lundi 12 mai 2025

La sirène

Richard Prince, Collected Writings, 2011
La sirène

À New York, j'embarque sur un bateau vers la France, j'ai 18 ans. C'était un petit bateau de croisière italien, bourré d'étudiants. Le premier jour nous avons traversé un ouragan. Tout le monde était malade. Nous étions huit jeunes par chambrée. Nous étions tous étrangers. Il y avait beaucoup à boire, beaucoup de fêtes. J'ai rencontré une fille de l'Université du New Hampshire. On s'est beaucoup embrassés. Quand nous avons accosté au Havre, il y a eu un appel. Il manquait une personne. Une fille. Elle avait dû tomber par-dessus bord au milieu de l'Atlantique. Ça aurait pu arriver facilement et ça aurait été facile de ne rien voir. Je pense encore à cette fille, gesticulant sur-place, avec sa main qui s'agite en l'air, ses vêtements et ses cheveux mouillés, désemparée et regardant le bateau s'éloigner.
Richard Prince, Collected Writings, 2011

Richard Prince, Instagram, 2014

Richard Prince, Exposition New Portraits, Galerie Gagosian, 2015

New Portraits

En 1984, j'ai fait des portraits.
Je l'ai fait d'une manière différente. D'une manière qui n'avait rien à voir avec la tradition du portrait. Si vous vouliez que je fasse votre portrait, vous deviez me donner au moins cinq photographies qui avaient déjà été prises de vous, qui étaient en votre possession (vous les aviez, elles étaient à vous) et, plus important encore, vous en étiez déjà satisfait.
Vous me donnez les cinq que vous aimez et je choisirai celle que moi j'aime. Je la re-photographierai et ce sera votre portrait. C'est simple. Direct. Au point...

Infaillible.

J'ai commencé par mes amis. Peter Nadin. Anne Kennedy. Jeff Koons. Cookie Mueller. Gary Indiana. Colin de Land.
Ils n'ont pas eu à poser pour leur portrait. Ils n'avaient pas à prendre rendez-vous et à venir s'asseoir devant un cyclope ou devant un fond neutre ou sur un tabouret d'artiste. Ils n'avaient pas besoin de se présenter. Et ils ne seraient pas déçus du résultat. Comment le seraient-ils ? Ce n'est pas comme s'ils me donnaient des photos d'eux embarrassantes.

Science-fiction sociale.

Un autre atout c'était la « chronologie ». Si vous aviez la soixantaine et que vous me donniez une photographie prise trente ans plus tôt, et que c'est celle que je choisissais, votre portrait finissait dans une sorte de machine à remonter le temps. Je ne pouvais pas avancer, mais je pouvais reculer dans le temps. Vanité. La plupart des personnes aimaient la version la plus jeune d'elles-mêmes. L'avenir n'avait donc pas vraiment d'importance. La moitié de H. G. Wells valait mieux que pas de moitié du tout.

Qui l'eût dit ?

Après les amis, je suis passé aux gens que je ne connaissais pas.
J'avais accès à la Warner Bros. Records et à leurs fichiers publicitaires. Ces dossiers étaient remplis de papier glacé 8 x 10 des stars du disque qu'ils avaient sous contrat. Laissons tomber la façon dont j'y ai eu accès. C'était il y a longtemps. Disons simplement qu'un gars de l'A&R m'a donné l'accès, la "permission".
J'ai passé du temps au siège de Los Angeles, à Burbank, et j'ai fouillé dans les armoires métalliques pour prendre les "publicités" que je voulais, je les ai ramenées chez moi, je les ai posées devant mon appareil photo et j'ai fait une nouvelle photo. La première que j'ai faite était celle de Dee Dee Ramone.
Puis j'ai fait Tina Weymouth, Tom Verlaine, Jonathan Richman, Laurie Anderson. J'ai fait les deux filles de B-52s.
Ne pas connaître ces personnes, ne jamais les avoir rencontrées, ni leur avoir parlé, mais pouvoir quand même faire leur portrait, ça m'a enthousiasmé. Satisfaction. J'ai passé des semaines dans le sous-sol de la Warner Bros. Je pensais avoir un atout. Ma méthode, si on peut l'appeler ainsi, était beaucoup plus souple que la manière habituelle de réaliser des portraits. Je n'avais pas besoin de studio. Une chambre noire. Un réceptionniste. Un calendrier. Du maquillage. Des stylistes. Je n'avais pas à m'occuper d'agents ou de la "personnalité", bonne ou mauvaise, du modèle. Mes frais étaient minimes et je pouvais faire le portrait tout seul.

Tout seul. C'est ce qu'il y a de mieux.

Pourquoi Je Vais Seul au Cinéma.

Au début, j'ai pensé que ça pouvait devenir un business.
Jusqu'alors, aucune de mes œuvres ne se vendait... ou ne se vendait suffisamment bien pour que je puisse en vivre. Je venais de quitter mon emploi à Time Life l'année précédente et j'essayais de m'en sortir en vivant près de Venice Beach à Los Angeles... partageant une maison avec trois colocataires et vivant des ventes occasionnelles que Hudson, mon ami de Chicago, réalisait en vendant mes dessins "humoristiques".
L'idée d'un « business du portrait » me semblait bonne. Qui ne voudrait pas de son portrait ainsi réalisé ?
J'ai continué à faire des amis. Paula Greif. Dike Blair. Myer Viceman. J'ai réalisé le portrait de tout ceux de Wild History, un livre que j'ai préparé pour Tanam Press sur les écrivains du centre-ville. Le portrait de l'auteur accompagnait sa contribution. Wharton Tiers. Spalding Gray. Tina L'Hotsky.
À la fin de l'année 84, c'était fini.
Je ne sais pas si c'est par manque d'intérêt pour moi ou pour les autres (Mon énergie s'est évaporée.) J'étais incapable de convaincre les gens à passer commande. C'était une bonne idée, mais après en avoir réalisé une quarantaine, je les ai mis dans un tiroir et je suis passé à autre chose. Ennuyé ? Fébrile ? Je ne sais pas. Disons simplement que ça n'a pas décollé.

On s'en tient là.

Mes dessins humoristiques sont devenus des blagues et les blagues ont commencé à tout envahir. En fin de compte, je pense que la plupart des gens préféreraient que leur portrait soit fait par Robert Mapplethorpe.

Trente ans. Le temps passe.

Les réseaux sociaux.

En regardant par-dessus l'épaule de ma fille, j'ai vu qu'elle faisait défiler des photos sur son téléphone. Je lui ai demandé ce qu'elle regardait. "C'est mon Tumblr". "C'est quoi un Tumblr ?", ai-je demandé.
C'était il y a... quatre ans ?
Il y a environ trois ans, j'ai acheté un iPhone. Quelqu'un m'avait montré les photos que l'on pouvait prendre avec le téléphone. J'avais abandonné la photographie après la disparition des diapositives couleur. J'ai essayé le numérique, mais je n'ai pas réussi à m'adapter. Je n'ai jamais aimé trimbaler un appareil photo et, de toute façon, je faisais de la peinture et de la gravure à l'encre... l'idée d'utiliser un gros appareil photo encombrant avec toutes ses courbes et gadgets, ce n'était pas pour moi.

Entre le marchand de sable.

L'iPhone était exactement ce qu'il me fallait. Je n'arrivais pas à croire à quel point il était facile de viser et de prendre des photos. Pas besoin de faire la mise au point. Pas besoin de charger la pellicule. Pas de ASA à régler. Ni besoin de choisir la vitesse. La clarté...

Je pouvais voir à des kilomètres.

Les photos prises étaient stockées dans le téléphone. Quand on voulait les voir, elles apparaissaient sur une grille. Et le mieux, c'est qu'on pouvait envoyer immédiatement une photo à un ami, à un e-mail, à une imprimante ... ou organiser les photos, comme l'avait fait ma fille, et les poster de façon public ou privée.

Quand les mondes s'entrechoquent.

J'ai questionné ma fille pour en savoir plus sur Tumblr. Ce sont tes photos ? Où as-tu trouvé celle-là ? As-tu eu besoin d'une autorisation ? Comment as-tu fait ce cadrage ? Tu peux les supprimer ? Vraiment ? C'est quoi ces "followers" ? Qui sont-ils ? Tu les connais ? Et si tu ne veux pas partager ? Tu as combien d'amis qui ont un Tumblr ?

Ce qui est à toi est à moi.

(…)

Richard Prince, Exposition New Portraits, Galerie Gagosian, 2015

Richard Prince, Sans titre (Portrait), 2015, impression jet d'encre sur toile, 167x124 cm


jeudi 1 mai 2025

Faire ses armes (2)

Francis Alÿs, Camgun #73, 2008
Les chargeurs des armes de Francis Alÿs sont des bobines de cinéma. On charge ces mitraillettes avec des images. Elles sont posées au sol, parfois leurs courroies en plastique d'un jaune sinueux leur confère une certaine légèreté, voire élégance. Guerre des images aussi. Fausses armes et fausses images suggérées par l'obsolescence des bobines de film 16 mm. Les Camguns d'Alÿs ont été en partie inspirés par les armes simulées utilisées par l'armée zapatiste lorsqu'elle est apparue sur la scène mexicaine en 1994. Comme les armes en bois des Zapatistes, décrites par la presse comme des jouets ou des répliques d'armes, les Camguns fonctionnent comme des allégories : délibérément symboliques, elles incarnent un désir de remettre en question l'autorité et de contrer la violence. De purs gestes.

Sylvie Réno, Kalashnikov, 2016, carton ondulé

Il y a des périodes, fabriquer quarante kalachnikovs ne lui fait pas peur. Et à la main. Comme ça. Pas forcément parce qu'elle est en colère. C'est sa façon. Elle exécute assez vite ses armes si l'on tient compte du délai de fabrication. Quarante kalachnikovs en quinze jours, c'est raisonnable. En carton les kalachnikovs. (... ) Elle reproduit des armes en carton. Ce qui est destiné à détruire sera fragile. Des chars en carton. Des navires de guerre en carton. De ce carton dont nous sommes entourés. Elle a choisi la légèreté. La légèreté et l'éphémère. Ce qui dure lui pèse maintenant. Le lourd lui pèse. (…) D'abord des esquisses, des croquis. Beaucoup de gabarits et de maquettes. Puis des catalogues pour la précision. Elle utilise de la documentation. Elle accumule les revues sur les armes, les revues pornographiques, les ouvrages techniques sur les bateaux de guerre, les revues d'animaux, les prospectus publicitaires.
Jean-Pierre Ostende, catalogue Lundi jamais (Sylvie Réno), 1998

Richard Baquié, Pistolets, 1983 - Mitrailleuse, 1989
Richard Baquié travaille spécifiquement à dépecer, dénombrer, sélectionner les différentes composantes d'une Vanité à la mesure d'un monde révolu. "La faillite de la représentation, c'est l'approche d'un état de guerre. Chez un artiste, l'acte est souvent désespéré et violent… Suis-je un artiste terroriste ou un terroriste artiste ?" Le bricolage pour l'artiste est une façon de s'inscrire dans un continuum, un ravaudage du tissu social et de l'imaginaire collectif dont les pôles opposés pourraient être la décharge et le musée. Michel Enrici, catalogue Richard Baquié, Mac, Marseille.

Claes Oldenburg, Ray Gun Rifle, 1960

Ray Gun a ses paradoxes : le pistolet à rayon de Claes Oldenburg (ray gun) est à la fois un moyen de survie et un moyen de destruction. Un objet phallique, une arme de défense, d'agression… "La culture américaine, d'abord je la déteste. Mais, je ne cherche ni à l'éviter, ni à l'aimer. J'essaie de trouver ce qu'il y a d'humain en elle."

Étienne-Jules Marey, fusil photographique, 1881
Le fait de photographier (je ne parle pas des photographies à finalité esthétique ou expérimentale) ressemble à un assassinat, au couperet de la guillotine qui, grâce à un ingénieux système de ficelles, nous tire le portrait une fois pour toute - on appelait d'ailleurs "photographe" l'aide bourreau qui maintenait, pendant une exécution, la tête du condamné en dehors de la lunette de la guillotine. J'ai toujours trouvé beaucoup de sens à un épisode du Lotus bleu, de Hergé, où un bandit chinois, sous prétexte de photographier Tintin et son nouvel ami Tchang, dirige à partir de son dispositif photographique non pas un flash mais une rafale de mitraillette : "Haut les mains, bandit, réplique Tintin qui n'est que blessé et possède un revolver, ou je vous "photographie" à bout portant".
Clément Rosset, Fantasmagories, p.33-34, éditions de Minuit, 2006

André Robillard, sans titre (Fusil Chinois), 1985
Dubuffet fait don de sa collection à la municipalité de Lausanne. Le musée de l'Art brut voit le jour en 1976. André Robillard reçoit alors une carte postale de son directeur représentant un de ses fusils. C'est le déclic. Il se remet au travail et ne cessera plus de construire des armes, «pour tuer la misère» et «pour passer le temps», souligne-t-il. «L'art l'a sauvé», assure Philippe Lespinasse.

Francis Alÿs, Camgun # 63, 2005-2006
Cette série d'assemblages a été réalisée lorsque l'artiste « explorait l'idée de la caméra comme arme » pour sa vidéo El Gringo, mais les jeux d'enfants tiennent une place significative dans le travail de l'artiste.
Imiter la sirène d'alerte fait aujourd'hui partie des jeux des enfants en Ukraine :
Siren de Francis Alÿs : ici


Daniel Dezeuze, Armes de poing, 1986-1989 (40 pièces)

Ce ne sont pas des armes de collection. Ces armes sont faites dans certaines conditions. C’est vrai que l’activité manuelle ou physique qui s’y trouve concentrée a une grande importance pour moi. L’aspect nombreux est également très important. Mais aussi l’aspect anachronique. Ce sont des armes sans pouvoir réel. Les exhiber, c’est montrer qu’elles sont inoffensives. C’est parce qu’elles appartiennent à une époque révolue de l’arme qu’il m’est possible, en toute liberté, de les traiter. Elles contiennent un nœud, une énergie ramassée, à la portée de tout le monde. Daniel Dezeuze

Susan Graham, My Dad's Gun Collection, Pistolet à un coup 223 Thompson Center Contender (avec lunette), porcelaine émaillée

Collection de fusils de mon père est une série qui vient du souvenir que j'ai gardé d'un fusil de mon père que j'ai vu alors que j'étais très jeune. J'ai appelé mon père et je lui ai demandé de me donner une liste des armes qu'il possède. J'ai vu qu'il en avait 14 en tout et que cette collection reflétait les différents usages d'une arme à feu dans la culture américaine. Les carabines et les fusils sont destinés à la chasse, tandis que les armes de poing reflètent la peur d'un intrus ou d'un danger — on les achète pour se protéger. Une ou deux de ces armes sont probablement des objets de collection. J'ai commencé à fabriquer des fusils. J'avais déjà travaillé la sculpture avec des matériaux délicats tels que le sucre et la porcelaine, leur blancheur et leur fragilité confère à tout ce que je réalise ainsi une qualité éthérée. (…) Ces sculptures d'armes sont en dentelle, blanches et légères (…) Le message contradictoire envoyé par un objet dangereux comme un pistolet fabriqué dans un matériau fragile comme le sucre ou la porcelaine est le reflet de mes propres sentiments contradictoires de désir, de nostalgie et d'appréhension à l'égard des armes à feu.

 Ray Gun, faire ses armes (1)

mercredi 2 avril 2025

De la toile

Rembrandt, Le Syndic de la guilde des drapiers, 1662

Vous êtes fait ! Le tableau impliquant (des comptes) alors ? (on attend une explication) le spectateur (le solliciteur) hors-champ (il reviendra) les pauvres (les requêreurs) ne sont plus dans le tableau (ils en sont hors) pauvre de toi, les manquants (les mendiants) une partie requérante invisible (plurielle) refaite (on les a eus) ce tableau à complément (il attend le hors lui) on y est. Dans les fictions théoriques (on y fait l'aumône) fraise ou auréole, on sucre la vérité (réconfort) pratique (approximatif) peu ou prou, comme si ! (autant dire) c'est à dire ? (répondez !) la renommée dore les choses (parfum, sirop, câlins) réconfort, tout en habit de velours (semblance et plaisance : ça flotte) «plausible» de la poudre aux yeux ! du clinquant ! (vous n'en êtes pas) du clos (l'en soi les éclats) ça y est. Le tableau impliquant (vous êtes fait !) la table mince (en perspective) une transaction (une ruse) là-dedans, ils parlent (les index le disent) ça montre que ça parle mais les mots sont tus (une cachette) le mouvement des extrémités (un indice) tel vagabond qui est pris (impliqué) dans la langue des calculs (combine) compte tenu des choses (on s'y fie : foutu) l'apparence (du faux) cette menue monnaie (fretin) il la faut (quelle distribution!)

ManRay, Rossellini-Langlois-Renoir, 1955

Le film de André S. Labarthe, La Photo, 2014 - 16:35 : ici
 
Les insoumuses collectif fondé en 1974 (Carole Roussopoulos, Delphine Seyrig et Ioana Wieder)

samedi 29 mars 2025

De la mer Rouge à la mer Noire

Francis Alÿs, Watercolor, Trabzon, Turkey - Aqaba, Jordan, 2010, 1"20 min

Vidéo documentation d'une action au cours de laquelle Francis Alÿs prélève un seau d'eau à Trabzon en Turquie dans la mer Rouge et la rejette à Aqaba en Jordanie dans la mer Noire.

voir la vidéo

Klaus Rinke, Sixty Liters of Ladled Rhine Water Kaub, Allemagne, 1969, 100 x 70 cm

mardi 18 mars 2025

Ray Gun - Faire ses armes (1)

Claes Oldenburg, Ray Guns, 1960-1977
Claes Oldenburg, Ray Guns, 1960-1977 (photo Nathan Rabin)

Claes Oldenburg, Ray Guns, 1960-1977

Claes Oldenburg est collectionneur. Il présenta à la Documenta 5 en 1972, en Allemagne, le Mouse Museum, une structure couverte d'étagères dans laquelle les visiteurs pouvaient entrer et observer des dizaines et des dizaines de petits bibelots américains ordinaires et bon marché, disposés de manière très minutieuse. À côté des objets trouvés, il y avait aussi de petits objets fabriqués par Oldenburg à l'atelier. On avait là des objets à mi-chemin entre objets trouvés et œuvres d'art. Nombre d'entre eux ont servi de point de départ à de futures œuvres.

Le Mouse Museum est conçu comme une tête de souris géante. On y entre par le nez. La première Geometric Mouse a fait son apparition en 1969, dans l'atelier d'Oldenburg à New Haven. Elle persistera dans toute son œuvre. "C'est une sorte d'antidote à Mickey Mouse, que j'ai réalisé en plusieurs tailles. Mickey Mouse est doux, câlin et tout en courbes. La Geometric Mouse, elle, n'a pas de courbes. Elle somnole et a les yeux pleins de larmes. Elle représente l'activité mentale alors que Mickey Mouse est là pour distraire."

Comme tous les musées, le Mouse Museum a vite eu besoin de s'agrandir. En 1977, Oldenburg y ajoute l'aile des "pistolets à rayon" (Ray Gun Wing), elle abrite sa collection d'objets en forme d'angle droit qu'il appelle les Ray Guns. Les Ray Guns viennent en partie d'une bande dessinée de science-fiction dans laquelle une super arme pouvait dissoudre instantanément n'importe quelle cible, super héros ou super bandit.
"Si vous épelez Ray Gun à l'envers, ça fait "Nugyar", ce qui est très proche de New York !"

Martin Friedman (in mouse mask) interviewing Claes Oldenburg at the Walker Art Center, Minneapolis, 1975. Photo Eric Sutherland
Claes Oldenburg, Geometric Mouse et Mouse Museum

Ray Gun apparaît dans les notes d'Oldenburg dès 1959. À la fin de l'année, il réfléchit à ouvrir la Ray Gun Gallery, des dessins et objets Ray Gun sont matérialisés. Dans le contexte prégnant de l'Expressionisme abstrait, il ne peint plus, il pense en termes d'art figuratif. Ray Gun désigne une personne (peut-être son double), un nom (peut-être tiré de n'importe quel série télé), et un objet (peut-être un jouet ou un phallus). C'est l'emblème d'une transition vers un art des objets, en trois dimensions. Mais avant tout, cette tridimensionnalité sommaire fait de l'objet un substitut du corps humain.

L'apparence du Ray Gun résout beaucoup de problèmes, c'est une forme simple et évidente qui renvoie à un objet réel sans s'y confondre, en gardant ses distances avec la réalité. En inventant Ray Gun, Oldenburg greffe ensemble figure et objet. C'est une libération. C'est la revendication d'une puissance brute et nouvelle ouvrant à un art authentique et trivial. Ray Gun est tiré des jeux d'enfant, c'est un compagnon secret qui n'est pas un héros mais un objet rêche et basique, sans passion. Avec Ray Gun, le héros a tourné maboule, l'artiste avance masqué. "J'aime la suie et le torride". En fait, on est fatigué des surfaces plates à quatre côtés. Le but de Ray Gun est de rendre humains des objets à première vue hostiles.

Des Ray Gun Poems sont distribués à la Judson Gallery. Oldenburg, Jim Dine, Al Hansen, Dick Higgins, Allan Kaprow, and Robert Whitman proposent des performances Ray Gun. Au cours de son premier happening, Snapshots from the City, Oldenburg joue une suite de tableaux brièvement sortis de l'obscurité par un flash de lumière et représentant des scènes telles qu'on peut en croiser dans la rue. L'art Ray Gun est aussi "un art social : c'est le véritable art : la forme comme idée". Ray Gun a ses propres règles : "l'extraordinaire vient de l'ordinaire" et ses paradoxes : le pistolet à rayon (ray gun) est à la fois un moyen de survie et un moyen de destruction. Un objet phallique, une arme de défense, d'agression…Oldenburg se reconnaît dans ces ambiguïtés et Ray Gun devient la métaphore d'un nouvel art. "La culture américaine, d'abord je la déteste. Mais, ni je cherche à l'éviter, ni je cherche à l'aimer. J'essaie de trouver ce qu'il y a d'humain en elle."

Avec l'invention de Ray Gun, Oldenburg va basculer de The Street à The Store, d'une implication dans une forme pessimiste de violence toute urbaine à un lieu positif qui fait allusion à l'érotisme, à la profusion, aux joies et plaisirs disponibles pour tous. Annonçant que "Tous verront comme Ray Gun voit", il prévoit que les objets, les événements, les forces naturelles et les lieux seront transformés et refondus à l'image de l'artiste. L'artiste étant un grand mésomorphe mou, le plâtre dur des objets de The Store sera remplacé par les formes souples et flexibles de la sculpture molle. Là où l'instinct est reconnu, où le refoulé a été libéré les individus satisfaits et détendus, travaillent, commercent et jouent ensemble. L'art a réintégré la société. L'artiste règne non pas par la peur mais par l'amour, il esquisse le Teddy Bear Monument pour Central Park. Les pouvoirs cathartiques et métamorphiques de Ray Gun transformeront le pays de la violence et de l'injustice sociale en un pays de plaisir, de satisfaction naturelle et d'abondance. Oldenburg est un utopiste, il rêve l'Amérique. La réalité et le fantastique fusionne en un continuum.
Ray Gun est une belle fiction qui aura donné, un temps, la possibilité de triompher aux forces de la vie face à la volonté collective de destruction.

(rédigé à partir du texte de Barbara Rose paru dans Artforum en novembre 1969)

Oldenburg, Certified Ray Guns, 1876-1978


Certified Ray Guns est une série de photographies en noir et blanc prises dans les rues de New York et de Chicago par Claes Oldenburg, Nathan Rabin et Tom van Eynde.

jeudi 27 février 2025

Intelligence liquide

Koji Takashima, Japon, 1951
Jeff Wall, Milk, 1984, caisson lumineux, 187 x 229 cm

Dans Milk, comme dans quelques autres de mes images, les formes naturelles complexes jouent un rôle important. L'explosion du lait depuis son contenant prend une forme difficile à décrire ou à caractériser, mais qui suscite de nombreuses associations d'idées. Une forme naturelle, dans ses contours imprévisibles, est l'expression de changements qualitatifs infinitésimaux. La photographie semble parfaitement adaptée pour représenter ce genre de mouvement ou de forme. Cela tient, selon moi, à ce que l'action mécanique d'ouverture et de fermeture de l'obturateur— constitutive de l'instantané qui s'obstine dans toute photographie — est un mouvement à l'exact opposé de ce qu'est, par exemple, l'écoulement d'un liquide.

Rodney Graham l'a parfaitement représenté dans Two Generators, où il montre l'écoulement d'une rivière de nuit sous un éclairage artificiel. Il y a une relation logique, une relation de nécessité entre le mouvement d'un liquide et les moyens de sa représentation. Et on peut dire qu'il en est ainsi pour toutes les formes naturelles : la photographie les rend captivantes car leur relation avec l'ensemble de l'édifice, l'ensemble du dispositif et de l'institution photographique est, bien sûr, emblématique du dilemme entre technologie et écologie dans le rapport à la nature. Je vois parfois cela comme une confrontation entre ce que l'on pourrait appeler "l'intelligence liquide" de la nature et le caractère vitré et relativement "sec" de l'institution photographique.

L'eau joue un rôle essentiel dans la fabrication des photographies, mais on doit la contrôler précisément et aucun débordement n'est autorisé hors des lieux et temps qui lui sont dévolus dans le processus, sous peine de ruiner l'image. Vous n'avez pas envie qu'il y ait de l'eau dans votre appareil photo, par exemple !

lire la suite : ici

Jackson Pollock, photographié par Hans Namuth, 1950 — A Bigger Splash, David Hockney, 1967   

 « Au sol je suis plus à l’aise. Je me sens plus proche du tableau, j’en fais davantage partie ; car de cette façon, je peux marcher tout autour, travailler à partir des quatre côtés et être littéralement dans le tableau. C’est une méthode semblable à celle des peintres Indiens de l’Ouest qui travaillent sur le sable. » Jackson Pollock 

« Quand on photographie une éclaboussure, on gèle un moment et ça devient autre chose. J'ai réalisé qu'on ne voit jamais une éclaboussure de cette façon dans la vraie vie, ça va trop vite. Ça m'a amusé et j'ai décidé de la peindre très, très lentement. » David Hockney


mardi 28 janvier 2025

The Bread Book

The Bread Book, Kenneth Josephson, livre, 20 pages, 1973
The Bread Book, Kenneth Josephson, livre, 20 pages, 1973
Notre monde actuel est « postidéologique » : il n'a plus besoin d'idéologie. (…) Affirmer que le « monde » et la « vision du monde », le réel et l'interprétation, ne doivent plus être distingués paraît bien sûr très insolite. Mais cette impression se dissipe dès qu'on la rapproche d'autres phénomènes analogues de notre temps. Du fait, par exemple, que le pain et la tranche de pain (puisqu'on vend maintenant du pain coupé en tranches) ne sont plus deux choses différentes. Nous ne pouvons pas cuire et couper à nouveau chez nous le pain déjà cuit et déjà coupé. Nous ne pouvons pas davantage arranger ou interpréter idéologiquement ce qui arrive, ce qui nous arrive déjà idéologiquement « pré-tranché », pré-interprété et pré-arrangé ; ni nous faire notre propre image de ce qui se présente déjà d'emblée comme une « image ». Si je dis que nous ne le pouvons pas, c'est parce qu'un tel « arrangement second » n'est pas seulement inutile mais carrément impossible. Il s'agit là d'une forme extrêmement singulière et toute nouvelle d'incapacité.
Günther Anders, l'Obsolescence de l'homme, 1956

The Bread Book, Kenneth Josephson, livre, 20 pages, 1973

The Bread Book de Kenneth Josephson est un petit livre de vingt pages, imprimé en offset à 1800 exemplaires en 1973. Sur la couverture souple, outre le titre, on voit le bout d'un pain, puis, sur chaque feuille, se succèdent les photographies en noir et blanc du recto et du verso de dix tranches coupées dans ce pain. Sur la quatrième de couverture on voit l'autre extrémité du pain.

L'auteur présente cette séquence de photographies comme une réponse aux narrations photographiques de Duane Michals, publiées à peu près à la même époque : "Quand vous regardez un livre de Duane Michals, une fois que vous avez compris ce qui s'y passe, vous n'avez pas besoin d'y revenir", explique Kenneth Josephson. "Dans The Bread Book, il n'y a rien à comprendre. Vous pouvez même le regarder à l'envers".

C'est, au départ, un livre simple et bon marché. En aucun cas les photographies rassemblées dans ce livre ne peuvent être autonomes, c'est l'ensemble (le livre) qui fait œuvre (bon marché donc). La photographie se montre ici capable de transformer un objet en un autre objet (un pain en un livre).

The Bread Book interroge l'acte de trancher. Le tranchant du couteau à pain puis le tranchant de la photographie. Et ceci d'un point de vue très différent de celui du concept d'instant décisif. Le geste qui conditionne la prise de vue des vingt photographies consiste ici à trancher une miche de pain en dix tranches. On ne sait rien de l'épaisseur des tranches, ni de la part d'imaginaire qui entre dans la reconstitution du pain que nous faisons en feuilletant le livre. Il s'est agi de préparer un objet (le pain) en vue de le photographier pour en faire connaître l'intérieur, un peu comme en anatomie on coupe un cadavre en tranche pour réaliser un atlas. L'atlas anatomique d'un pain révèle d'innombrables trous et un tour indécis.

Je remarque que la tranche de pain comme la page du livre possède un recto et un verso. Ce qui n'est pas le cas d'une photographie. De plus, il est rare de regarder la tranche de pain que l'on va manger aussi attentivement que l'on regarderait la même tranche de pain photographiée.
The Bread Book est à l'opposé du livre dont peut-être il s'inspire : The Book of Bread de Owen Simmons, paru en 1903. C'est un anti-manuel.


The Book of Bread, Owen Simmons, London, 1903

"Peu de savoir est une chose dangereuse", écrit Owen Simmons au début du "Livre du pain" (1903), un ouvrage dont il espère qu'il établira définitivement "le lien entre la boulangerie et le laboratoire" et qu'il répondra aux "besoins du boulanger et du meunier". Et le texte, par moments, se lit effectivement comme le manuel de laboratoire de la boulangerie commerciale : Simmons est le cofondateur de l'École nationale de boulangerie de Londres et collaborateur assidu de The British Baker. C'est le faiseur de pains des faiseurs de pains. Le livre contient des équations pour la conversion de l'amidon en alcool (par le biais du maltose, de la dextrine et du glucose), des notions chimiques expliquant pourquoi la viscoélasticité est "préjudiciable à la bonne fabrication de plusieurs types de biscuits", et des discussions complexes sur les protéides azotés qui, une fois transformés en peptones, "nourrissent la levure en percolant sa cellulose".

En ce qui concerne les trous dans le pain, plusieurs points de vue s'affrontent. Des hommes engagés au quotidien dans la manipulation de la pâte ne sont pas d'accord ; des hommes intelligents couchent sur le papier des idées diamétralement opposées ; mais nous pensons que les divergences d'opinion disparaîtraient si l'on gardait à l'esprit les différentes sortes de trous en discutant plus en détail du sujet. Les trous dans le pain peuvent être divisés en deux catégories : d'une part ceux, de taille moyenne et nombreux, qui sont plus ou moins répartis dans un pain, et d'autre part ceux, un ou deux tout au plus dans tout le pain, qui sont très gros. Nous allons examiner les nombreuses raisons de ces incidents. (….)

The Book of Bread, Owen Simmons, London, 1903

vendredi 11 octobre 2024

La rivière Taw

Susan Derges, River Taw 1997
Susan Derges, photographe, vit dans le Devon, au Royaume-Uni. Elle travaille dans le paysage, le plus souvent dans les rivières et sans appareil photo. Elle immerge de nuit de grandes feuilles de papier photographique couleur dans des rivières dont elle capte ainsi directement le mouvement continu. Le paysage extérieur entier devient sa camera obscura. Ses sources de lumière sont la lune et ponctuellement une lampe ou un flash. Ses images sont des photogrammes. "Je voulais visualiser l'idée d'un seuil. On serait à la lisière entre deux mondes interconnectés : un espace intérieur, imaginatif ou contemplatif, et un monde extérieur, dynamique et magique, celui de la nature. Comment ces deux mondes interagissent, se projettent l'un sur l'autre ou l'un dans l'autre et défont l'idée que nous avons de nous-mêmes dans l'environnement, d'un "soi" dans "la nature".

Susan Derges, River Taw "restored" Willow 2 & Hawthorn, 2020, 170 x 60 cm & 130 x 60 cm, tirage fujicolor - River Taw, 1998, 165.1 × 60.33 cm, cibachrome unique

Le fait d'avoir vécu au Japon m'a confortée dans l'idée que l'artiste est un facilitateur sensible qui permet à quelque chose de se manifester. Je voudrais être un co-auteur avec la rivière plutôt que quelqu'un qui énoncerait ce qu'il sait.

Le point de fuite, en photographie ou en peinture, assigne l'observateur — les choses en perspective s'éloignent de lui. En supprimant l'horizon, je rétablis une vue d'ensemble, le ciel et le sol sont ensemble dans la même image détaillée. Cela produit une sorte de désorientation ou même de fusion.

Dans ma première série, Chladni (1985) j'ai utilisé de la poudre de carborundum sur des plaques de métal et j'ai pu ainsi rendre visible la vibration des ondes sonores. Ça donne le sentiment d'un univers intelligent. Ça m'a montré que nous ne sommes pas des formes fixes, mais plutôt des phénomènes totalement vibratoires.

Susan Derges, Eden 2, 2004, tirage lambda, 183 x 101.5 cm

Susan Derges, Shoreline, 1998, tirage argentique unique, 100 x 230 cm

Le processus de travail avec la rivière Taw dans le Dartmoor a impliqué un contact physique avec les choses. J'ai refusé tout effet de distanciation. La photographie est basée sur l'objectif, sur une mise à distance que l'idée d'immerger le papier sous la surface de la rivière récuse, à la fois au niveau métaphorique et au niveau littéral. Ici, le processus était déterminant et aussi assez désorientant et abstrait. Je voyais la rivière comme un système de circulation transportant la mémoire de sa propre histoire, transportant des feuilles, des roches et des sédiments. L'échelle des photogrammes permet d'établir une relation directe du corps avec la matérialité de l'eau. C'était performatif. Je voulais mettre l'accent sur un sentiment d'appartenance à la nature.

C'est un travail de plein air. L'eau est un élément constitutif de la vie en nous et à l'extérieur de nous, ses propriétés sont à la fois qualitatives et quantitatives. Pour réaliser les photogrammes de cette série The River Taw, j'ai travaillé sur des sites préalablement sélectionnés, sur certains d'entre eux je débordais d'énergie, sur d'autres non. Chaque site avait sa présence propre, il y avait comme une sorte de "syntonisation" avec le lieu.

Chaque image est le témoignage unique d'un événement, d'une couleur, d'une forme, d'une saison et d'une époque. Chacune a sa propre réalité et sa propre métaphore. Elles sont inlassablement et sans équivoque photographiques. Vingt deux années plus tard, quand vint le numérique, je me suis décidée à numériser en haute définition les quelques photogrammes imparfaits, endommagés soit à l'impression, par une pierre, des algues ou tout autre accident de manipulation, soit au moment délicat du tirage cibachrome. J'ai pu opérer des retouches, des recadrages qui ont menés à la constitution de la série The River Taw “Restored”

Faire des images à l'extérieur la nuit avec un flash, utiliser le paysage comme chambre noire rend beaucoup de choses possibles. Les tirages sont colorés par la lumière de la lune. La pleine lune donnait des tirages bleus, la nouvelle lune des tirages verts. Au fil des ans, j'ai développé une relation étroite avec la lune et j'ai parfois été obsédé par ses phases. 

Susan Derges, extérieur & atelier
Susan Derges, Tide Pool 4, 26 & 39, 2014-2015, C print unique, 76 x 51 cm, 121.9 x 63.5 cm, 49.3 x 76.2 cm
 
Avec la série Moon, j'ai commencé à m'inquiéter de la profondeur de champ très limitée du photogramme. Quand je travaillais en Écosse, j'observais les ciels nocturnes juxtaposés aux arbres et aux branches, et les étoiles qui brillaient à travers eux. Quelle frustration ! Comment intégrer dans l'image à la fois les éléments proches et ceux lointains ? J'ai alors photographié la lune et les champs d'étoiles à l'aide d'un appareil photo grand format. Je les ai ensuite tirés sur de grands plans-film que j'ai placés sur le papier photo, sous l'eau, pour qu'ils agissent comme des écrans et que les images se combinent.

J'ai réalisé des photogrammes de 1992 à 2009. Puis je suis devenue allergique à la chimie nécessaire au tirage des photogrammes sur papier Cibachrome. Ce papier a ensuite disparu du commerce.  Les choses se sont terminées ainsi. J'avais de toute façon à nouveau envie de travailler en studio avec un appareil photo.
Susan Derges, Tide Pool 7, 2014-2015, C print unique, 76.2 x 56 cm
 
Aujourd'hui, je travaille avec un Hasselblad numérique en studio et du papier Lamda pour mes tirages. Je photographie l'eau et les divers éléments de haut en bas, à travers un réservoir en verre. Le fond est tout autant visible pour moi que le dessus. Les photogrammes sont un processus de pur hasard, on doit travailler de manière intuitive sans pouvoir voir ce qui apparaîtra sur la photographie. C'est aussi physiquement très difficile. Maintenant j'ai davantage de contrôle, mais bien sûr aussi d'autres inconvénients.

La série Tide Pools est née de l'observation des bassins rocheux du littoral. Sur la côte nord du Devon par exemple, les marées ont creusé dans la roche, au fil des siècles, des bassins miniatures qui constituent à marée basse de petits écosystèmes aqueux pleins de vie et de couleurs précaires qui seront emportés à la prochaine montée des eaux. Je prélève et transporte ces fragiles microcosmes dans l'atelier où je fabrique avec eux de petites constructions éphémères que je photographie avant de rendre ces précieux organismes à leur milieu d'origine.

Quelques entretiens filmés : ici et

dimanche 7 avril 2024

Polaroïd et gazinière


James Welling, Polaroïd, 1976
James Welling, Polaroïd, 1976

En septembre 1975, Bart Thrall, un de mes amis, m'a prêté son appareil Polaroid 450. Je l'ai utilisé pendant quelques semaines, jusqu'à ce que l'obturateur se détraque et que bêtement j'essaie de le réparer. N'essayez jamais de réparer un obturateur. Après avoir acheté un nouveau Polaroïd à mon ami, je me suis donc retrouvé avec un appareil sans obturateur. En janvier 1976, j'ai compris que je pouvais encore prendre des photos avec cet appareil en le montant sur un trépied et en utilisant le bouchon de l'objectif pour contrôler l'exposition. C'est ce que j'ai fait et, pendant les quatre mois qui ont suivi, j'ai réalisé des photos polaroïd dans mon atelier, dans le restaurant où je travaillais et dans la maison de mes parents dans le Connecticut. Les prises de vue se sont poursuivies jusqu'en octobre, au moment où j'ai exposé les photographies à l'Arco Center for visual Art dans le centre de Los Angeles. Une semaine après le vernissage, j'ai acheté un véritable appareil photo, une chambre 4 x 5 inch, en bois.

Tous ceux qui connaissent les films polaroïd, savent qu'il y a une grande différence entre les couleurs réelles et les couleurs qu'ils sont capables d'enregistrer. Sur la plupart des films polaroïd la saturation est faible et les couleurs verdâtres. En étudiant attentivement la fiche technique fournie avec le film, je me suis rendu compte que la température de développement était extrêmement importante pour le rendu des couleurs. En gardant ça en tête, j'ai commencé à développer les polaroïds sur ma cuisinière à gaz. Chauffer le film à plus de 38 degrés me permettait d'obtenir des couleurs vives, mais je devais me limiter aux endroits où j'avais accès à une gazinière, c'est-à-dire chez moi ou au restaurant.

Les photos que j'ai réalisées dans mon atelier montrent des coins ou des fragments de choses. Pour certaines d'entre elles, comme Bike at Night, j'ai réfrigéré le film pendant le traitement afin de réduire la température et d'accentuer la dominante verdâtre de mes lampes fluorescentes. Parmi ces polaroïds d'atelier, il y a de nombreuses photographies de mon vélo vert à dix vitesses. Huit mois plus tard, ce vélo m'emmenait vers Los Angeles Ouest avec mon nouvel appareil photo sur son trépied attaché sur le porte-bagages. J'étais enfin passé à la photographie sérieuse et je n'étais plus contraint aux intérieurs. Après ces polaroïds faits dans mon atelier, j'allais attendre trente ans avant de travailler à nouveau en couleur, photographiant, cette fois, les fermes de la vallée de l'Hudson pour un projet que mon frère appela : Agricultural Works/Insect Chorus,(Travaux agricoles et chœur d'insectes).   

James Welling, In The Studio Reader, édité par Mary Jane Jacob & Michelle Grabner, Chicago, 2010

James Welling, Polaroïd, 1976