mardi 16 août 2022

Malentendus

Mel Bochner, Misunderstandings (A Theory of Photography) 1967-70
J'ai réalisé en 1967, que la photographie était devenu le sujet de mon travail sans que je le décide vraiment. Alors, je me suis dit que je devais faire quelques recherches, me pencher sur l'histoire du médium et m'intéresser à ce qui avait été écrit à ce sujet, quels en étaient les enjeux. J'ai trouvé pas mal de choses stupides, sans aucune valeur théorique.
 
Plus je lisais, plus je commençais à voir tout cela comme un énorme malentendu. Donc, j'ai commencé à compiler une série de malentendus. J'ai récolté un assez grand nombre de citations et j'ai voulu les publier sous le titre Dead Ends et Vicious Circles (Impasses et cercles vicieux) ...  
 
Je les ai soumises à Artforum mais Philip Leader m'a dit "Nous ne sommes pas un putain de magazine photo, c'est une revue d'art, ne me donne rien sur la photographie, nous ne faisons pas de photographie! " Alors je les ai envoyées à Art in America et ils n'étaient pas intéressés non plus, ils m'ont suggéré d'envoyer ça à un magazine photo, à Popular Photography par exemple. Je savais qu'aucun magazine photo ne pouvait être intéressé par tout ça, donc j'ai tout mis dans un tiroir et je n'y ai plus pensé. 
 
Puis en 1970, Marian Goodman, qui avait alors la galerie Multiples Gallery, a voulu faire un multiple, une boîte de photographies d'artistes. Elle a fait cette boîte, une chose assez étonnante, il avait Smithson, Graham, Ruscha, Dibbets, Rauschenberg, LeWitt, moi-même et un certain nombre d'autres artistes. Ma contribution était une version de Dead Ends et Vicious Circles, une compilation de citations que j'ai intitulée Misunderstandings (A Theory of Photography). Pour ajouter encore à la confusion, trois des citations étaient fausses, je les avais écrites moi-même. La dernière carte dans l'enveloppe est la reproduction du négatif d'un Polaroid (bien sûr les polaroïds n'ont pas de négatif!)

Mel Bochner, Misunderstandings (A Theory of Photography) 1967-70

La véritable fonction de l'art révolutionnaire est la cristallisation des phénomènes en formes organisées. Mao Tsé Tung

J'aimerais, qu'à cause de la photographie, les gens méprisent la peinture jusqu'à ce qu'autre chose rende la photographie insupportable.  Marcel Duchamp

La photographie ne peut pas enregistrer des idées abstraites. Encyclopédie Britannica

Je veux reproduire les objets tels qu'ils sont ou tels qu'ils seraient même si je n'existais pas. Taine

Les photographies offrent une perception non pas directe mais médiatisée… C'est ce qu'on pourrait appeler « une perception de seconde main ». James J.Gibson

La photographie est le produit d'une complète aliénation. Marcel Proust

Rappelons-nous que nous n'avons pas besoin de traduire de telles images en images réalistes pour les "comprendre", pas plus que nous n'avons besoin de traduire des photographies en images en couleurs, bien qu'en réalité des hommes ou des plantes en noir et blanc nous frappent comme indiciblement étranges et effrayants. Supposons que nous disions à ce stade : "quelque chose est une image uniquement dans un langage-image". Ludwig Wittgenstein

À mon avis, vous ne pouvez pas dire que vous avez bien vu quoi que ce soit tant que vous n'en avez pas une photo. Émile Zola

La photographie garde ouverts les instants que le flux du temps referme ; elle détruit les dépassements, les chevauchements de temps. Maurice Merleau Ponty

 

samedi 13 août 2022

Une poétique de l'ivresse

Martha Rosler, The Bowery in Two Inadequate Descriptive Systems, 1974/75

Dans la pièce The Bowery in Two Inadequate Descriptive Systems (Le Bowery en deux systèmes descriptifs inadéquats) Martha Rosler explore la vie urbaine et la représentation des groupes minoritaires et sans droits qui la constitue. La pièce est faite de 24 cadres, chacun d'eux associant une photographie avec d'une page dactylographiée. La plupart des photos montrent une devanture de magasin, sinon une entrée ou une façade d'immeuble (il n'y a pas de photo dans les trois premiers cadres). Les photos ont été prises par Martha Rosler le long de Bowery, une rue en bas de Manhattan. Ce quartier, de tous temps en mutation, était associé à l'alcoolisme, mais aussi aux lofts loués par des artistes, ainsi qu'aux clubs et petits théâtres. Les mots dactylographiés, qui font tous référence à l'état d'ébriété, sont tirés d'un journal tenu en 1974 par l'artiste en vu de la réalisation de l'œuvre. Les mots ne décrivent pas les photographies et les photographies n'illustrent pas les textes. Texte et image sont dissociés et Martha Rosler ouvre un espace vide entre les deux, espace propice aux associations d'idées. Contrairement aux photos documentaires se référant à ce quartier et à ses dysfonctionnements, les photos ici ne montrent aucune figure humaine. Le problème évoqué est d'abord urbain, inscrit dans le bâti, dans une structure. Tout comme le langage est lui aussi une structure, une construction. Deux systèmes, tous deux inadéquats. Une ivresse non pas poétique mais linguistique.

Martha Rosler, The Bowery in Two Inadequate Descriptive Systems, 1974/75
Martha Rosler, The Bowery in Two Inadequate Descriptive Systems, 1974/75
Si Martha Rosler évoque elle-même « Une poétique de l'ivresse » c'est bien dans le sens d'un langage objectiviste qui donnerait accès objectivement au réel. Même si ici, paradoxalement, ce réel passe par une série d'images décrivant les fluctuations d'un état comme autant de personnages d'un ensemble d'incohérences disparate. L'avant dernier cadre fait exception à la règle de disjonction puisque le texte y décrit parfaitement l'image, dans un registre argotique, dead soldiers ou dead marines désignant les cadavres ou bouteilles vides. À peine un glissement dans un registre plus littéral et la guerre du Vietnam s'invite.
Martha Rosler, The Bowery in Two Inadequate Descriptive Systems, 1974/75

Quelques termes français pour une traduction :

 illuminé, bienheureux, parti, éclaté, lubrifié, bardé, chargé, à vau-l'eau, raide, pompette, paf, pistaché, rétamé, dans le cirage, plein, éméché, vaseux, vrillé, vitreux, imbibé, pochetronné, poivrot, ivrogne, aviné, écluseur, un verre dans le nez, pinté, entamé, flingué, fait, torché, schlass, en goguette, bourré, bituré, battant de l'aile, cassé, sous la table, culbuté, déchiré, cuit, gris, noir, arrondi, en orbite, pété, rincé, beurré, rond, inconscient, comateux, zingué, hors-jeu, défoncé, rincé, titubant, ivre mort, picoleur, pochard, pilier de comptoir, alcoolique, soulard, délabré, clodo, cadavres…

Martha Rosler, installation view of the series The Bowery in Two Inadequate Descriptive Systems, 1974-75

vendredi 12 août 2022

Destruction (1)

Robert Landsburg, Éruption du Saint Helens, 18 mai 1980

Robert Landsburg, Éruption du Saint Helens, 18 mai 1980
Robert Landsburg, National Geographic, janvier 1981

Lorsque le mont Saint Helens, dans l'état de Washington aux États Unis, est entré en éruption le matin du 18 mai 1980, de nombreux observateurs, scientifiques, journalistes ou curieux, arpentaient les alentours car depuis deux mois l'éruption s'annonçait par des séries de tremblements de terre ou des jets de vapeur. La violence de l'éruption fut cependant totalement imprévisible. 

Cinquante-sept personnes furent tuées parmi lesquelles le photographe Robert Landsburg qui se trouvait alors à 6 km du sommet pour documenter l'événement. Le 17 au soir, il écrit : « On se sent au bord de quelque chose ». 

À 8h32, quand la face nord de la montagne s'effondre et que le magma explose, le glissement de terrain progresse à plus de 200 km/h et la nuée ardente dévale et anéantit tout sur son passage. Le photographe pointe son appareil en direction de l'explosion spectaculaire tant qu'il le peut, puis rembobine et range son matériel dans son sac de protection pour tenter de fuir. 

Le corps de Robert Landsburg a été retrouvé enterré dans les cendres avec son sac à dos dix-sept jours plus tard. Le film dans l'appareil, endommagé par la chaleur, les particules et par des fuites de lumière a été développé et les photographies ont été publiées dans le numéro de janvier 1981 du National Geographic. 

L'article du journal dit : " Il contenait (le film) non seulement des images parlantes du versant meurtrier de l'explosion, mais aussi des rayures, des bulles, des déformations et des fuites de lumière causées par la chaleur et les cendres : la signature, l'empreinte même de la fournaise."

Robert Landsburg, appareil

Roberto Rossellini, Voyage en Italie, 1954

Steven Pippin, Photographies de la série Point Blank, 2011

Dans les images de la série Point Blank, Steven Pippin capte le moment précis où l’appareil et la pellicule qu’il contenait sont détruits par le projectile d’un pistolet.

samedi 6 août 2022

Stage & Stage (représentations)

Femke Dekkers,

Untitled, still, Inkjetprint on dibond 80 x 120 cm, 2010

et (painting), direct positive paper-fiber based 10 x 12,5 cm, 2013  

Femke Dekkers, Atelier Haagweg, Breda, 2013
Le "tableau" de Femke Dekkers "a lieu". Tout commence par une clôture, celle du cadre délimité par l'appareil photo. Une visée (à distance) une projection (sur la pellicule ou le plan film) et quelques déclics (des arrêts). C'est dans ce morceau d'espace visé par l'appareil que le tableau arrive. Tableau ou photo ou installation, les trois. Il y a quelque chose qui se déroule, l'artiste transforme l'espace au cours une durée que nous ne connaîtrons pas. Nous scrutons des traces, nous comparons, nous cherchons les articulations des plans, nous imaginons le hors champ (spatial ou temporel). Dans ce travail, peinture et photographie sont deux représentations. La première dans le sens théâtrale d'une action (muette ?) se déroulant dans un espace physique restreint, la seconde dans le sens d'un document, d'une reproduction. Ce théâtre a pour personnage l'espace lui-même. La scène est simple ou compliquée suivant le nombre des péripéties. Le dispositif permet ici de rendre photographique et transportable le quatrième mur que Diderot plaçait entre les acteurs et les spectateurs. "Jouez comme si la toile ne se levait pas." disait-il. Quand Femke Dekkers lève le volet de son chassis à plan film, juste avant le déclic c'est consciente qu'elle diffère ainsi le regard du spectateur, qu'elle fait entrer la peinture dans un processus d'écriture, d'espacement.
Femke Dekkers, Stage 4 (black square), Stage 9 (abracadabra), Stage 10 (green), Stage 13 (left), Stage 16 (right), Stage 18 (erased), impressions jet d'encre, 2013
Femke Dekkers, Stage 22 (Rearranged), impression jet d'encre sur dibond 63 x 80 cm, 2013

En utilisant l'appareil photo, je délimite des morceaux d'espace. À l'intérieur de ces marques, je crée des compositions provisoires qui produisent, pour l'appareil, une image frontale et équilibrée. Comme j'utilise des appareils analogiques, je travaille toujours en vue de l'instant du « clic » photographique. Parfois, en utilisant comme "toile", l'espace en face de l'objectif, j'ai davantage l'impression de peindre que de prendre des photos. 

Le titre de ma nouvelle série est « Stages », un mot qui fait référence non seulement aux différentes étapes par lesquelles passent les installations, mais aussi à une scène sur laquelle la photographie « a lieu ». Chaque pièce de la série est un décor réalisé pour le point de vue particulier de l'appareil photo. 

Je peins, ou fixe, des matériaux sur les murs et sur le sol et je laisse les formes se matérialiser de cette façon. En fait, ce sont des décors presque vides. Au départ, je voulais que ce travail fasse référence à la photographie avec sa découpe plate et rectangulaire et ses différents formats et négatifs. Après avoir travaillé pendant un certain temps, "l'action a fait son entrée en scène", ce qui a créé un espace pour que d'autres formes évoluent également. 

J'essaie de rendre tangible la tension entre mon désir de perfection et mon incapacité à l'atteindre. C'est cette impossibilité qui est à la base de mon travail : la tragédie de l'effort, qui aboutit toujours au "tout à fait parfait". FD

Femke Dekkers dans l'atelier &  Robert Rauschenberg accrochant