dimanche 7 avril 2024

Polaroïd et gazinière


James Welling, Polaroïd, 1976
James Welling, Polaroïd, 1976

En septembre 1975, Bart Thrall, un de mes amis, m'a prêté son appareil Polaroid 450. Je l'ai utilisé pendant quelques semaines, jusqu'à ce que l'obturateur se détraque et que bêtement j'essaie de le réparer. N'essayez jamais de réparer un obturateur. Après avoir acheté un nouveau Polaroïd à mon ami, je me suis donc retrouvé avec un appareil sans obturateur. En janvier 1976, j'ai compris que je pouvais encore prendre des photos avec cet appareil en le montant sur un trépied et en utilisant le bouchon de l'objectif pour contrôler l'exposition. C'est ce que j'ai fait et, pendant les quatre mois qui ont suivi, j'ai réalisé des photos polaroïd dans mon atelier, dans le restaurant où je travaillais et dans la maison de mes parents dans le Connecticut. Les prises de vue se sont poursuivies jusqu'en octobre, au moment où j'ai exposé les photographies à l'Arco Center for visual Art dans le centre de Los Angeles. Une semaine après le vernissage, j'ai acheté un véritable appareil photo, une chambre 4 x 5 inch, en bois.

Tous ceux qui connaissent les films polaroïd, savent qu'il y a une grande différence entre les couleurs réelles et les couleurs qu'ils sont capables d'enregistrer. Sur la plupart des films polaroïd la saturation est faible et les couleurs verdâtres. En étudiant attentivement la fiche technique fournie avec le film, je me suis rendu compte que la température de développement était extrêmement importante pour le rendu des couleurs. En gardant ça en tête, j'ai commencé à développer les polaroïds sur ma cuisinière à gaz. Chauffer le film à plus de 38 degrés me permettait d'obtenir des couleurs vives, mais je devais me limiter aux endroits où j'avais accès à une gazinière, c'est-à-dire chez moi ou au restaurant.

Les photos que j'ai réalisées dans mon atelier montrent des coins ou des fragments de choses. Pour certaines d'entre elles, comme Bike at Night, j'ai réfrigéré le film pendant le traitement afin de réduire la température et d'accentuer la dominante verdâtre de mes lampes fluorescentes. Parmi ces polaroïds d'atelier, il y a de nombreuses photographies de mon vélo vert à dix vitesses. Huit mois plus tard, ce vélo m'emmenait vers Los Angeles Ouest avec mon nouvel appareil photo sur son trépied attaché sur le porte-bagages. J'étais enfin passé à la photographie sérieuse et je n'étais plus contraint aux intérieurs. Après ces polaroïds faits dans mon atelier, j'allais attendre trente ans avant de travailler à nouveau en couleur, photographiant, cette fois, les fermes de la vallée de l'Hudson pour un projet que mon frère appela : Agricultural Works/Insect Chorus,(Travaux agricoles et chœur d'insectes).   

James Welling, In The Studio Reader, édité par Mary Jane Jacob & Michelle Grabner, Chicago, 2010

James Welling, Polaroïd, 1976



dimanche 31 mars 2024

Une autre, s'il vous plaît

Un dernier moment ensemble avec le photographe à la fin d'Été précoce. Le regard de Ozu sur les gestes qui unissent par-delà l'inexorable départ des filles.
"Ainsi, nous voilà séparés, mais on se retrouvera un jour. On ne pouvait pas rester indéfiniment tous ensemble."
Yasujiro Ozu, Été précose, 1951, film, 124 mn




samedi 30 mars 2024

Peinture d'histoire

Matthew Antezzo, Robert Ryman, The Tate Gallery London, MoMA, New York, Abrams, 1993, p.215, 2001, huile sur toile, 106 x 101 cm - Barry Le Va, Artforum, Feb. 1973, p. 45, 1992, Crayon sur papier, 33 x 22 cm - Olivier Mosset, Exposition de Sculpture, Motiers 1995, p.114, 1998, huile sur toile, 152 x 122 cm
 
Vue de l'exposition Matthew Antezzo, Galerie Nicolas Krupp, Bâle, 2023

Matthew Antezzo, L'Art Conceptuel, Une Perspective, Musée d`Art Moderne de la Ville de Paris, 1989-90, p.89, 1996, huile sur toile, 152 x 178 cm
Depuis la fin des années 90, Matthew Antezzo reproduit, sur de grandes toiles, des photographies extraites de magazines d’art contemporain des années 70, des images de films célèbres ou plus récemment des images trouvées sur internet. Chaque image sélectionnée est reproduite à l'identique, en noir et blanc accompagnée de sa légende originale. On reconnaît, Barry le Va, Frank Stella ou Robert Ryman au travail. Ailleurs des portraits d'artistes tout aussi connus ou bien des œuvres conceptuelles ou encore des vues de vernissages prisés. Le document est donc "promu". Le cercle est fait. Work is a document is a work is a document. Toute une périphérie des œuvres proprement dites est mise en avant et en peinture, parcimonieusement, plusieurs dizaines d'années plus tard. La peinture en tant que médium vérifie ainsi son pouvoir d'élection et de consécration. Ne sélectionnant ici, il est vrai, que le déjà reconnu. C'est une sorte de peinture d'histoire mais peinture d'histoire de l'art voire peinture d'histoire de l'art conceptuel. Le récit de l'époque, que nous entrevoyons, est sans artifice ni montage ou composition. Tel quel que fixé par les images communicantes, qui souvent sont arrivées seules jusqu'à nous, les spectateurs, nous racontant des œuvres à rêver, dématérialisées ou lointaines ou recluses chez les collectionneurs. Contrairement à Mike Bidlo par exemple, Matthew Antezzo ne reproduit pas les œuvres mais leurs entourages et s'il arrive que l'une d'elles soit peinte isolée c'est pour constater qu'elle n'a jamais revendiqué aucune picturalité. Finalement l'artiste nous confronte à la peinture degré zéro qui nous suffit. Un pur geste depuis le mur, un salut, à ce qui circule.

Adrian Piper, Catalysis III, 1970, documentation de la performance, photographie no 3, 41x 41 cm - Matthew Antezzo, www.adrianpiper.com, 2002, Pencil and graphite on paper, 69,9 x 40,6 cm - Mel Bochner, Artforum, December 1972, p. 32, 1991, huile sur toile, 32 X 35 cm
Hollis Frampton, The Secret World of Frank Stella, 1958-1962 - Matthew Antezzo, Frank Stella, New York, 1998, crayon sur papier, 95 x 68 cm


dimanche 17 mars 2024

À cause de l'élevage de poussière

Sophie Ristelhueber, Fait, 71 photographies, 100 x 130 cm, Jeu de Paume, Paris, 2009

Man Ray, Élevage de poussière, 1920
En octobre 1991, six mois après la guerre du Golfe, Sophie Ristelhueber part dans le désert du Koweit. Elle n'est pas reporter et ne cherche ni à témoigner, ni à dénoncer. "Il ne faut pas abandonner le terrain du réel et de l'émotion collective aux seuls reporters, rédacteurs, photographes." "Il est essentiel pour moi, d'aller affronter physiquement la réalité. Au Koweït, j'ai voulu faire corps avec le territoire. Le terrain était aussi miné que celui de l'image." Les images enregistrant les traces du conflit sur le sol ont été prises d'un hélicoptère mais aussi depuis le sol. Le déclencheur avait été une photo aérienne découverte dans le Time Magazine mais Sophie Ristelhueber garde en tête une autre photo qu'elle connaît bien : Élevage de poussière de Man Ray.
 
Sophie Ristelhueber, Fait, détail, 100 x 130 cm, 1992

En passant des vues aériennes au sol, j'ai cherché à faire perdre toute notion d'échelle, comme dans Élevage de poussière de Man Ray et Marcel Duchamp. C'est une image qui me fascine et que j'ai gardée en tête pendant tout ce travail. Cette balade entre l'infiniment grand et l'infiniment petit déstabilise le spectateur. C'est une bonne illustration de la relation que nous avons au monde. Nous disposons de moyens modernes pour tout voir, tout appréhender mais, en fait nous ne voyons rien. Même si certaines images s'apparentent à des coupes au microscope, je ne voulais pas, non plus, que ce jeu sur l'échelle vire complètement à l'abstraction. J'ai donc beaucoup marché, travaillé sur les innombrables objets abandonnés : chaussures, théières, télévisions, meubles de bureaux. Et puis les "choses" de la guerre : obus, lance-missiles, tanks, toutes sortes de mines. J'ai trouvé une collection de blaireaux, de rasoirs et de petits miroirs qui devaient faire partie de la panoplie du soldat. Des journaux intimes, des couvertures écossaises qui ressemblaient à celles de mon enfance. J'avais l'impression de sentir physiquement cette folie des gens qui fuyaient vers le nord. Ce double abandon de l'homme et de l'objet m'a beaucoup troublé. Ces "natures mortes" ramènent au côté prosaïque de la guerre. En même temps, coupés de leur usage, les objets deviennent eux aussi des abstractions.
Sophie Ristelhueber, Fait, détail, 100 x 130 cm, 1992
"Dans La Jalousie de Robbe-Grillet, tandis que les choses sont progressivement et minutieusement décrites, elles s'annulent les unes les autres. Au chapitre suivant on découvre la même histoire mais légèrement déplacée, de telle manière que l'histoire précédente cesse d'exister. La précision de la photographie, ce qui est retenu dans le cadre fermé, a quelque chose à voir avec la technique du Nouveau Roman. Simultanément, je travaille de manière à ne rien dire — il n'y a pas d'histoire."
Depuis les années cinquante, avec l'essor de l'image télé et maintenant avec les séquences filmées sur nos téléphones, la photo est perçue comme un medium quelque peu figé et fragmentaire. Fait, composée de 71 grandes images disposées en grille dans l'espace, revendique le statut partiel, répétitif, précis, équivoque, pensif et fragmentaire de l'image photo — il n'y a pas d'histoire.

Sophie Ristelhueber, À cause de l'élevage de poussière, 2007
Man Ray, Élevage de poussière, photo avant recadrage, 1920

En 2007, alors que Fait était achevée depuis longtemps, Sophie Ristelhueber retourne à ses planches contact pour en tirer une dernière image. "À l'époque j'étais embarrassée. Je l'ai mise de côté. Je me disais que ça paraissait trop évident, comme si j'avais copié Man Ray. Mais finalement, je l'ai montrée. Le titre est : À cause de l'élevage de poussière."

 

jeudi 4 janvier 2024

Un, deux, trois fonds

Liz Deschenes, Green Screen #4, 2001/16, impression jet d'encre, 464.8 × 180.3 cm
Irving penn, fond gris
Helmut Smits, Transparent Background Paper, 2023
Pour montrer ou photographier un fond il faut le séparer donc appeler un autre fond à la rescousse. On met le fond sur un fond (un mur, un support, des entourages)
Les trois fonds ici sont des fonds tournants, une surface passant de la verticale à l'horizontale en effaçant la ligne d'intersection entre les deux plans

Irving penn, Alfred Hitchcock, 1947
Zelensky, fabrication d'un hologramme, 2022
Helmut Smits, tissage du fond, 2023
Quand d'Irving Penn fait un portrait, surtout en pieds, le décor est son partenaire. Dès les débuts pour Vogue, en 1946, il opte pour des entourages dépouillés et fait construire dans son studio une minuscule pièce adaptée au format vertical de la page de magazine. Dans cet espace restreint, le personnage se sent physiquement acculé et se compose lui-même à l'intérieur d'un espace qui préfigure les limites étroites de l'image. Irving Penn poussera la contrainte du dispositif en supprimant le mur du fond pour joindre bout à bout les deux murs latéraux en un angle inconfortable. Le modèle, souvent fameux, doit retrouver ses marques dans ce coin inhabituel.
Le grand fond gris exposé en 2017, au Grand Palais, dans l'exposition commémorant le centenaire de la naissance du photographe, a fait son apparition en 1950, à Paris quand Irving Penn s'installe pour un temps, au sixième étage d'un immeuble, rue de Vaugirard, pour photographier les collections d'Automne et réaliser des portraits d'artistes et de personnalités. Il commence là une nouvelle série : les portraits des Petits métiers, série qu'il continuera à Londres, puis à New York, emportant son fond, un vieux rideau de théâtre gris, de ville en ville. Vendeurs, ouvriers, artisans, facteurs, pompiers montent les six étages dans leur tenue de travail, avec leurs outils ou leurs marchandises, guidés par les assistants jusqu'au lieu intemporel et quelque peu solennel de la prise de vue. En 2017, le photographe disparu, des centaines de visiteurs levaient leur smartphone pour faire des selfies devant le même fond.

Depuis le début des années 1990, Liz Deschenes a fait de la photographie le sujet de son travail et explore la signification inhérente à ses matériaux. Ses photographies fonctionnent souvent aussi comme des objets sculpturaux ou architecturaux. "Je m'intéresse à une photographie qui cultive un dialogue autoréflexif tout en reflétant le monde dans son ensemble, j'utilise un vocabulaire qui mêle forme et concept."
Le fond vert est l'élément indispensable d'un dispositif standard d'effets spéciaux au cinéma et à la télévision : un acteur est filmé devant ce champ monochrome qui est ensuite remplacé par une autre image tenant lieu de contexte. Omniprésent et invisible, le fond vert est enfoui sous la surface de la plupart des films. Dans Green Screen #4, Liz Deschenes en fait une photographie monochrome. La longue impression jet d'encre verte vive, est suspendue sans cadre au mur et s'étend sur le sol de la galerie comme une toile de fond. Ces changements d'emplacement transforment l'image en objet et brouillent la limite entre photographie et sculpture. Green Screen #4 est une doublure (une photo) d'un objet qu'elle représente à l'identique et qui est une condition de production invisible de certaines images.

Helmut Smits tisse ensemble un papier blanc et un papier gris pour créer l'arrière-plan numérique vide de Photoshop sous la forme physique d'une toile de fond de studio de photographie. Peut-on tisser ensemble le numérique et le physique ?

Isabelle Huppert porte une robe Balenciaga à Cannes, 2022

Selfie devant le fond d'Irving Penn