vendredi 31 août 2018

Killed Negatives



Killed Photo, projet FSA, Library of Congress    
La méthode d'editing de Roy Stryker étaient impitoyable : le négatif de chaque image rejetée était perforée.

Le terme « killed » (tué) désignant des photographies et des négatifs écartés, rejetés est associé aux décisions de Roy Emerson Stryker durant le projet photographique de la Farm Security Administration (1935-1943) et celui de la Pittsburgh Photographic Library (1950-1955).

Jusqu'en 1939, durant le projet de la Farm Security Administration, les négatifs étaient éliminés à l'aide d'un perforateur rendant inutilisable le négatif. La position du trou est aléatoire, parfois simple marquage, parfois centrale, parfois semblant viser plus délibérément une partie de l'image. Quelque 100 000 négatifs furent ainsi perforés.

Aucun critère explicite ne détermine précisément pourquoi une image est éliminée. Elle est peut-être redondante, ou mauvaise, ou pas la meilleure ou techniquement ratée ou d'une manière ou d'une autre inappropriée.

Il paraît que Roy Stryker et ses associés appelaient ces séances de tri des images le Killing process
Luttait-il déjà contre les flots d'images à venir ?


Killed Photo, projet FSA, Library of Congress    
La nature irréversible de cet acte de perforation le rend choquant. Le terme « killed » exprime cette violence, même si on peut l'entendre au sens figuré. Le pouvoir de l'éditeur est à son comble. Cette marque ne rend pas compte du processus de décision, du travail de regard, d'évaluation, de comparaison, de montage des images. Elle montre un verdict et une exécution : cette image a été mise à mort. A-t-on pu hésiter ? Imaginer une autre utilisation dans un autre contexte ? Un recadrage ?

La décision d'éliminer était parfois prise très rapidement et de manière irrévocable. Mais l'idée de tuer des images en les perforant était gênante pour certains, ce qui explique qu'après quelques années, plusieurs employés ont protesté contre cette pratique.
Plus tard à Pittsburgh, la perforation étant abandonnée, certaines images porteront la marque des hésitations de Stryker : "Ne pas tuer".


Esther Bubley, Pantalis family, 1950    
Harold Corsini, Killed negative original envelope - Allen Benson, Boxes of killed, medium-format negatives, Pittsburgh Photographic Library
Dans le projet à Pittsburgh, plus tard, les Killed Negatives seront conservés intacts dans des pochettes marquées d'une étoile bleue. Le plus souvent anonymes, non cataloguées, rangées dans des boîtes fermées et soustraites à la consultation publique ces images sont devenues invisibles jusqu'à nos jours. Sans doute, à l'époque, personne de possédait les moyens dont nous disposons aujourd'hui pour traiter la quantité des images produites.

« La méthode employée, qui consistait à perforer les négatifs, était barbare pour moi. Je suis sûr que des images de valeur ont été ainsi éliminées, car il n’existe aucun moyen de dire quand telle photo va prendre de l'importance » Edwin Rosskam 

« Plusieurs fois, la nuit, Elliott (Erwitt) et moi sommes allés effacer les marques de mise à mort de Roy…» Hare


John Baldessari

After Killed Negatives


Lisa Oppenheim, Killed Negatives: After Walker Evans, 2007
J'ai utilisé, pour ce projet, des photographies de Walker Evans appartenant à l'ensemble des « killed negatives » (les négatifs tués) dans les archives photographiques de la Farm Security Administration (FSA) de la Library of Congress. Le terme "tué" fait référence aux images de l’archive qui n’étaient pas destinées à être publiées ou imprimées et qui présentaient des trous dans le négatif. J'ai imprimé les négatifs originaux perforés et j'ai essayé de penser au trou comme un espace générateur, un espace pour regarder dans le présent à travers une image historique. J'ai ensuite photographié en couleur ce que je pensais être absent et je n’ai imprimé que le trou dans une feuille de papier photographique par ailleurs noire. Dans quelques cas, j'ai photographié deux interprétations possibles du trou manquant. Les photographies sont accrochées par paires ou par triplets. 
Ce projet fait également référence à la re-photographie en 1981, par Sherrie Levine, des photographies d’Evans dans son projet After Walker Evans.
Lisa Oppenheim 




Bill McDowell, Ground
Les photographies de la série Ground de Bill McDowell sont aussi extraites de l'archive des 145 000 images réalisées entre 1935 et 1943 pour la Farm Security Administration (FSA) et conservées à la Library of Congress.

"Bien sûr, l'objectif de Roy Stryker, en perforant les images, était strictement utilitaire; il visait à détruire les négatifs indésirables. Mais par cet acte, Stryker dépossédait aussi l'auteur de sa photo, et créait involontairement une nouvelle image. Laquelle n'appartenait plus ni au photographe ni à la FSA. Laquelle se trouvait investie d'un immense potentiel d'abstraction.

Sur le négatif, le trou perforé n’est rien d’autre qu’un petit bout d’air. Pourtant, une fois imprimé, il devient une marque. Il occupe et perturbe l'espace. Il obstrue, flotte, excise et domine. Malgré son origine, je vois le trou comme ayant une portée contemporaine ; cela ressemble à une marque récente faite sciemment et jouant avec les pratiques de l'intervention, de l'altération et de l'appropriation.

Chaque photographie de la série Ground est le résultat de trois actes photographiques distincts : la composition délibérée du photographe initial et ses choix contextuels, la perforation de Stryker et ma recontextualisation. Comme on ne peut pas attribuer à ces photographies un unique auteur, on peut considérer ce projet comme un corpus d’œuvres interactif influencé à la fois par les conventions photographiques des années 30 et par les méthodes actuelles."