vendredi 11 octobre 2024

La rivière Taw

Susan Derges, River Taw 1997
Susan Derges, photographe, vit dans le Devon, au Royaume-Uni. Elle travaille dans le paysage, le plus souvent dans les rivières et sans appareil photo. Elle immerge de nuit de grandes feuilles de papier photographique couleur dans des rivières dont elle capte ainsi directement le mouvement continu. Le paysage extérieur entier devient sa camera obscura. Ses sources de lumière sont la lune et ponctuellement une lampe ou un flash. Ses images sont des photogrammes. "Je voulais visualiser l'idée d'un seuil. On serait à la lisière entre deux mondes interconnectés : un espace intérieur, imaginatif ou contemplatif, et un monde extérieur, dynamique et magique, celui de la nature. Comment ces deux mondes interagissent, se projettent l'un sur l'autre ou l'un dans l'autre et défont l'idée que nous avons de nous-mêmes dans l'environnement, d'un "soi" dans "la nature".

Susan Derges, River Taw "restored" Willow 2 & Hawthorn, 2020, 170 x 60 cm & 130 x 60 cm, tirage fujicolor - River Taw, 1998, 165.1 × 60.33 cm, cibachrome unique

Le fait d'avoir vécu au Japon m'a confortée dans l'idée que l'artiste est un facilitateur sensible qui permet à quelque chose de se manifester. Je voudrais être un co-auteur avec la rivière plutôt que quelqu'un qui énoncerait ce qu'il sait.

Le point de fuite, en photographie ou en peinture, assigne l'observateur — les choses en perspective s'éloignent de lui. En supprimant l'horizon, je rétablis une vue d'ensemble, le ciel et le sol sont ensemble dans la même image détaillée. Cela produit une sorte de désorientation ou même de fusion.

Dans ma première série, Chladni (1985) j'ai utilisé de la poudre de carborundum sur des plaques de métal et j'ai pu ainsi rendre visible la vibration des ondes sonores. Ça donne le sentiment d'un univers intelligent. Ça m'a montré que nous ne sommes pas des formes fixes, mais plutôt des phénomènes totalement vibratoires.

Susan Derges, Eden 2, 2004, tirage lambda, 183 x 101.5 cm

Susan Derges, Shoreline, 1998, tirage argentique unique, 100 x 230 cm

Le processus de travail avec la rivière Taw dans le Dartmoor a impliqué un contact physique avec les choses. J'ai refusé tout effet de distanciation. La photographie est basée sur l'objectif, sur une mise à distance que l'idée d'immerger le papier sous la surface de la rivière récuse, à la fois au niveau métaphorique et au niveau littéral. Ici, le processus était déterminant et aussi assez désorientant et abstrait. Je voyais la rivière comme un système de circulation transportant la mémoire de sa propre histoire, transportant des feuilles, des roches et des sédiments. L'échelle des photogrammes permet d'établir une relation directe du corps avec la matérialité de l'eau. C'était performatif. Je voulais mettre l'accent sur un sentiment d'appartenance à la nature.

C'est un travail de plein air. L'eau est un élément constitutif de la vie en nous et à l'extérieur de nous, ses propriétés sont à la fois qualitatives et quantitatives. Pour réaliser les photogrammes de cette série The River Taw, j'ai travaillé sur des sites préalablement sélectionnés, sur certains d'entre eux je débordais d'énergie, sur d'autres non. Chaque site avait sa présence propre, il y avait comme une sorte de "syntonisation" avec le lieu.

Chaque image est le témoignage unique d'un événement, d'une couleur, d'une forme, d'une saison et d'une époque. Chacune a sa propre réalité et sa propre métaphore. Elles sont inlassablement et sans équivoque photographiques. Vingt deux années plus tard, quand vint le numérique, je me suis décidée à numériser en haute définition les quelques photogrammes imparfaits, endommagés soit à l'impression, par une pierre, des algues ou tout autre accident de manipulation, soit au moment délicat du tirage cibachrome. J'ai pu opérer des retouches, des recadrages qui ont menés à la constitution de la série The River Taw “Restored”

Faire des images à l'extérieur la nuit avec un flash, utiliser le paysage comme chambre noire rend beaucoup de choses possibles. Les tirages sont colorés par la lumière de la lune. La pleine lune donnait des tirages bleus, la nouvelle lune des tirages verts. Au fil des ans, j'ai développé une relation étroite avec la lune et j'ai parfois été obsédé par ses phases. 

Susan Derges, extérieur & atelier
Susan Derges, Tide Pool 4, 26 & 39, 2014-2015, C print unique, 76 x 51 cm, 121.9 x 63.5 cm, 49.3 x 76.2 cm
 
Avec la série Moon, j'ai commencé à m'inquiéter de la profondeur de champ très limitée du photogramme. Quand je travaillais en Écosse, j'observais les ciels nocturnes juxtaposés aux arbres et aux branches, et les étoiles qui brillaient à travers eux. Quelle frustration ! Comment intégrer dans l'image à la fois les éléments proches et ceux lointains ? J'ai alors photographié la lune et les champs d'étoiles à l'aide d'un appareil photo grand format. Je les ai ensuite tirés sur de grands plans-film que j'ai placés sur le papier photo, sous l'eau, pour qu'ils agissent comme des écrans et que les images se combinent.

J'ai réalisé des photogrammes de 1992 à 2009. Puis je suis devenue allergique à la chimie nécessaire au tirage des photogrammes sur papier Cibachrome. Ce papier a ensuite disparu du commerce.  Les choses se sont terminées ainsi. J'avais de toute façon à nouveau envie de travailler en studio avec un appareil photo.
Susan Derges, Tide Pool 7, 2014-2015, C print unique, 76.2 x 56 cm
 
Aujourd'hui, je travaille avec un Hasselblad numérique en studio et du papier Lamda pour mes tirages. Je photographie l'eau et les divers éléments de haut en bas, à travers un réservoir en verre. Le fond est tout autant visible pour moi que le dessus. Les photogrammes sont un processus de pur hasard, on doit travailler de manière intuitive sans pouvoir voir ce qui apparaîtra sur la photographie. C'est aussi physiquement très difficile. Maintenant j'ai davantage de contrôle, mais bien sûr aussi d'autres inconvénients.

La série Tide Pools est née de l'observation des bassins rocheux du littoral. Sur la côte nord du Devon par exemple, les marées ont creusé dans la roche, au fil des siècles, des bassins miniatures qui constituent à marée basse de petits écosystèmes aqueux pleins de vie et de couleurs précaires qui seront emportés à la prochaine montée des eaux. Je prélève et transporte ces fragiles microcosmes dans l'atelier où je fabrique avec eux de petites constructions éphémères que je photographie avant de rendre ces précieux organismes à leur milieu d'origine.

Quelques entretiens filmés : ici et

dimanche 7 avril 2024

Polaroïd et gazinière


James Welling, Polaroïd, 1976
James Welling, Polaroïd, 1976

En septembre 1975, Bart Thrall, un de mes amis, m'a prêté son appareil Polaroid 450. Je l'ai utilisé pendant quelques semaines, jusqu'à ce que l'obturateur se détraque et que bêtement j'essaie de le réparer. N'essayez jamais de réparer un obturateur. Après avoir acheté un nouveau Polaroïd à mon ami, je me suis donc retrouvé avec un appareil sans obturateur. En janvier 1976, j'ai compris que je pouvais encore prendre des photos avec cet appareil en le montant sur un trépied et en utilisant le bouchon de l'objectif pour contrôler l'exposition. C'est ce que j'ai fait et, pendant les quatre mois qui ont suivi, j'ai réalisé des photos polaroïd dans mon atelier, dans le restaurant où je travaillais et dans la maison de mes parents dans le Connecticut. Les prises de vue se sont poursuivies jusqu'en octobre, au moment où j'ai exposé les photographies à l'Arco Center for visual Art dans le centre de Los Angeles. Une semaine après le vernissage, j'ai acheté un véritable appareil photo, une chambre 4 x 5 inch, en bois.

Tous ceux qui connaissent les films polaroïd, savent qu'il y a une grande différence entre les couleurs réelles et les couleurs qu'ils sont capables d'enregistrer. Sur la plupart des films polaroïd la saturation est faible et les couleurs verdâtres. En étudiant attentivement la fiche technique fournie avec le film, je me suis rendu compte que la température de développement était extrêmement importante pour le rendu des couleurs. En gardant ça en tête, j'ai commencé à développer les polaroïds sur ma cuisinière à gaz. Chauffer le film à plus de 38 degrés me permettait d'obtenir des couleurs vives, mais je devais me limiter aux endroits où j'avais accès à une gazinière, c'est-à-dire chez moi ou au restaurant.

Les photos que j'ai réalisées dans mon atelier montrent des coins ou des fragments de choses. Pour certaines d'entre elles, comme Bike at Night, j'ai réfrigéré le film pendant le traitement afin de réduire la température et d'accentuer la dominante verdâtre de mes lampes fluorescentes. Parmi ces polaroïds d'atelier, il y a de nombreuses photographies de mon vélo vert à dix vitesses. Huit mois plus tard, ce vélo m'emmenait vers Los Angeles Ouest avec mon nouvel appareil photo sur son trépied attaché sur le porte-bagages. J'étais enfin passé à la photographie sérieuse et je n'étais plus contraint aux intérieurs. Après ces polaroïds faits dans mon atelier, j'allais attendre trente ans avant de travailler à nouveau en couleur, photographiant, cette fois, les fermes de la vallée de l'Hudson pour un projet que mon frère appela : Agricultural Works/Insect Chorus,(Travaux agricoles et chœur d'insectes).   

James Welling, In The Studio Reader, édité par Mary Jane Jacob & Michelle Grabner, Chicago, 2010

James Welling, Polaroïd, 1976



dimanche 31 mars 2024

Une autre, s'il vous plaît

Un dernier moment ensemble avec le photographe à la fin d'Été précoce. Le regard de Ozu sur les gestes qui unissent par-delà l'inexorable départ des filles.
"Ainsi, nous voilà séparés, mais on se retrouvera un jour. On ne pouvait pas rester indéfiniment tous ensemble."
Yasujiro Ozu, Été précose, 1951, film, 124 mn




samedi 30 mars 2024

Peinture d'histoire

Matthew Antezzo, Robert Ryman, The Tate Gallery London, MoMA, New York, Abrams, 1993, p.215, 2001, huile sur toile, 106 x 101 cm - Barry Le Va, Artforum, Feb. 1973, p. 45, 1992, Crayon sur papier, 33 x 22 cm - Olivier Mosset, Exposition de Sculpture, Motiers 1995, p.114, 1998, huile sur toile, 152 x 122 cm
 
Vue de l'exposition Matthew Antezzo, Galerie Nicolas Krupp, Bâle, 2023

Matthew Antezzo, L'Art Conceptuel, Une Perspective, Musée d`Art Moderne de la Ville de Paris, 1989-90, p.89, 1996, huile sur toile, 152 x 178 cm
Depuis la fin des années 90, Matthew Antezzo reproduit, sur de grandes toiles, des photographies extraites de magazines d’art contemporain des années 70, des images de films célèbres ou plus récemment des images trouvées sur internet. Chaque image sélectionnée est reproduite à l'identique, en noir et blanc accompagnée de sa légende originale. On reconnaît, Barry le Va, Frank Stella ou Robert Ryman au travail. Ailleurs des portraits d'artistes tout aussi connus ou bien des œuvres conceptuelles ou encore des vues de vernissages prisés. Le document est donc "promu". Le cercle est fait. Work is a document is a work is a document. Toute une périphérie des œuvres proprement dites est mise en avant et en peinture, parcimonieusement, plusieurs dizaines d'années plus tard. La peinture en tant que médium vérifie ainsi son pouvoir d'élection et de consécration. Ne sélectionnant ici, il est vrai, que le déjà reconnu. C'est une sorte de peinture d'histoire mais peinture d'histoire de l'art voire peinture d'histoire de l'art conceptuel. Le récit de l'époque, que nous entrevoyons, est sans artifice ni montage ou composition. Tel quel que fixé par les images communicantes, qui souvent sont arrivées seules jusqu'à nous, les spectateurs, nous racontant des œuvres à rêver, dématérialisées ou lointaines ou recluses chez les collectionneurs. Contrairement à Mike Bidlo par exemple, Matthew Antezzo ne reproduit pas les œuvres mais leurs entourages et s'il arrive que l'une d'elles soit peinte isolée c'est pour constater qu'elle n'a jamais revendiqué aucune picturalité. Finalement l'artiste nous confronte à la peinture degré zéro qui nous suffit. Un pur geste depuis le mur, un salut, à ce qui circule.

Adrian Piper, Catalysis III, 1970, documentation de la performance, photographie no 3, 41x 41 cm - Matthew Antezzo, www.adrianpiper.com, 2002, Pencil and graphite on paper, 69,9 x 40,6 cm - Mel Bochner, Artforum, December 1972, p. 32, 1991, huile sur toile, 32 X 35 cm
Hollis Frampton, The Secret World of Frank Stella, 1958-1962 - Matthew Antezzo, Frank Stella, New York, 1998, crayon sur papier, 95 x 68 cm


dimanche 17 mars 2024

À cause de l'élevage de poussière

Sophie Ristelhueber, Fait, 71 photographies, 100 x 130 cm, Jeu de Paume, Paris, 2009

Man Ray, Élevage de poussière, 1920
En octobre 1991, six mois après la guerre du Golfe, Sophie Ristelhueber part dans le désert du Koweit. Elle n'est pas reporter et ne cherche ni à témoigner, ni à dénoncer. "Il ne faut pas abandonner le terrain du réel et de l'émotion collective aux seuls reporters, rédacteurs, photographes." "Il est essentiel pour moi, d'aller affronter physiquement la réalité. Au Koweït, j'ai voulu faire corps avec le territoire. Le terrain était aussi miné que celui de l'image." Les images enregistrant les traces du conflit sur le sol ont été prises d'un hélicoptère mais aussi depuis le sol. Le déclencheur avait été une photo aérienne découverte dans le Time Magazine mais Sophie Ristelhueber garde en tête une autre photo qu'elle connaît bien : Élevage de poussière de Man Ray.
 
Sophie Ristelhueber, Fait, détail, 100 x 130 cm, 1992

En passant des vues aériennes au sol, j'ai cherché à faire perdre toute notion d'échelle, comme dans Élevage de poussière de Man Ray et Marcel Duchamp. C'est une image qui me fascine et que j'ai gardée en tête pendant tout ce travail. Cette balade entre l'infiniment grand et l'infiniment petit déstabilise le spectateur. C'est une bonne illustration de la relation que nous avons au monde. Nous disposons de moyens modernes pour tout voir, tout appréhender mais, en fait nous ne voyons rien. Même si certaines images s'apparentent à des coupes au microscope, je ne voulais pas, non plus, que ce jeu sur l'échelle vire complètement à l'abstraction. J'ai donc beaucoup marché, travaillé sur les innombrables objets abandonnés : chaussures, théières, télévisions, meubles de bureaux. Et puis les "choses" de la guerre : obus, lance-missiles, tanks, toutes sortes de mines. J'ai trouvé une collection de blaireaux, de rasoirs et de petits miroirs qui devaient faire partie de la panoplie du soldat. Des journaux intimes, des couvertures écossaises qui ressemblaient à celles de mon enfance. J'avais l'impression de sentir physiquement cette folie des gens qui fuyaient vers le nord. Ce double abandon de l'homme et de l'objet m'a beaucoup troublé. Ces "natures mortes" ramènent au côté prosaïque de la guerre. En même temps, coupés de leur usage, les objets deviennent eux aussi des abstractions.
Sophie Ristelhueber, Fait, détail, 100 x 130 cm, 1992
"Dans La Jalousie de Robbe-Grillet, tandis que les choses sont progressivement et minutieusement décrites, elles s'annulent les unes les autres. Au chapitre suivant on découvre la même histoire mais légèrement déplacée, de telle manière que l'histoire précédente cesse d'exister. La précision de la photographie, ce qui est retenu dans le cadre fermé, a quelque chose à voir avec la technique du Nouveau Roman. Simultanément, je travaille de manière à ne rien dire — il n'y a pas d'histoire."
Depuis les années cinquante, avec l'essor de l'image télé et maintenant avec les séquences filmées sur nos téléphones, la photo est perçue comme un medium quelque peu figé et fragmentaire. Fait, composée de 71 grandes images disposées en grille dans l'espace, revendique le statut partiel, répétitif, précis, équivoque, pensif et fragmentaire de l'image photo — il n'y a pas d'histoire.

Sophie Ristelhueber, À cause de l'élevage de poussière, 2007
Man Ray, Élevage de poussière, photo avant recadrage, 1920

En 2007, alors que Fait était achevée depuis longtemps, Sophie Ristelhueber retourne à ses planches contact pour en tirer une dernière image. "À l'époque j'étais embarrassée. Je l'ai mise de côté. Je me disais que ça paraissait trop évident, comme si j'avais copié Man Ray. Mais finalement, je l'ai montrée. Le titre est : À cause de l'élevage de poussière."

 

jeudi 4 janvier 2024

Un, deux, trois fonds

Liz Deschenes, Green Screen #4, 2001/16, impression jet d'encre, 464.8 × 180.3 cm
Irving penn, fond gris
Helmut Smits, Transparent Background Paper, 2023
Pour montrer ou photographier un fond il faut le séparer donc appeler un autre fond à la rescousse. On met le fond sur un fond (un mur, un support, des entourages)
Les trois fonds ici sont des fonds tournants, une surface passant de la verticale à l'horizontale en effaçant la ligne d'intersection entre les deux plans

Irving penn, Alfred Hitchcock, 1947
Zelensky, fabrication d'un hologramme, 2022
Helmut Smits, tissage du fond, 2023
Quand d'Irving Penn fait un portrait, surtout en pieds, le décor est son partenaire. Dès les débuts pour Vogue, en 1946, il opte pour des entourages dépouillés et fait construire dans son studio une minuscule pièce adaptée au format vertical de la page de magazine. Dans cet espace restreint, le personnage se sent physiquement acculé et se compose lui-même à l'intérieur d'un espace qui préfigure les limites étroites de l'image. Irving Penn poussera la contrainte du dispositif en supprimant le mur du fond pour joindre bout à bout les deux murs latéraux en un angle inconfortable. Le modèle, souvent fameux, doit retrouver ses marques dans ce coin inhabituel.
Le grand fond gris exposé en 2017, au Grand Palais, dans l'exposition commémorant le centenaire de la naissance du photographe, a fait son apparition en 1950, à Paris quand Irving Penn s'installe pour un temps, au sixième étage d'un immeuble, rue de Vaugirard, pour photographier les collections d'Automne et réaliser des portraits d'artistes et de personnalités. Il commence là une nouvelle série : les portraits des Petits métiers, série qu'il continuera à Londres, puis à New York, emportant son fond, un vieux rideau de théâtre gris, de ville en ville. Vendeurs, ouvriers, artisans, facteurs, pompiers montent les six étages dans leur tenue de travail, avec leurs outils ou leurs marchandises, guidés par les assistants jusqu'au lieu intemporel et quelque peu solennel de la prise de vue. En 2017, le photographe disparu, des centaines de visiteurs levaient leur smartphone pour faire des selfies devant le même fond.

Depuis le début des années 1990, Liz Deschenes a fait de la photographie le sujet de son travail et explore la signification inhérente à ses matériaux. Ses photographies fonctionnent souvent aussi comme des objets sculpturaux ou architecturaux. "Je m'intéresse à une photographie qui cultive un dialogue autoréflexif tout en reflétant le monde dans son ensemble, j'utilise un vocabulaire qui mêle forme et concept."
Le fond vert est l'élément indispensable d'un dispositif standard d'effets spéciaux au cinéma et à la télévision : un acteur est filmé devant ce champ monochrome qui est ensuite remplacé par une autre image tenant lieu de contexte. Omniprésent et invisible, le fond vert est enfoui sous la surface de la plupart des films. Dans Green Screen #4, Liz Deschenes en fait une photographie monochrome. La longue impression jet d'encre verte vive, est suspendue sans cadre au mur et s'étend sur le sol de la galerie comme une toile de fond. Ces changements d'emplacement transforment l'image en objet et brouillent la limite entre photographie et sculpture. Green Screen #4 est une doublure (une photo) d'un objet qu'elle représente à l'identique et qui est une condition de production invisible de certaines images.

Helmut Smits tisse ensemble un papier blanc et un papier gris pour créer l'arrière-plan numérique vide de Photoshop sous la forme physique d'une toile de fond de studio de photographie. Peut-on tisser ensemble le numérique et le physique ?

Isabelle Huppert porte une robe Balenciaga à Cannes, 2022

Selfie devant le fond d'Irving Penn

dimanche 31 décembre 2023

Cut-ups

Gus Van Sant, polaroïds
Dans les années 1980, j’avais l’habitude de prendre des photos de tous les comédiens qui passaient des castings pour mes films afin de me rappeler d’eux. Je prenais une photo Polaroïd contre le mur, à la lumière — la fenêtre toujours juste à côté de la personne. Une seule photo que je prenais pour me souvenir d'eux.
La première fois que j'ai utilisé un appareil Polaroïd, c'était pendant le tournage de Mala Noche (1985). Lorsque j'ai acheté l'appareil, j'étais très enthousiaste, même si je n'avais pas de but particulier. À l'époque, je commençais tout juste à travailler et les choses allaient lentement. Je me souviens que j'avais l'impression d'avoir dépensé beaucoup d'argent pour un appareil dont je n'avais pas besoin. Mais au fil du temps, il est devenu très utile. J'ai été séduit par le grand négatif que je pouvais obtenir en utilisant le film 665.
Je pensais pouvoir utiliser les négatifs plus tard et peut-être organiser une exposition. À l'époque on ne pensait pas au scan et à la numérisation qui n'existaient pas mais à l'agrandissement que rendait possible le grand négatif de ces polaroïds. Plus tard, j'ai organisé une exposition de photographies et un ami a également publié un livre intitulé 108 Portraits.

Gus Van Sant, polaroïds
Nous n'avions pas la photographie numérique et nous ne pouvions pas trouver de photos des gens à moins qu'ils ne les apportent. Lorsque je rencontrais des personnes intéressantes, je prenais une photo. Aujourd'hui, il suffit d'aller sur Google et on a des centaines de photos disponibles. Mais à l'époque, dans les années 80, j'ai utilisé l'appareil Polaroïd de manière à avoir la photo instantanément. Je pouvais constituer des ensembles d'images et voir à quoi un groupe pouvait ressembler.
Pour Drugstore Cowboy, des tas de gens très différents sont venus aux castings, comme John Glover ou les membres des Chili Peppers. Je me suis dit que le négatif du Polaroïd allait m'être utile, mais ce n'était pas une mince affaire. Je rencontrais dix personnes en l'espace de deux heures puis, après ces entretiens et ces prises de vues je devais foncer dans le local toilette d'un immeuble de bureau de Santa Monica de trente étages pour mettre les négatifs dans un récipient et les laver avant de les suspendre pour les sécher. Je les accrochais dans mon bureau avec des pinces à linge pour qu'ils s'égouttent et sèchent. C'était un peu pénible, mais je l'ai fait parce que je me disais qu'avec toutes ces photos que je prenais, de tous ces acteurs différents, parfois aussi des acteurs ou des musiciens plus connus, j'avais une collection unique que je pourrais un jour montrer. Mais pendant tout ce temps, les photos servaient d'abord pour le casting.
Les photographies qui en résultent rappellent les premiers Screen Tests d'Andy Warhol ou plus tard les photos de Go-Sees de Juergen Teller : elles documentent des visages, dont certains très influents d'une manière directe et sans mise en scène. Peu importe que l'acteur ait obtenu ou non le rôle.

Gus Van Sant, série Cut-Ups, 2010, tirages numériques
Les images de la série Cut-Ups ont été produites sur ordinateur, mais au départ je voulais les découper et les monter à partir de tirages. Lorsque j'ai essayé de le faire, c'était un peu étrange, pas très organique. J'ai préféré le découpage numérique au découpage physique, et donc j'ai continué comme ça. En fin de compte, ce sont tous des tirages numériques, et beaucoup proviennent de négatifs Polaroid en noir et blanc qui ont été pris dans les années 1990 — les images de casting pour les films que je faisais à l'époque.
Gus Van Sant, série Cut-Ups, 2010, tirages numériques
Je vois les personnages dans ces images comme de nouveaux êtres construits à partir d'éléments d'autres personnes, comme dans le concept de cut-up de William S. Burroughs, où quelque chose de nouveau est créé en assemblant des mots découpés ailleurs. Les expressions y sont étranges, j'ai toujours pensé que c'était dû à la taille de l'appareil photo que je tenais ; il était assez grand et démodé. Comme dans une peinture cubiste, les images sont construites avec des fragments provenant de vues distinctes fusionnées ensemble.

Warhol voulait tout documenter, mais il utilisait aussi l'appareil photo comme un bouclier, et c'est aussi mon cas devant les personnes au moment du casting alors que je les rencontrais pour la première fois. Quand la conversation traînait un peu, j'attrapais l'appareil et je proposais de prendre une photo, ce qui me donnait l'occasion de faire sortir les gens de leur chaise et de leur position. C'était une façon aussi de dire au revoir aux acteurs, de clore l'entretien. (Gus Van Sant)

Gus Van Sant, série Cut-Ups, 2010, tirages numériques
Gus Van Sant, série Cut-Ups, 2010, tirages numériques
Une interview de Gus Van Sant à la fin de l'article ici ou

mercredi 13 décembre 2023

Le marteau et la faucille

Andy Warhol, Hammer and Sickle, 1976, Polaroid, 12.7 x 20.3 cm

"Ce qui est formidable dans ce pays, c'est que l'Amérique a lancé la tradition selon laquelle les consommateurs les plus riches achètent essentiellement les mêmes choses que les plus pauvres. Vous pouvez regarder la télévision et voir du Coca-Cola, et vous pouvez savoir que le président boit du Coca. Liz Taylor boit du Coca-Cola, et vous pouvez penser que vous pouvez boire du Coca-Cola, vous aussi".
Andy Warhol, Ma philosophie de A à B, 1977

Andy Warhol, Hammer and Sickle, 1976, Polaroid, 12.7 x 20.3 cm

Mais alors, sur quoi repose-t-elle vraiment cette «psychologie américaine» ? Il y a trop de personnes et d'histoires différentes à Open Ticket pour qu'on puisse se plonger instantanément, comme on le fait généralement, dans la cohérence d'une présumée «culture». Le concept d'agencement, d'enchevêtrement indéfiniment ouvert de modes d'existence, est plus utile. Dans un agencement, des trajectoires variées finissent par se tenir les unes les autres, mais c'est l'indétermination qui compte. Pour connaître un agencement, il faut en défaire les nœuds.
Anna Lowenhaupt Tsing, Le champignon de la fin du monde, 2017
 

Andy Warhol, Hammer and Sickle, 1976, Polaroid, 12.7 x 20.3 cm

Le concept d'agencement peut nous aider. Les écologistes ont fait appel à cette notion pour échapper aux connotations parfois bien ancrées et paralysantes que renferme l'idée de «communauté» écologique. La question de savoir comment les espèces, s'imbriquant dans un même agencement, s'influencent les unes les autres — si elles le fond — n'a jamais à recevoir de réponse définitive : certaines en contrarient (ou en mangent) d'autres, d'autres travaillent de concert pour rendre la vie possible, certaines encore se retrouvent simplement au même endroit. Les agencements sont des rassemblements toujours ouverts. Ils nous permettent de nous interroger sur des effets de communauté sans avoir à les assumer. Ils nous montrent la possibilité de tisser des histoires à partir de ce qui, toujours, est en train de se refaçonner.
Anna Lowenhaupt Tsing, Le champignon de la fin du monde, 2017

Andy Warhol, Still-Life, 1976, Gelatin silver print, 12.7 x 20.3 cm

lundi 30 octobre 2023

Oiseaux ne s'habituant pas à la gravité

Tanya Habjouqa, série Birds Unaccustomed to Gravity, 2023
Birds Unaccustomed to Gravity est une cartographie photographique des frontières — psychiques et physiques — qui définissent les vies palestiniennes contemporaines sous l'occupation. La Palestine force chacun à accepter l'existence de réalités à la fois contradictoires et hostiles. Les orientations récentes d'Israël ne laissent présager qu'un avenir encore plus sombre. Ayant vécu 13 ans à Jérusalem-Est, élevant deux enfants palestiniens, j'ai pu observer les complexités de la réalité palestinienne dans ses détails angoissants et joyeux. Cette série décrit les défaites et les victoires propres à la vie palestinienne, les conflits bouleversants, les libérations microscopiques, ainsi que le façonnage, la résistance et la mémoire de l'espace. J'explore les tensions à l'intérieur et autour de paysages ou de personnages gravés dans la vie de populations à la fois occupées et occupantes sur leur territoire. (Tanya Habjouqa)

Tanya Habjouqa, série Birds Unaccustomed to Gravity, 2023
Tanya Habjouqa (Jordanie/États-Unis) est photojournaliste, artiste et enseignante. Elle renouvelle la narration et crée des dynamiques de travail basées sur une pratique éthique et sur la collaboration. Tissant humour, folklore et interrogations politiques, elle met en avant de nouveaux modes documentaires qui visent à recadrer des éléments de l'actualité politique à travers un point de vue plus nuancé et culturellement instruit. Après une formation en anthropologie et en journalisme, avec une maîtrise en Global Media et une spécialisation en politique du Moyen-Orient, elle mène un travail questionnant le genre, les représentations de l'altérité (Jerusalem in Heels ou Fragile Monsters), la dépossession, les déplacements de populations et les droits de l'homme (Tomorrow There Will Be Apricots). En 2014, elle est l'auteure de la série Occupied Pleasures. Tanya Habjouqa a co fondé en 2009 Rawiya – raconteuses d’histoires, le premier collectif photographique féminin du Moyen-Orient avec quatre consœurs de la région (Tamara Abdul Hadi, Laura Boushnak, Dalia Khamissy et Newsha Tavakolian)

Tanya Habjouqa, série Birds Unaccustomed to Gravity, 2023
Interview avec le collectif Rawiya