dimanche 4 juin 2023

Verre

Pascal Grandmaison, Verre, 2004, 180 X 180 cm
Verre (2004-05) de Pascal Grandmaison est une série de neuf photographies grand format montrant des jeunes gens devant des fonds blancs. Malgré leur impassibilité apparente ces jeunes gens répètent neuf fois la même action. Ils tiennent devant eux une plaque de verre transparente. Ils ne font toutefois aucun effort. La transparence de l'objet interposé entre eux et nous, fait d'abord apparaître leur geste, comme sans objet, comme une pure écriture, un hiéroglyphe corporel. Les personnages s'imposent dans l'espace par le format, la précision de l'image, la stature et l'immobilité des corps. Leur présence est néanmoins sans regard. Ils n'habitent pas l'image au sens où l'entendait Auguste Sander. Ils sont photographiés dans une attitude que Michael Fried avait repérée dans la peinture du XVIIIe siècle et décrite grâce au concept d'absorbement. Tous sont absorbés par leur geste et ne tiennent aucun compte de ce qui se passe autour d'eux. Ils semblent tenir un point par le regard de la même manière qu'ils tiennent la plaque de la main gauche. Ils maintiennent visible, des yeux et des mains, un objet qui, sans ça, pourrait être invisible.

Pascal Grandmaison, Verre, 2004

Depuis la renaissance, la plaque de verre fait partie de la machine scopique. Léonard de Vinci écrit : "Prend un verre grand comme une demi-feuille de papier folio royal et assujettis-le bien devant tes yeux, c'est-à-dire entre ton œil et ce que tu veux représenter. Puis éloigne ton œil de deux tiers de brasse du verre, et fixe ta tête au moyen d'un instrument, de façon à l'empêcher de faire aucun mouvement ; ferme ou couvre un œil et, avec un pinceau marque sur le verre ce qui est visible au-delà."
Ou bien Dürer : "Le procédé consiste à tracer les lignes principales du modèle sur une plaque de verre intercalée entre le dessinateur et son sujet. La place du viseur (point de vue) s'obtient en conjuguant sa hauteur, sa latéralité et sa distance par rapport à l'écran. Ces trois mesures sont celles qui président à l'exercice théorique de la construction légitime et sont modulables selon les possibilités qu'offrent les mécanismes de la machinerie."
Léonard encore : " La perspective n'est rien d'autre que la vision d'un objet derrière un verre lisse et transparent, à la surface duquel pourront être marquées toutes ces choses qui se trouvent derrière le verre ; ces choses approchent le point de l'œil sous forme de diverses pyramides que le vert coupe."

"La photographie est le plus transparent des médiums conçus ou découverts par l'homme." constate Clement Greenberg. Ce qui a pour conséquence, d'après lui, qu'elle peut se permettre d'être naturaliste, contrairement à la peinture. La voilà donc innocentée de son naturalisme naturel, mais nous voyons ici qu'elle n'est pas dispensée de la dimension réflexive propre à toute pratique artistique. Pascal Grandmaison fait apparaître le verre comme l'objet théorique de la représentation photographique. 

Le plan pictural, pure abstraction dans la théorie de la perspective, plan de coupe sectionnant la pyramide visuelle est rapidement devenu concret pour les peintres sous forme d'un voile ou d'une plaque de verre susceptible de laisser passer les rayons lumineux mais d'arrêter les traits du dessin. Si la peinture, au fil de la modernité, a rendu opaque ce plan de projection en affirmant l'immanence de la surface du tableau, son univocité et sa matérialité, la photographie a un rapport plus complexe à ce plan. Le plan film par exemple est un support d'inscription, au fond de l'appareil, qui arrête et sectionne une projection lumineuse, il est à la fois traversé par les rayons lumineux et il les retient sous certaines conditions de temps.

Les acteurs de Pascal Grandmaison maintiennent une plaque de verre de façon à la rendre visible tout en montrant qu'elle peut ne pas l'être. C'est là la prouesse. La main, qui a saisi la plaque par son bord à hauteur des yeux, déborde le verre. Elle l'ôte du bord du cadre en le déplaçant dans l'image et, ce faisant, elle passe de l'autre côté du verre dans l'espace visuellement ambigu entre l'intérieur et l'extérieur de l'image. C'est une prise. Dans cet écartement du bord, un autre bord apparaît mais surtout le verre se révèle par ses effets. Ce n'est pas tant lui que nous voyons que ce qu'il fait à ce qui l'entoure. D'instrument de captation il est devenu agent, producteur d'effets. Il teinte, c'est un filtre. Il reflète le hors champ, l'ombre du photographe se dessine dans les vêtements des acteurs. Il pèse aussi mais le poids de l'objet réel est ce que le dispositif photo passe sous silence.
Ils ne font aucun effort, ils manipulent l'invisible en toute impassibilité, ce sont des sujets faibles.

"Le verre, ce n'est pas un hasard, est un matériau dur et lisse sur lequel rien n'a prise. Un matériau froid et sobre, également. Les objets de verre n'ont pas d'aura. Le verre, d'une manière générale, est l'ennemi du mystère. Il est aussi l'ennemi de la propriété. Le grand écrivain André Gide a dit un jour : chaque objet que je veux posséder me devient opaque. Si des gens comme Scheerbart rêvent de constructions en verre, serait-ce parce qu'ils sont les apôtres d'une nouvelle pauvreté ?" Walter Benjamin, Expérience et pauvreté, 1933

Jean Siméon Chardin, L'Enfant au toton, 1738
Jean Siméon Chardin, Les Bulles de savon, 1733
Lee Friedlander, Boston, série At Work, 1985
Dürer, Méthode pour dessiner un portrait, 1525