mercredi 29 mai 2019

Entre chaussure et roman

Photogrammes du film To Be or Not to Be, Ernst Lubitsch, 1942

Quand je vois une chaussure, je pense à Dick Higgins qui appelait de ses vœux un intermedium entre chaussure et peinture. Je guette ce qui apparaît dans cet espace-là.

Le ready-made ou l'objet trouvé, d'une certaine façon un intermedium, vu qu'il n'était pas sensé être conforme à un pur medium, c'est ainsi qu'il se présente, désigne donc un endroit dans un champ situé entre le domaine général des media artistiques et celui des media de la vie. De toute manière, en ce moment, de tels endroits sont relativement inexplorés, comparé aux media entre les arts. Je ne peux pas, par exemple, nommer un travail qui aurait été sciemment placé dans l'intermedium entre peinture et chaussure.
Ce qui s'en rapprocherait le plus ce serait la sculpture de Claes Oldenburg, qui se situe entre sculpture et hamburger ou entre sculpture et eskimo glacé, pourtant ce ne sont pas tant aux objets sources de ces images que sa sculpture ressemble, qu'aux images elles-mêmes. Quelque part, un eskimo glacé d'Oldenburg ressemble à un eskimo glacé, cependant il n'est ni comestible ni froid. Il y a encore beaucoup à faire dans cette direction, pour ouvrir des possibilités esthétiquement enrichissantes.
(Intermedia, Dick Higgins, 1966)
 

Dans le film de Lubitsch, To Be or Not to Be, c'est une photo d'identité qui passe d'un fichier des services de renseignements à la page 105 du roman de Tolstoï, Anna Karénine, via le talon d'une chaussure. En cinq minutes, une quarantaine de plans mouvementés transportent le gros plan de la photo d'identité du professeur Silestsky, d'un dossier du tiroir du bureau des renseignements anglais à la page d'un livre dans l'arrière-boutique de la librairie Sztaluga à Varsovie. Entre ces deux gros plans, mis à part le plan de la semelle montrant l'insertion de l'image dans le talon de la chaussure du lieutenant aviateur Stanislas Sobinsky, la photo n'existe plus que dans l'imagination du spectateur. 

Je me dis que la photo est tout autant confiée à chaque spectateur, qu'au héros aviateur résistant. Elle passe d'une cachette appropriée à sa taille (le talon de la chaussure) à une autre cachette appropriée à son matériau (le livre) via une troisième cachette appropriée à sa nature optique (ma persistance rétinienne élargie à une zone mémoire temporaire). 

C'est un curieux mélange entre une image dont la dimension physique est source de tous les dangers dans le film (il faut la cacher) et une image immatérielle, dans la vie réelle, susceptible d'être, aujourd'hui encore, déposée 5 minutes durant, en toute tranquillité, dans de multiples mémoires. D'un côté (sur l'écran) une image soumise à la pesanteur et à la visibilité des corps (de la course poursuite dans les bois, aux ruelles obscures de la ville), de l'autre (devant l'écran) une image virtuelle, sujette à la disparition (dans la mémoire). 

Il me semble que ce moment du film de Lubitsch, en 1942, anticipe la critique du fonctionnement de nos réseaux d'informations numériques. En rendant imaginaire (virtuelle) une image cachée entre deux objets (chaussure et roman) il la confie symboliquement aux vivants (les spectateurs qui aujourd'hui dématérialisent et confient leurs images aux codes et aux machines).

dimanche 5 mai 2019

Documentaire sur gerflex


Joachim Mogarra, Marseille
On parle d'agrandissement en photographie. D'ailleurs ces images de Joachim Mogarra sont tirées assez grandes. On cherche une forme de présence physique de l'image. On affirme. On occupe le champ visuel d'un regardeur posté à distance raisonnable du plan de l'image. On informe en rendant visible les détails de la matière. Bref on promeut le petit, on le donne à voir inévitablement. 

Mais ce que je retiens de ces photos de Mogarra c'est la nécessité de réduire qu'elles proclament. La réduction des choses (celles annoncées par les mots que l'on lit) à d'autres choses (qui leur tiennent lieu d'écriture). Le mot "île" s'écrit avec un coussin et colline se dit seau, le reste avec des boîtes et du papier, je le plie et je le pose. Un document écrit sur des carreaux de gerflex au sol. Le gerflex c'est la cuisine, la cuisine c'est la préparation. La photo est susceptible de préparation. D'abord préparer l'image avec toutes sortes de choses à portée de main. Puis la faire. Et la faire c'est la faire parler. C'est une photographie de conversation. "Tu vois ce que je veux dire ?" Un agencement provisoire qui s'en explique, un griffonnage photo joint à la parole... Ici les objets sont les signes d'une expérience qui se racontent.

Joachim Mogarra, Les chefs-d'œuvre de l'art, 1985, Le Pont Neuf enveloppé, 128,7 x 99,8 cm, Richard Long domestique, 129 x 97,6 cm, Spiral Jetty, 100 X 150 cm - La montagne Sainte-Victoire, 111 x 145 cm
En 1980, en faisant du stop en Algérie (...) j’ai égaré les rouleaux de pellicules photos de notre séjour...Quand je suis revenu en France, je me suis trouvé sans souvenir de ce voyage. Au cours d’une discussion dans un café avec des étudiants et des professeurs de l’Ecole des beaux-arts de Montpellier, j’ai remarqué que l’on pouvait établir une équivalence entre la queue d’un ananas et l’image d’un palmier. De retour chez moi, j’ai systématisé cette méthode...Je suis allé à la plage chercher du sable, je l’ai mis sur une table, et petit à petit, j’ai reconstitué mon voyage.
Extrait d'un entretien entre Joachim Mogarra et Bernard Marcadé