ces acteurs différents, parfois aussi des acteurs ou des musiciens plus connus, j'avais une collection unique que je pourrais un jour montrer. Mais pendant tout ce temps, les photos servaient d'abord pour le casting.
Les photographies qui en résultent rappellent les premiers Screen Tests d'Andy Warhol ou plus tard les photos de Go-Sees de Juergen Teller : elles documentent des visages, dont certains très influents d'une manière directe et sans mise en scène. Peu importe que l'acteur ait obtenu ou non le rôle.

Gus Van Sant, série Cut-Ups, 2010, tirages numériques
Les images de la série Cut-Ups ont été produites sur ordinateur, mais au départ je voulais les découper et les monter à partir de tirages. Lorsque j'ai essayé de le faire, c'était un peu étrange, pas très organique. J'ai préféré le découpage numérique au découpage physique, et donc j'ai continué comme ça. En fin de compte, ce sont tous des tirages numériques, et beaucoup proviennent de négatifs Polaroid en noir et blanc qui ont été pris dans les années 1990 — les images de casting pour les films que je faisais à l'époque.
Gus Van Sant, série Cut-Ups, 2010, tirages numériques
Je vois les personnages dans ces images comme de nouveaux êtres construits à partir d'éléments d'autres personnes, comme dans le concept de cut-up de William S. Burroughs, où quelque chose de nouveau est créé en assemblant des mots découpés ailleurs. Les expressions y sont étranges, j'ai toujours pensé que c'était dû à la taille de l'appareil photo que je tenais ; il était assez grand et démodé. Comme dans une peinture cubiste, les images sont construites avec des fragments provenant de vues distinctes fusionnées ensemble.

Warhol voulait tout documenter, mais il utilisait aussi l'appareil photo comme un bouclier, et c'est aussi mon cas devant les personnes au moment du casting alors que je les rencontrais pour la première fois. Quand la conversation traînait un peu, j'attrapais l'appareil et je proposais de prendre une photo, ce qui me donnait l'occasion de faire sortir les gens de leur chaise et de leur position. C'était une façon aussi de dire au revoir aux acteurs, de clore l'entretien. (Gus Van Sant)

Gus Van Sant, série Cut-Ups, 2010, tirages numériques
Gus Van Sant, série Cut-Ups, 2010, tirages numériques
Une interview de Gus Van Sant à la fin de l'article ici ou

mercredi 13 décembre 2023

Le marteau et la faucille

Andy Warhol, Hammer and Sickle, 1976, Polaroid, 12.7 x 20.3 cm

"Ce qui est formidable dans ce pays, c'est que l'Amérique a lancé la tradition selon laquelle les consommateurs les plus riches achètent essentiellement les mêmes choses que les plus pauvres. Vous pouvez regarder la télévision et voir du Coca-Cola, et vous pouvez savoir que le président boit du Coca. Liz Taylor boit du Coca-Cola, et vous pouvez penser que vous pouvez boire du Coca-Cola, vous aussi".
Andy Warhol, Ma philosophie de A à B, 1977

Andy Warhol, Hammer and Sickle, 1976, Polaroid, 12.7 x 20.3 cm

Mais alors, sur quoi repose-t-elle vraiment cette «psychologie américaine» ? Il y a trop de personnes et d'histoires différentes à Open Ticket pour qu'on puisse se plonger instantanément, comme on le fait généralement, dans la cohérence d'une présumée «culture». Le concept d'agencement, d'enchevêtrement indéfiniment ouvert de modes d'existence, est plus utile. Dans un agencement, des trajectoires variées finissent par se tenir les unes les autres, mais c'est l'indétermination qui compte. Pour connaître un agencement, il faut en défaire les nœuds.
Anna Lowenhaupt Tsing, Le champignon de la fin du monde, 2017
 

Andy Warhol, Hammer and Sickle, 1976, Polaroid, 12.7 x 20.3 cm

Le concept d'agencement peut nous aider. Les écologistes ont fait appel à cette notion pour échapper aux connotations parfois bien ancrées et paralysantes que renferme l'idée de «communauté» écologique. La question de savoir comment les espèces, s'imbriquant dans un même agencement, s'influencent les unes les autres — si elles le fond — n'a jamais à recevoir de réponse définitive : certaines en contrarient (ou en mangent) d'autres, d'autres travaillent de concert pour rendre la vie possible, certaines encore se retrouvent simplement au même endroit. Les agencements sont des rassemblements toujours ouverts. Ils nous permettent de nous interroger sur des effets de communauté sans avoir à les assumer. Ils nous montrent la possibilité de tisser des histoires à partir de ce qui, toujours, est en train de se refaçonner.
Anna Lowenhaupt Tsing, Le champignon de la fin du monde, 2017

Andy Warhol, Still-Life, 1976, Gelatin silver print, 12.7 x 20.3 cm

lundi 30 octobre 2023

Oiseaux ne s'habituant pas à la gravité

Tanya Habjouqa, série Birds Unaccustomed to Gravity, 2023
Birds Unaccustomed to Gravity est une cartographie photographique des frontières — psychiques et physiques — qui définissent les vies palestiniennes contemporaines sous l'occupation. La Palestine force chacun à accepter l'existence de réalités à la fois contradictoires et hostiles. Les orientations récentes d'Israël ne laissent présager qu'un avenir encore plus sombre. Ayant vécu 13 ans à Jérusalem-Est, élevant deux enfants palestiniens, j'ai pu observer les complexités de la réalité palestinienne dans ses détails angoissants et joyeux. Cette série décrit les défaites et les victoires propres à la vie palestinienne, les conflits bouleversants, les libérations microscopiques, ainsi que le façonnage, la résistance et la mémoire de l'espace. J'explore les tensions à l'intérieur et autour de paysages ou de personnages gravés dans la vie de populations à la fois occupées et occupantes sur leur territoire. (Tanya Habjouqa)

Tanya Habjouqa, série Birds Unaccustomed to Gravity, 2023
Tanya Habjouqa (Jordanie/États-Unis) est photojournaliste, artiste et enseignante. Elle renouvelle la narration et crée des dynamiques de travail basées sur une pratique éthique et sur la collaboration. Tissant humour, folklore et interrogations politiques, elle met en avant de nouveaux modes documentaires qui visent à recadrer des éléments de l'actualité politique à travers un point de vue plus nuancé et culturellement instruit. Après une formation en anthropologie et en journalisme, avec une maîtrise en Global Media et une spécialisation en politique du Moyen-Orient, elle mène un travail questionnant le genre, les représentations de l'altérité (Jerusalem in Heels ou Fragile Monsters), la dépossession, les déplacements de populations et les droits de l'homme (Tomorrow There Will Be Apricots). En 2014, elle est l'auteure de la série Occupied Pleasures. Tanya Habjouqa a co fondé en 2009 Rawiya – raconteuses d’histoires, le premier collectif photographique féminin du Moyen-Orient avec quatre consœurs de la région (Tamara Abdul Hadi, Laura Boushnak, Dalia Khamissy et Newsha Tavakolian)

Tanya Habjouqa, série Birds Unaccustomed to Gravity, 2023
Interview avec le collectif Rawiya

mercredi 18 octobre 2023

La scène du meurtre

Aïm Deüelle Lüski, Rabin's Square in Tel Aviv, by NESW camera, 2000

Aïm Deüelle Lüski manipulant l'appareil North-East-South-West

Extrait du livre de Arielle Aïcha Azoulay, Aïm Deüelle Lüski and Horizontal Photography, 2014 :

Quelques années auparavant, en 1995, quand le premier ministre Yitzhak Rabin a été assassiné, j'ai demandé à Deüelle Lüski d'opérer à nouveau avec l'appareil North-East-South-West, qui lui avait servi en 1992 sur la ligne de séparation à Jérusalem. Le meurtre de Rabin a été un choc. Nous étions tentés de croire que les Accords d'Oslo constituaient un tournant, sans nous rendre compte qu'ils avaient été signés dans le cadre de la logique du régime en place et qu'ils étaient, en fait, destinés à la reconduire. Lentement, le choc a été remplacé par une prise de conscience, comprenant à quel point, une nouvelle fois, avec les Accords d'Oslo les dirigeants politiques trompaient leurs gouvernés— en premier lieu les sujets palestiniens, mais aussi, dans une moindre mesure, les citoyens israéliens. Sur le lieu du meurtre de 1995, un homme tenait une caméra. Dès que la vidéo a été diffusée, elle a été présentée par les médias comme une "documentation", un index spécifique indiquait à l'aide de flèches - "voici l'assassin", "voici la victime", "ce sont des gardes de sécurité", etc.  

À l'époque, j'ai beaucoup écrit sur la scène du meurtre, contre les significations qui visaient à l'assombrir et à lui attribuer de sinistres dimensions. Contre cela, j'ai voulu reconstruire par mes écrits une scène multifocale où la victime, l'assassin, l'arme dans la main de l'assassin, celles des agents de sécurité, l'objectif de la caméra vidéo et mon regard en tant que spectatrice étaient tous présents et actifs simultanément. Je me suis attachée à interpeller sur les instruments d'une part et sur leurs utilisateurs de l'autre afin de représenter la scène du meurtre comme un espace complexe de relations ne pouvant pas être réduit à un seul point de vue. Un regard, en d'autres termes, réduisant cet assassinat-là, d'Yitzhak Rabin, à un événement singulier et choquant, alors que le doigt accusateur du régime est beaucoup plus discret lorsqu'il s'agit de non-Juifs. Je refusai de voir l'assassinat de Rabin comme un acte hors contexte, commis uniquement parce que la victime, dans ce cas, était un Juif. Le film A Sign From Heaven était une tentative d'intégrer l'assassinat dans l'économie de la violence du régime israélien. Je me suis concentré sur trois formes de mise à mort : le meurtre, l'homicide involontaire et l'exécution. Le film n'a pas pu éliminer le sentiment de malaise lié au traumatisme engendré par le meurtre de Rabin, dans une réalité où le meurtre — de Palestiniens — est affaire de routine. Un an plus tard, j'ai réalisé un autre film — The Angel of History — dans lequel j'ai abordé différents modèles de relations traumatiques dans l'œuvre de plusieurs artistes israéliens, dont Deüelle Lüski. Avec l'aide de la chorégraphe Tamar Borer, j'ai ré-imaginé la scène du meurtre dans le film. Il ne s'agissait pas d'une reconstitution, mais plutôt d'une tentative d'isoler — parmi les abondantes descriptions du meurtre — une collection d'actes et de gestes physiques et de les réorganiser, non pas pour montrer un acte accompli par un individu isolé, mais plutôt pour montrer un acte posé et partie prenante de l'existant-ensemble de plusieurs personnes. Il s'agissait d'une tentative de détourner le propos depuis la figure de l'assassin hors-la-loi, aux sombres motivations, vers la société qui l'a créé et qui, régulièrement, ôte des vies au grand jour.

Aïm Deüelle Lüski, dessin de l'appareil North-East-South-West, 2012

Aïm Deüelle Lüski, l'appareil North-East-South-West, 20x20x20cm, 1993
Deüelle Lüski nous a rejoint sur le tournage du film et a opéré sur la scène du meurtre avec son appareil North-East-South-West. La façon dont il a construit cet appareil très particulier transforme le geste de photographier en quelque chose qui s'apparente à ôter son chapeau. Il y a quelque chose d'enchanté dans la modestie de ce geste de courtoisie, d'autant plus qu'à l'intérieur de cette boîte photographiant simultanément dans les quatre directions, le fantasme de la vision tout azimut prend corps. Reproduire la volonté du régime de tout contrôler du regard tout en évacuant la possibilité d'assumer une telle position montre à quel point l'absence d'oculaire dans les appareils photo de Deüelle Lüski n'est pas due au hasard mais bien une caractéristique structurelle. Bien que l'utilisation de l'appareil NESW sur la scène du meurtre n'ait pas permis d'en tirer un quelconque détail manquant sur l'assassinat, elle permit de recadrer la scène comme lieu dont le caractère a changé hors de tout événement traumatique lié. Sur un seul négatif, quatre points de vue se sont inscrits, chacun s'affirmant pour lui-même tout en étant annulé par les autres. Dans la photographie qui les réunit, l'opulence et la gouvernance s'affichent sous la forme de tours de bureaux, aliénées et aliénantes, qui recouvrent peu à peu l'espace commun de la ville. Ces structures scellent l'oubli d'une réalité mêlée qui s'est tissée à Tel Aviv depuis sa fondation en 1909 et tout au cours des quatre premières décennies, s'approchant et même englobant des villages palestiniens tels que Seikh Mwanes (aujourd'hui les quartiers juifs de Ramat Aviv où se trouve, depuis les années 50, l'Université de Tel Aviv, Tel Baruch et Afeka), Jarisha et Jamasin Al Gharbi (près du ruisseau Yarkon), Sumeil (aujourd'hui rue Ibn Gabirol) sur les vergers duquel le bâtiment de la municipalité et sa place ont été construits, Abu Kabir et Salame dans la partie sud de la ville. Ces villages ont été détruits lorsque l'État d'Israël a déclaré la loi de "propriété des absents", et que des Juifs se les sont appropriés à titre privé ou public. L'idéologie de l'indépendance a permis une opération immobilière scandaleuse : effrayer les propriétaires terriens, s'emparer de leurs biens, empêcher le retour des populations expulsées, les mettre dans l'impossibilité de revendiquer leurs biens spoliés, et l'oubli progressif de l'origine de tous ces biens par ceux qui appartiennent au "camp" qui en a bénéficié.
Aïm Deüelle Lüski, Jérusalem Seamline, n° 2/10, 4x5", réalisé avec l'appareil NESW, 1992

Aïm Deüelle Lüski, Jérusalem Seamline, n° 8/10, 4x5", réalisé avec l'appareil NESW, 1992

Cet effacement n'a été rendu visible que bien plus tard, avec la création de l'organisation Zochrot au début des années 2000, qui a commencé à collecter des informations sur les crimes de 1948. En regardant une première fois la photographie que Deüelle Lüski a réalisée à partir de la scène du meurtre, j'y ai surtout vu un geste levant la signification — "un meurtre odieux", et la possibilité de repenser la classification d'autres formes de meurtre ainsi que leur banalisation. Lorsque je suis revenue à la photographie dernièrement, j'ai été surprise de découvrir à quel point l'empreinte de l'opulence y était évidente ainsi que les actions qui visent à en finir avec un espace commun dans lequel ôter la vie à d'autres ne ferait pas partie de l'économie. Bien que la photographie n'ait révélé aucun détail sur l'assassinat d'Yitzhak Rabin, elle est restée la seule photographie dans laquelle l'acte meurtrier reste non pas une action agie à titre privé, mais un acte qui doit être compris in situ, pris dans des conditions reniant tout échange civil dont le socle commun interdirait d'ôter la vie à un être humain. Finalement, lorsque j'ai interrogé Deüelle Lüski à propos de la photographie, il m'a écrit, probablement en pensant à Yitzhak Rabin : "Si un homme pris de vertige tombait, voici ce qu'il verrait autour de lui". En paraphrasant ses mots, je dirais que si une femme prise de vertige tombait depuis l'endroit où elle vit aujourd'hui jusque dans son passé — toutes ses fondations s'effondrant — voici ce qu'elle verrait autour d'elle. (traduction fg)

Archive, tour de contrôle à l'entrée de Hebron, 2006