jeudi 27 avril 2023

Du document altéré comme œuvre

Artie Vierkant, Image Objects, 2011, ongoing, prints on aluminum composite panel, altered documentation image

Artie Vierkant, Image Objects
Image Objects sont des œuvres qui tentent de refléter la mutabilité des méthodes de production contemporaines. 

Image Objects est une série qui existe quelque part entre l'objet physique et l'image médiatisée. Entre la sculpture et des images documentaires altérées (altered documentation images). Le titre de la série suggère cette dualité entre image et objet. À une époque où notre compréhension des objets provient tout autant de notre interaction physique avec eux que des contextes nombreux et variés dans lesquels nous rencontrons des images de ces objets, à une époque où l'authenticité de la représentation peut être altérer avec des outils très courants permettant de copier, de modifier et de récupérer des images, nous pouvons dire que nous sommes dans un environnement où "toute chose est autre chose". 
 
Chaque fois qu'un Image Object est officiellement documenté, par l'artiste ou par le galeriste, les images documentaires, les vues d'installation, sont modifiées avant leur publication, qu'elles soient imprimées ou diffusées en ligne. Par ce processus, les objets continuent à se déplacer et à changer plastiquement, tout comme la composition des pièces elles-mêmes est un processus continu et fluide. En intervenant sur les vues de l'installation elles-mêmes, ce que nous avons l'habitude de considérer comme une expérience "médiatisée" de l'œuvre est transformé en une expérience directe. Ici, il n'y a pas une vision première de l'œuvre (dans l'espace) et une vision secondaire (par l'image), car les documents sont des œuvres à part entière, dérivées, construites en s'appuyant sur les objets exposés, lesquels dérivent d'autres images documentaires, etc. 

Les œuvres de cette exposition sont conçues pour exister pas uniquement en tant qu'objets physiques, mais sous trois formes : le fichier original, l'objet fabriqué et toutes les images tirées de cet objet. Chaque pièce découle d'un fichier initial qui est continuellement transformé, déformé et recomposé jusqu'à ce qu'une composition semble prête à être finalisée et fabriquée. La date à laquelle le fichier initial est enregistré devient le titre de chaque œuvre individuelle, par exemple Image Object Tuesday 14 July 2015 11:44AM (Westfälischer)

L'expérience du spectateur est scindée, entre d'une part, la rencontre physique des pièces dans une galerie et d'autre part, les innombrables variations des objets circulant dans les publications et sur Internet. La documentation devient une œuvre à part entière, incorporant des éléments de collage, des techniques couramment utilisées dans la retouche d'image professionnelle, des filigranes numériques esthétisés, etc.

La photographie de n'importe lequel de ces objets est autorisée et encouragée, car d'une certaine manière, les seules images documentaires de ces œuvres seront celles produites par les spectateurs et publiées là où ils le souhaitent.
Artie Vierkant, 2015


Artie Vierkant, Image Object Thursday 4 June 2015 12:53PM, 2015, aluminum, print on vinyl
Artie Vierkant, Rooms Greet People By Name, Galerie Perrotin, New York, 2018
"Premièrement, rien n'est dans un état fixe : c'est-à-dire que tout est autre chose, que ce soit parce que tout objet est capable de devenir un autre type d'objet ou parce qu'un objet existe déjà dans un flux entre plusieurs instanciations." – Artie Vierkant


vendredi 21 avril 2023

Une méthode générative

Sol Lewitt, Muybridge I, 1964

Eadweard Muybridge, The Attitudes of Animals in Motion, 1881. planche D, montrant le dispositif des 24 appareils de Muybridge
Une des trois batteries d'appareils, avec le porte-plaques, utilisée par Muybridge pour réaliser les photos de Animal Locomotion, vers 1887
Les photographies de Muybridge, figeant le corps en mouvement, ont d'abord permis aux artistes de reconsidérer le naturalisme. Pour Sol Lewitt, la révélation opérée par ce travail, c'est la logique sérielle, l'utilisation d'un processus pour produire des formes et la représentation méthodique, sans affect, d'un sujet. Une méthode générative semble dès lors pouvoir être substituée à l'expressionnisme : "La logique de l'image sérielle était la chose la plus importante pour moi. Une sorte de réalisme philosophique." Sol Lewitt découvre les photographies d'Eadweard Muybridge en arrivant à New York en 1953. Les séquences photographiques de Muybridge, leur régularité, leur production mécanique, vont l'amener au principe de production à la base de l'art conceptuel : «L'idée devient une machine qui fait l'art.»

La planche 271 d'Animal Locomotion était accrochée dans un cadre au mur de l'atelier de Sol Lewitt. Une femme, se relevant depuis le sol avec un papier dans la main gauche, photographiée avec le système électro-photographique précis de Muybridge. Le système agit du début à la fin du mouvement, nous donnant toute l'information visuelle possible.


Eadweard Muybridge, Arising from the ground with a paper in left hand, planche 271 de la série Animal Locomotion, 1887
Première et dernière vue des photographies à l'intérieur de Muybridge I
Sol LeWitt, Schematic Drawing for Muybridge I, 1970, lithographie en noir et blanc

"Le but de l'artiste n'est pas d'instruire ou de satisfaire le spectateur mais de lui donner des informations. ... Il doit suivre son postulat de départ jusqu'à sa conclusion en évitant toute subjectivité. Le hasard, le goût ou le souvenir inconscient ne jouent plus aucun rôle dans le résultat." dit Sol Lewitt. L'opérateur sériel devenu clerc enregistre toutes les étapes du déroulement d'un postulat, sans état d'âme, même si on peut croire que la forme narrative persiste légèrement.

Cependant, l'absence d'affect n'est pas contradictoire avec la sollicitation d'un regard curieux. Bien que la figure ait disparu de l'œuvre de Sol Lewitt après 1964, "abandonnée, comme il l'a dit, pour simplifier les choses", pendant plusieurs années, il a produit des œuvres incorporant la figure en hommage direct à Muybridge. La structure intitulée Muybridge I est une longue boîte rectangulaire noire. Elle est percée de 10 orifices à travers lesquels on découvre une photographie. L'intérieur de la boîte est segmenté en dix compartiments muni chacun d'un petit judas qui révèle l'image d'une femme nue. De vue en vue, la femme semble avancer, le premier œilleton dévoilant toute sa silhouette, et le dernier un gros plan sur son nombril. 

L'importance de Muybridge dans les années 1960 faisait partie, selon les mots de Sol Lewitt, d'une "recherche d'une méthode d'organisation plus objective" en réaction à un art revendiquant la "sensibilité". Revenir à Muybridge était, paradoxalement, une manière de réinventer le modernisme en d'autres termes. Une œuvre d'art plaçant le spectateur à l'intérieur du dispositif, non plus ressentant à distance, mais manœuvrant à l'intérieur d'une mécanique en tant lui-même que pièce partie prenante pour dérouler une temporalité désaffectée.

Vue dans l'exposition Eadweard Muybridge and Sol LeWitt à la galerie Craig F. Starr, NY, 2019
Sol Lewitt, Modular Wall Structure

mercredi 19 avril 2023

Une sphère, une idée, un observateur

  Sol Lewitt, A sphere lit from the top, four sides, and all their combinations, 2004

Ce sont les séquences photographiques de Muybridge, leur régularité, leur production mécanique, qui vont amener Sol Lewitt au principe de production à la base de l'art conceptuel : « L'idée devient une machine qui fait l'art. »

La permutation combinatoire, telle que nous la voyons dans cette série de 28 photographies de Sol Lewitt, est un moyen par lequel on peut réaliser, exténuer, tout le potentiel inhérent à une idée. Les formes sont générées, machinalement, par l'idée de départ : Une sphère soumise à cinq directions d'éclairage déterminées (haut, droite, gauche, arrière, face) et toutes leurs combinaisons.

Bien…, cependant, trois combinaisons d'éclairage manquent : (haut, arrière, face), (gauche, arrière, face) et (haut, gauche, arrière, face). Que penser de ceci ?

Si la machine est défaillante (il en manque) le résultat n'en est pas moins performant. L'idée reste l'idée, une machine, certes, mais aussi une puissance. Pas encore toute là. Certaines places vaquent. On ne peut s'en rendre compte (et demander des comptes) qu'en faisant soi-même les comptes. Mais, il en manque ! Lesquelles ? Pour les trouver on scrute de près chaque image, cherchant les ombres (indices d'une direction de lumière) même si certaines, les ombres éclairées, sont à peine discernables. On s'engage dans le processus, dans le tangible, le visible. La place de l'observateur (dans l'art conceptuel) n'est pas de se contenter de ce qu'on lui montre mais d'agir.

"…celui qui observe le travail, reconstitue les choses à partir de l'information qui lui est donnée, en lisant et en regardant tout à la fois, dans un espace fluide et continu. L'événement conceptuel qui se produit a lieu, durant un laps de temps bien précis, dans l'esprit de cette personne, faisant ainsi de lui, ou d'elle, le sujet virtuel du travail. J'espère que le sujet se voie voir." déclare Douglas Huebler. (trad fg)

 PS : rien n'empêche l'observateur d'être aussi dans la lune.


samedi 1 avril 2023

Rupture

Roy Arden, Rupture, 1985

Roy Arden, Abjection, 1985, installation Ikon Gallery, Birmingham, 2006

En 1938, des travailleurs sans emploi ont occupé la poste, la Vancouver Art Gallery, et un hôtel du centre ville. Leur manifestation a été brutalement réprimée par la police. Pour Rupture (1985) Roy Arden a utilisé des photographies découpées et recadrées dans la presse de l'époque pour réaliser une série de 9 panneaux. Chaque image est appareillée avec une photo de ciel bleu montée juste au-dessus. Le travail consiste donc en 9 diptyques verticaux.  

Pour Roy Arden, le monochrome est l'emblème du modernisme, englobant à la fois le matérialisme de Rodchenko et la transcendance d'Yves Klein. Les photographies de ciel furent les dernières prises avec son vieux Rolleiflex. Après ces prises de vue, Roy Arden vendit son appareil et n'en racheta aucun pendant cinq ans.  

Rupture met en place une stricte dichotomie entre nature (en haut) et histoire — histoire dévalorisée — (en bas). Plusieurs des photos montrent des travailleurs frappés, écroulés sans défense au sol. Ils sont, au sens le plus littéral, mis à bas. Même le ciel semble contre eux, trônant triomphalement au-dessus, tout au plus indifférent à leur sort. L'attitude des figures dans la première image fait penser à l'expulsion du jardin d'Éden de Masaccio. Le Bleu du ciel est aussi un livre de Georges Bataille, écrit en pleine montée du fascisme.  

Le vignetage dû à l'optique photo nous indique que le carré bleu est bien une portion de ciel photographié quelque part. Mais où ? Est-ce la même photo répétée ou plusieurs prises de vue à des moments différents ? Le temps se déroulent-il ou est-il arrêté ? La question de la répétition se pose à l'intérieur des images mais aussi dans leur rapport à l'extérieur. Si l'on dit "L'histoire se répète" c'est qu'une autre situation vécue et actuelle dialogue avec ce travail.

Abjection est composé comme Rupture. Dix diptyques cette fois, verticaux, avec un monochrome en haut et des photos d'actualités historiques en bas. À chaque extrémité, des femmes effectuent des mouvements de gymnastique coordonnés, au milieu, des alignements de voitures et un homme seul avançant rapidement dans plusieurs photos (est-ce le même ?) Le monochrome est noir. On ne sait pas s'il a donné lieu à une prise de vue.

Roy Arden, Abjection, 1985

Violences policières, manifestations contre la réforme des retraites, France, 2023

Sous les gaz lacrymogènes tirés par les gendarmes à Sainte-Soline, 23 mars 2023

Geneviève Asse

Masaccio, Adam et Eve chassés du Paradis, 1424, Florence