dimanche 31 décembre 2023

Cut-ups

Gus Van Sant, polaroïds
Dans les années 1980, j’avais l’habitude de prendre des photos de tous les comédiens qui passaient des castings pour mes films afin de me rappeler d’eux. Je prenais une photo Polaroïd contre le mur, à la lumière — la fenêtre toujours juste à côté de la personne. Une seule photo que je prenais pour me souvenir d'eux.
La première fois que j'ai utilisé un appareil Polaroïd, c'était pendant le tournage de Mala Noche (1985). Lorsque j'ai acheté l'appareil, j'étais très enthousiaste, même si je n'avais pas de but particulier. À l'époque, je commençais tout juste à travailler et les choses allaient lentement. Je me souviens que j'avais l'impression d'avoir dépensé beaucoup d'argent pour un appareil dont je n'avais pas besoin. Mais au fil du temps, il est devenu très utile. J'ai été séduit par le grand négatif que je pouvais obtenir en utilisant le film 665.
Je pensais pouvoir utiliser les négatifs plus tard et peut-être organiser une exposition. À l'époque on ne pensait pas au scan et à la numérisation qui n'existaient pas mais à l'agrandissement que rendait possible le grand négatif de ces polaroïds. Plus tard, j'ai organisé une exposition de photographies et un ami a également publié un livre intitulé 108 Portraits.

Gus Van Sant, polaroïds
Nous n'avions pas la photographie numérique et nous ne pouvions pas trouver de photos des gens à moins qu'ils ne les apportent. Lorsque je rencontrais des personnes intéressantes, je prenais une photo. Aujourd'hui, il suffit d'aller sur Google et on a des centaines de photos disponibles. Mais à l'époque, dans les années 80, j'ai utilisé l'appareil Polaroïd de manière à avoir la photo instantanément. Je pouvais constituer des ensembles d'images et voir à quoi un groupe pouvait ressembler.
Pour Drugstore Cowboy, des tas de gens très différents sont venus aux castings, comme John Glover ou les membres des Chili Peppers. Je me suis dit que le négatif du Polaroïd allait m'être utile, mais ce n'était pas une mince affaire. Je rencontrais dix personnes en l'espace de deux heures puis, après ces entretiens et ces prises de vues je devais foncer dans le local toilette d'un immeuble de bureau de Santa Monica de trente étages pour mettre les négatifs dans un récipient et les laver avant de les suspendre pour les sécher. Je les accrochais dans mon bureau avec des pinces à linge pour qu'ils s'égouttent et sèchent. C'était un peu pénible, mais je l'ai fait parce que je me disais qu'avec toutes ces photos que je prenais, de tous ces acteurs différents, parfois aussi des acteurs ou des musiciens plus connus, j'avais une collection unique que je pourrais un jour montrer. Mais pendant tout ce temps, les photos servaient d'abord pour le casting.
Les photographies qui en résultent rappellent les premiers Screen Tests d'Andy Warhol ou plus tard les photos de Go-Sees de Juergen Teller : elles documentent des visages, dont certains très influents d'une manière directe et sans mise en scène. Peu importe que l'acteur ait obtenu ou non le rôle.

Gus Van Sant, série Cut-Ups, 2010, tirages numériques
Les images de la série Cut-Ups ont été produites sur ordinateur, mais au départ je voulais les découper et les monter à partir de tirages. Lorsque j'ai essayé de le faire, c'était un peu étrange, pas très organique. J'ai préféré le découpage numérique au découpage physique, et donc j'ai continué comme ça. En fin de compte, ce sont tous des tirages numériques, et beaucoup proviennent de négatifs Polaroid en noir et blanc qui ont été pris dans les années 1990 — les images de casting pour les films que je faisais à l'époque.
Gus Van Sant, série Cut-Ups, 2010, tirages numériques
Je vois les personnages dans ces images comme de nouveaux êtres construits à partir d'éléments d'autres personnes, comme dans le concept de cut-up de William S. Burroughs, où quelque chose de nouveau est créé en assemblant des mots découpés ailleurs. Les expressions y sont étranges, j'ai toujours pensé que c'était dû à la taille de l'appareil photo que je tenais ; il était assez grand et démodé. Comme dans une peinture cubiste, les images sont construites avec des fragments provenant de vues distinctes fusionnées ensemble.

Warhol voulait tout documenter, mais il utilisait aussi l'appareil photo comme un bouclier, et c'est aussi mon cas devant les personnes au moment du casting alors que je les rencontrais pour la première fois. Quand la conversation traînait un peu, j'attrapais l'appareil et je proposais de prendre une photo, ce qui me donnait l'occasion de faire sortir les gens de leur chaise et de leur position. C'était une façon aussi de dire au revoir aux acteurs, de clore l'entretien. (Gus Van Sant)

Gus Van Sant, série Cut-Ups, 2010, tirages numériques
Gus Van Sant, série Cut-Ups, 2010, tirages numériques
Une interview de Gus Van Sant à la fin de l'article ici ou

mercredi 13 décembre 2023

Le marteau et la faucille

Andy Warhol, Hammer and Sickle, 1976, Polaroid, 12.7 x 20.3 cm

"Ce qui est formidable dans ce pays, c'est que l'Amérique a lancé la tradition selon laquelle les consommateurs les plus riches achètent essentiellement les mêmes choses que les plus pauvres. Vous pouvez regarder la télévision et voir du Coca-Cola, et vous pouvez savoir que le président boit du Coca. Liz Taylor boit du Coca-Cola, et vous pouvez penser que vous pouvez boire du Coca-Cola, vous aussi".
Andy Warhol, Ma philosophie de A à B, 1977

Andy Warhol, Hammer and Sickle, 1976, Polaroid, 12.7 x 20.3 cm

Mais alors, sur quoi repose-t-elle vraiment cette «psychologie américaine» ? Il y a trop de personnes et d'histoires différentes à Open Ticket pour qu'on puisse se plonger instantanément, comme on le fait généralement, dans la cohérence d'une présumée «culture». Le concept d'agencement, d'enchevêtrement indéfiniment ouvert de modes d'existence, est plus utile. Dans un agencement, des trajectoires variées finissent par se tenir les unes les autres, mais c'est l'indétermination qui compte. Pour connaître un agencement, il faut en défaire les nœuds.
Anna Lowenhaupt Tsing, Le champignon de la fin du monde, 2017
 

Andy Warhol, Hammer and Sickle, 1976, Polaroid, 12.7 x 20.3 cm

Le concept d'agencement peut nous aider. Les écologistes ont fait appel à cette notion pour échapper aux connotations parfois bien ancrées et paralysantes que renferme l'idée de «communauté» écologique. La question de savoir comment les espèces, s'imbriquant dans un même agencement, s'influencent les unes les autres — si elles le fond — n'a jamais à recevoir de réponse définitive : certaines en contrarient (ou en mangent) d'autres, d'autres travaillent de concert pour rendre la vie possible, certaines encore se retrouvent simplement au même endroit. Les agencements sont des rassemblements toujours ouverts. Ils nous permettent de nous interroger sur des effets de communauté sans avoir à les assumer. Ils nous montrent la possibilité de tisser des histoires à partir de ce qui, toujours, est en train de se refaçonner.
Anna Lowenhaupt Tsing, Le champignon de la fin du monde, 2017

Andy Warhol, Still-Life, 1976, Gelatin silver print, 12.7 x 20.3 cm