mardi 23 septembre 2025

Qui creusera dans ce paysage ?

Sandra Lahire , Uranium Hex, 1987 - photogramme du film, 11 minutes

«Lorsque l'oxyde d'uranium jaune vif quitte le broyeur pour être raffiné en hexahydroxyuranium, les déchets sont évacués par des canalisations, souvent dans l'eau potable des réserves des natifs canadiens, provoquant certaines mutations génétique... telles sont les conditions qui sous-tendent notre électricité produite par les réacteurs nucléaires.» Sandra Lahire

Sandra Lahire , Uranium Hex, 1987 - photogrammes du film, 11 minutes
Dans Uranium Hex, un film de 11 minutes, Sandra Lahire traite de l'exploitation minière de l'uranium au Canada, en mettant l'accent sur le travail des femmes et la destruction de l'environnement. 

Le film utilise un éventail kaléidoscopique de techniques expérimentales telles que la superposition, le re-tournage, les changements de vitesse, le rythme et une superposition sophistiquée de sons où l'enregistrement "ambiant" se mêle aux voix et à la musique. 

Le mouvement constant des images génèrent une matière cinématographiques proliférante : l'image d'un homme creusant pour extraire de l'uranium est superposée au dos d'une femme, tandis que l'on entend le bruit assourdissant des machines et qu'une femme parle : "...c'était comme être jour et nuit sous un appareil à rayons X".

Le film offre plusieurs situations visuelles qui fonctionnent à différents niveaux, mais qui ne s'harmonisent jamais. Les couches d'images et de sons se perturbent, brisant la surface et conférant à l'œuvre une complexité texturale. On y décèle comme le crépitement d'un compteur Geiger.
"Personne n'est autorisé à filmer l'intérieur du broyeur, mais je travaille avec l'impression de couleurs acides et des techniques vidéo qui me permettent de traiter les voix et les champs de sons industriels tout en ramenant la parole émise au premier plan."

L'image récurrente de la cinéaste (regardant dans le cadre comme à la lumière de sa lampe frontale) vaut comme témoignage de ces images de puits de mine, de marques de forage, de radiographies de poumons atteints d'un cancer, et se confronte au regard du spectateur, à sa propre perception des images.
On évalue le but politique de ces images aussi à travers l'esthétique, le plaisir visuel et leur beauté ambiguë. Le contrôle agressif et l'adresse subjective créent une tension réflexive qui engage et perturbe le spectateur.

Inas Halabi, Lions Warn of Futures Present, 2017

Inas Halabi, artiste palestinienne vit entre La Hollande et la Palestine. Elle s'attache à inventer des formes de représentation pour saisir la violence non ponctuelle, lente et invisible – une violence qui, dans la mesure où elle ne se produit pas dans des événements singuliers et où ses effets s'inscrivent dans une répétition, résiste à la structure narrative traditionnelle. Elle tente de rendre palpable cette violence coloniale diffuse qui imbibe les paysages palestiniens ou africains comme dans Hopscotch.

En 2017 dans le cadre du projet Offsite de la 13e Biennale de Sharjah à Ramallah en Palestine, Inas Halabi a réalisé la série d'images Lions Warn of Futures Present ainsi que quatre petits livrets, intitulés aussi collectivement Lions Warn of Futures Present (2017) qui se situent quelque part entre le témoignage et la fable.

Chaque photographie montre un paysage de Cisjordanie, teinté en rouge foncé : des rangées de maisons, une barrière métallique cabossée, un âne près d'un arbre ou des sacs empilés contre une ruine. La couleur a été obtenue en utilisant des feuilles de gélatine colorées devant l'objectif de l'appareil. L'enquête visuelle de Inas Halabi sur ces sites est basée sur le travail de Khalil Thabayneh, un chercheur en physique nucléaire qui enseigne à l'université d'Hébron. Elle a utilisé une liste de relevés des taux de césium 137 présent sur les lieux. Il existe une forme de radioactivité naturelle mais le césium 137 hautement cancérigène et invisible est uniquement produit par la fission de l'atome à l'intérieur des réacteurs nucléaires. Le nombre de feuilles interposées devant l'appareil, et donc l'intensité du rouge, correspond au taux plus ou moins important de césium 137 présent sur le site.

Inas Halabi, Who will Dig into this Landscape?, livre
Quatre livrets bilingues, anglais arabe, contenant parfois des photos, relatent aussi cette réalité sur un ton qui mêle les documents réel, le souvenir d'un quotidien détruit et un fabuleux tant absurde qu'inexorable.
    1 - Qui creusera dans ce paysage ?
    2 - Les Journalistes belges
    3 - Près des grottes se trouve un verger de pêchers
    4 - Les camions me rappellent les enterrements

Les camions me rappellent les enterrements
Trucks Remind me of Burials

Une épaisse mer de nuages noirs roule dans le ciel tandis qu'un bruit de plumes froissées cerne le village. C'était probablement l'une des journées les plus chaudes dans le sud et il y avait quelque chose d'inquiétant dans l'air poussiéreux. Un monticule à proximité recouvre un vaste tronçon de terre et un ruisseau coule tranquillement dans un tunnel sous la route. Au milieu des champs dorés gît une vache morte.

Le bruit des camions parvient à mes oreilles. L'écho des freins se démultiplie en pénétrant dans mon corps depuis le lointain. Mon corps devient une masse inerte en décomposition. Le martèlement dans ma tête va bientôt commencer. J'inspire et j'expire. Au moment où je prends conscience de ma respiration, je prends conscience de ma mort.

Samir se tenait près de la fenêtre. Le rideau de la chambre claquait au vent tandis que le bruit des freins s'immisçait à l'intérieur. Il est sorti sur le balcon, a plissé les yeux et fait de son mieux pour voir à travers la poussière. La chaleur était insupportable et le bruit des freins résonnait lourdement dans la vallée.

Un gros camion avec une plaque d'immatriculation jaune entra par le nord du village, puis ressortit. Le camion réapparut soudain, suivi d'un autre camion, puis…
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Inas Halabi, exposition After the Last Sky, Amsterdam, 2023
Inas Halabi, Hopscotch (the Centre of the Sun’s Radiance), 2021- Poster

Dans Hopscotch (Le Centre des rayonnements solaires), Inas Halabi emmène les auditeurs dans un voyage de l'Afrique vers l'Europe le long d'une voie ferrée ancrée dans les paysages et dans l'histoire de la production et de l'exploitation de l'uranium. Les éléments sonores ont été prélevés de long du chemin de fer reliant la mine de Shinkolobwe, maintenant fermée, en République démocratique du Congo et une ancienne raffinerie d'uranium appartenant à l'UMHK à Olen, en Belgique. Le projet examine comment le passé colonial se perpétue dans le présent, bien que sous des formes différentes. Tout ceci fait fond à la récente escalade de la violence au Congo, motivée aujourd'hui en partie par la ruée vers le cobalt, le coltan et l'or du pays.  

La pièce maîtresse du projet est un film sans images : l'écran affiche un fond noir et du texte blanc, qui retranscrit et situe une série d'entretiens et d'enregistrements réalisés sur le terrain. L'audio comprend des chants de travail provenant des mines, des entretiens avec des ouvriers et des cadres, des extraits de chansons diffusées à la radio, ainsi que le bourdonnement persistant de la climatisation et de la production industrielle. L'œuvre complète dure près de deux heures et avait été initialement conçue pour être visionnée pendant un trajet en train, en relation avec les paysages changeants observés par le spectateur.

Robert Malaval, Radium, 1977 - acrylique et paillettes sur toile. 120 x 120 cm

Andy Warhol, Atomic Bomb, 1963

vendredi 19 septembre 2025

Apparitions de la mort

Julian Charrière, Polygon I, 2014 - 152 x 182 cm

Julian Charrière, Polygon X, 2014

La série photographique Polygon de Julian Charrière révèle le site d'essais nucléaires de l'URSS, Semipalatinsk, au Kazakhstan, comme un lieu post-apocalyptique : un sanctuaire pour un avenir ruiné.

«J’ai découvert l’existence du polygone nucléaire de Semipalatinsk, qui a les mêmes caractéristiques que le paysage fictionnel décrit par G. J. Ballard en 1964 dans sa nouvelle La Plage ultime. C’est ce qui m’a motivé pour aller découvrir ce que j’appelle un "futur fossile", un lieu qui nous permet de nous projeter à la fois dans le passé et dans l’avenir.»

«Je me suis aussi souvenu qu’Henri Becquerel avait découvert la radioactivité en posant une plaque photographique sur des sels d’uranium. Là, je voulais travailler sur un paysage culturel, fabriqué par l’homme, et sur une spécificité non visible de ce paysage.» 

L’artiste n’a pu se rendre sur place que pour de brèves périodes d’une heure et demie, sous contrôle militaire. Il a donc pris ses photographies, puis posé les films dans une boîte noire, entre le sol même et des cristaux pris à ce substrat particulier, créé en une microseconde par les réactions thermonucléaires. Ce sont les rayonnements hérités de ces réactions qui, en traversant le négatif, y ont inscrit ces traces. 

Dans ce lieu restreint, 268 bombes massives ont explosé entre 1949 et 1965. Des structures en béton ont été construites sur plusieurs kilomètres pour mesurer l’impact du souffle nucléaire. D’autres devaient permettre aux savants, ignorants des risques encourus, de se cacher. «L’ensemble prend l’aspect d’une horloge solaire. Même si notre civilisation disparaît, même si l’homme disparaît de la planète, cet endroit restera, témoin d’un moment où la science s’est brûlé les ailes.» 

De la même façon, utilisant des photos couleurs de grand format et une double exposition par matériel radioactif, Julian Charrière dévoilera, dans la série First Light, les paysages irradiés de l'atoll de Bikini où se téléscopent une vision idylliques d'îles tropicales avec la réalité de paysages post nucléaires exposés aux « "seconds soleils" atomiques.

Julian Charrière, Nutmeg – First Light, 2016 - 154 × 191 cm
Julian Charrière, Sycamore – First Light, 2016
La série des Thanatophanies est un portfolio de 30 planches édité par Parco Co. à Tokyo en 1995. Il rassemble trente gravures reproduisant des dessins à la mine de plomb réalisés par On Kawara entre 1955 et 1956 et qui devaient faire l'objet d'un livre, Portraits de japonais, jamais publié. Dix ans après les bombardements d’Hiroshima et Nagasaki, alors que la guerre froide entrait dans une phase des plus tendues, cette galerie de visages monstrueux, irradiés, mutilés, déformés, cristallisait les inquiétudes de son époque. Le titre grec de la série – littéralement les « apparitions de la mort » – lui confère une connotation mythique et universelle. 
 
Ces Thanatophanies constituent un point de départ éclairant au travail de On Kawara qui, comme saisi par un sentiment d’urgence, comptait son âge en jours, télégraphiait quotidiennement I am still alive à ses correspondants, et consignait ses rencontres, ses lectures et ses déplacements.

On Kawara, Thanatophanies, 1955-56/1995
Le 4 janvier 1966, On Kawara peint la première de ses Date Paintings [Peintures de dates], basées sur un protocole rigoureux : un monochrome d’une couleur foncée (le plus souvent bleu, vert, rouge, marron ou gris) au centre duquel est peinte en blanc la date du jour de réalisation de la toile, dans la langue du pays où l’artiste se trouve à ce moment-là. Chaque peinture est conservée dans une boîte en carton fabriquée sur mesure, et accompagnée d’une page du journal local daté du jour de sa réalisation. Dès lors, On Kawara met en place les modalités de son œuvre inscrite dans le temps et dans l’espace.

On Kawara, Date Painting, 4 janvier 1966
On Kawara, I Am Still Alive, télégramme


samedi 23 août 2025

Nucléarité

Sigmar Polke, Uranium (Pink), 1992
En1982, Sigmar Polke rapporte d’un voyage en Australie une roche d’uranium. Depuis les années 1960 il s'intéresse à cette matière première. Il achète des livres sur l’uranium, tant historiques et écologiques que techniques et scientifiques. Il utilisera l’uranium dans une série d’autoradiographies produites entre 1982 et 2000. Ces "uranographies", ainsi que Polke les appelle, ont été réalisées selon le même procédé utilisé par Henri Becquerel en 1896, en appliquant de l’uranium sur des surfaces photographiques. Les traces de l’uranium sur le papier photosensible produisent des images abstraites pouvant suggérer une explosion, un nuage, le flou de quelque chose encore indéterminé. Les uranographies sont nées dans un cadre géopolitique très particulier. Polke a grandi en pleine guerre froide, dans l'Allemagne de l’Est, un important fournisseur d’uranium pour le programme nucléaire soviétique. Depuis la fin des années 1970 l’activisme antinucléaire se développe en Europe. En 1981, l’une des plus grandes mobilisations antinucléaires de l’époque rassemble, en RDA, 100 000 manifestants sur le site prévu pour la construction de la centrale nucléaire de Brokdorf. La manifestation est violemment réprimée par les forces de l’ordre. C’est dans ce contexte que Polke commence les uranographies. Mais comment a-t-il pu rapporter ce minerai d’Australie ? Nul ne le sait. 

Kyveli Mavrokordopoulou, Irrésolutions nucléaires, 2024

Sigmar Polke, Untitled (Uranium Green), 1992

Sigmar Polke, Uranium, 1982-1986

Polke aborde la question non pas depuis la centrale nucléaire ou la bombe mais depuis le minerai source : l'uranium. Cette ressource est restée longtemps la grande absente du récit nucléaire. Les histoires coloniales de l’exploitation minière de l’uranium, en Australie par exemple, ou en Afrique, et sa relation avec la guerre froide ne sont que peu étudiées à l'époque. L’uranium a pu passer incognito en raison d’un ensemble de mécanismes – scientifiques, industriels et étatiques – qui en ont fait une marchandise banale circulant dans un cadre légal peu contraignant sous la forme de yellowcake. Juridiquement, le secteur de l’extraction n’a été inscrit en tant qu’activité nucléaire que bien après les années 1960 et à cause de ce laisser-faire, pendant des décennies, le niveau de précautions sanitaires et environnementales dans les mines est resté très faible. 

En 2016, l’historienne Gabrielle Hecht expose dans son livre Uranium africain. Une histoire globale, les mécanismes ayant permis ce laxisme. Ce sont autant d’opérations de brouillage stratégique sur la question de savoir ce qu’est réellement une chose nucléaire. La bombe atomique est automatiquement considérée comme nucléaire, alors que cela ne va pas de soi dans le cas d’une mine d’uranium. Pour penser ces glissements ontologiques entre choses nucléaires et non-nucléaires, Gabrielle Hecht invente le concept de "nucléarité", afin de décrire les processus par lesquels des objets ou des lieux se voient qualifiés de nucléaires. Elle établit ainsi une distinction entre "radioactivité" et "nucléarité" : "la radioactivité est un phénomène physique qui existe indépendamment, qu’il soit détecté ou politisé. La nucléarité, en revanche, est un phénomène technopolitique issu de configurations politiques et culturelles affectant les choses scientifiques et techniques ; elle émerge des relations sociales selon lesquelles le savoir est produit. La nucléarité n’est pas la même partout [...]. La nucléarité n’est pas la même pour tout le monde [...]. La nucléarité n’est pas la même à tout moment."

Le concept de nucléarité permet donc d’élargir, spatialement et temporellement, le récit nucléaire dominant en incluant les lieux d'extractions d’uranium, les questions coloniales et post-coloniales ainsi que toute la chaîne de d'exploitation, de transformation et de production menant aux bombes, aux réacteurs, aux différents politiques. Le geste de Polke anticipe et annonce cette nouvelle conscience. On pense depuis la mine.

Susanne Kriemann

Pechblende, AMNH Autoradiography, 8 jours, demi-vie de 4.5 billions d'années, 20 x 25 cm - Musée d'histoire naturelle, NY, 2015

Inside the fish, a “hot” supper. The Office of the Historian Joint Task Force One : Operation Crossroads.

Pitchblende, Museum Uranbergbau, botte en caoutchouc et bouteille, Photogram (exposé en chambre noire au flash du téléphone portable), 2016

Susanne Kriemann, autoradiographies

Dans un projet qui se déploie à travers de nombreux médiums, Pechblende 2014-2019, Susanne Kriemann montre la complexité de l’héritage toxique de l’extraction de l’uranium en Allemagne de l’Est. De quelle manière la photographie peut-elle servir d’enregistrement matériel des environnements en mutation ?

J’aime penser l’image documentaire comme une sorte de témoin matériel permettant d’élargir le statut de la photographie à un objet d’art. Lorsque je place des matières radioactives sur une pellicule, j’imagine la photographie comme une prairie exposée à la pollution. Les matériaux polluants qui imprègnent naturellement la surface, tels que les radionucléides ou d’autres métaux lourds, modifient radicalement les notions standard de photographie et de temps d’exposition. Penser la photographie de cette manière change notre compréhension du sujet documenté et du corps « récepteur » du support photographique. 

Depuis dix ans, je travaille sur les anciennes zones d’extraction d’uranium dans les régions de Thuringe et de Saxe, en Allemagne de l’Est, où d’importants gisements d’uranium ont été découverts dans les années 1940. Ces zones sont devenues des sites politiques très controversés après la division de l’Allemagne ; la région, initialement sous le contrôle des États-Unis, a été échangée avec l’Union soviétique contre un quart de Berlin. Nous ne pouvons que deviner ce qui se serait passé au XXe siècle sans cet échange. Il ne s’agit là que d’un aspect contextuel de mon projet en cours Pechblende, qui interroge les liens entre la photographie et la radioactivité. 

L’histoire complexe de ces régions est racontée par de nombreuses personnes de manières très différentes : des personnes qui travaillent dans les mines, d’autres pour les sciences, des poètes, des écrivains, des militants écologistes et des photographes. Depuis 2016, je collabore avec des géologues et des biologistes de l’université d’Iéna qui mènent des recherches et des expériences sur l’assainissement de ces anciens paysages miniers d’uranium extrêmement pollués. Je trouve l’idée stimulante, de considérer mes photographies comme des processus cumulatifs combinant les plantes de « phytoextraction », les documents d’archives et les pierres radioactives.
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Susanne Kriemann, Pechblende

Susanne Kriemann, Lupin, Fougère, Genêt, 2024

L'historien Peter C. Van Wyck relate : «Il paraît que les prospecteurs utilisaient du film photographique pour détecter, par la trace qu’il y laisse, le pechblende (minerai d'uranium) ».  

Gabrielle Hecht relaie un témoignage similaire, rapportant qu’au Gabon, les mineurs portaient des badges dotés de pellicule capable de détecter les rayonnements gamma émis. Après plusieurs heures de travail, les films contenus dans ces badges étaient développés et le résultat révélait l'intensité de l'exposition à la radioactivité dans la mine. D’anciens mineurs, ayant conservé ces films, espéraient lors des luttes menées pour obtenir des compensations, qu'ils les aideraient à prouver leur exposition aux radiations. Il fallait trouver quelqu’un capable de les lire.

mercredi 6 août 2025

La danse du radium

Pierre Huyghe, Dance for Radium, 2014, Photographie de Mae Fatt

À l’occasion de l'invitation à l’Artist’s Institute de New York en 2014, Pierre Huyghe conçoit Dress For Radium Dance, une robe phosphorescente que la commissaire Jenny Jaskey portera au cours d'une action, le 20 février, interprétant la Radium Dance créée en privé, en 1904, par Loïe Fuller au théâtre Sarah-Bernhardt à Paris. Les photographies sont issues de cette performance, actualisant une danse mythique dont aucun document ne nous est parvenu, sinon le récit par la danseuse elle-même de sa fascination pour la découverte du radium et du phénomène radioactif.

Si le radium offre à nos yeux ces choses que nous ne pouvons voir (tel l'atome), écrit Loïe Fuller, sa portée sera incommensurable pour les matérialistes, eux qui disent : "Je crois ce que je vois". S'il permet de visualiser l'âme quittant le corps en l'enregistrant sur une plaque photographique, s'il constitue un moyen pour photographier à l'intérieur de notre imagination afin que l'œil y voie, que ne croirons-nous pas, nous, matérialistes qui pensons que seules les choses que nous percevons avec nos sens humains sont réelles ?
Loïe Fuller, Lecture on Radium (Conférence sur le radium), janvier 1911


Traces radioactives des doigts Marie Curie sur le cahier de laboratoire 1904-1906 - Marie Curie, Une coupelle contenant du bromure de radium photographié dans l’obscurité, 1922
Henri Becquerel, plaque photographique impressionnée par de l'uranium dans le noir d'un tiroir, 1896

Nous avons eu une joie particulière à observer que nos produits concentrés en radium étaient spontanément lumineux. Pierre Curie qui avait souhaité leur voir de belles colorations, dut reconnaître que cette particularité inespérée lui donnait une satisfaction supérieure à celle qu’il avait ambitionnée. (...) Il nous arrivait le soir après dîner de jeter un coup d’œil sur notre domaine. Nos précieux produits pour lesquels nous n’avions pas d’abri étaient disposés sur les tables et sur des planches ; de tous côtés on apercevait leurs silhouettes faiblement lumineuses, et ces lueurs qui semblaient suspendues dans l’obscurité nous étaient une cause toujours nouvelle d’émotion et de ravissement.
Marie Curie in Pierre Curie, 1924 

On enveloppe une plaque photographique Lumière, au gélatino-bromure, avec deux feuilles de papier noir très épais, tel que la plaque ne se voile pas par une exposition au Soleil, durant une journée. On pose sur la feuille de papier, à l’extérieur, une plaque de la substance phosphorescente, et l’on expose le tout au Soleil, pendant plusieurs heures. Lorsqu’on développe ensuite la plaque photographique, on reconnaît que la silhouette de la substance phosphorescente apparaît en noir sur le cliché. (Henri Becquerel)

Mais un jour de mauvais temps, Becquerel range la plaque préparée dans un tiroir en attendant une éclaircie. Deux jours plus tard, le soleil ne venant pas il développe la plaque non exposée. Et découvre que dans le noir total, les sels d'uranium ont impressionné la surface sensible sans aucune source de lumière extérieure. C'est la radioactivité !

Loïe Fuller, La Danse serpentine, film Lumière, 1mn, 1897-99

En 1898, l'année où Marie Curie annonce la découverte du radium, Loïe Fuller installe, dans sa propriété parisienne, un laboratoire où elle effectue des recherches sur les effets lumineux. Elle y teste de nouvelles gélatines colorées pour les projecteurs mais aussi des colorants textiles qui accentuent la fluorescence ou les sels d’argent disposés en pastilles sur ses costumes de tissu noir. Dans l’obscurité, les pastilles devenaient scintillantes, la phosphorescence renforçant l’illusion de ne voir que des points dansants sur scène. 

Loïe Fuller se rapproche de Marie et Pierre Curie après avoir lu dans les journaux des articles sur leurs travaux sur le radium, que l’on décrit comme lumineux. Avec la découverte du radium, Loïe Fuller imagine déjà de nouveaux effets à sensation, et demande aux Curie de l’aider à concevoir des « ailes de papillon au radium » qui brillent dans le noir grâce aux pouvoirs luminescents de cette substance. Les scientifiques lui expliquent qu'elle devra se passer de l'élément radioactif – dangereux et bien trop onéreux pour être utilisé à des fins de divertissement. Ils l'aident cependant à comprendre le fonctionnement de la lumière ultraviolette.

"Le professeur Curie plaça sur le chemin du rayon un verre transparent rempli d'eau. Le verre et l'eau furent illuminés d'une lumière bleu foncée […]. En un instant, je réfléchis à comment je pourrais transférer les merveilleux éléments de cette poudre à une robe, de façon à pouvoir le montrer au monde."
Loïe Fuller crée la Danse ultra violette en utilisant la poudre dont les Curie font usage pour mettre en évidence les rayons ultra-violets.

En mai 1904, elle présente un spectacle privé au théâtre Sarah-Bernard de Paris, en hommage au couple Curie, qu’elle intitule La Danse du radium. La création originale de La Danse du radium de Loïe Fuller reste méconnue faute d’archives imagées. 

Radium Girls, La bataille judiciaire de Catherine Wolfe Donohue, jusqu'en 1938

Pendant la Première Guerre mondiale, des centaines de jeunes femmes ont été employées, aux États-Unis, dans des usines horlogères pour peindre au radium des cadrans phosphorescents. Ces ouvrières qui épointaient leurs pinceaux de leurs lèvres brillaient littéralement dans le noir et allaient souffrir de très graves pathologies. Elles menèrent une course contre la montre judiciaire pour faire reconnaître la responsabilité de leurs employeurs. Leur lutte, qui les fit connaître comme les Radium Girls et leur mort changeront à jamais la vie des travailleurs américains. 

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radium girls, récit (françoise goria)

Employées par centaines dans des usines horlogères.
Pour peindre au radium des cadrans phosphorescents.
Elles brillaient dans le noir.
Elles allaient souffrir.

10 avril 1917.
Grace Fryer, 18 ans, est embauchée par United States Radium Corporation (USRC).
Dans une usine horlogère à Orange, New Jersey.
Les États-Unis sont entrés en guerre.

Elle peint des cadrans de montres au radium.
Marie Curie, il y a 20 ans.
Un métier d'élite pour les pauvres ouvrières.
Un salaire trois fois supérieur à la moyenne en usine.
On peut monter en grade.
Faire partie des 5% de femmes les mieux payées du pays.

Des adolescentes.
Leurs petites mains parfaites pour l'ouvrage délicat.
Elles se passent le mot.
Des rangées de sœurs travaillent les unes à côté des autres.

La phosphorescence.
L'attrait.
Le soir, quand elles sortent de l'usine, elles brillent dans le noir.
Filles fantômes.
Elles portent leurs robes de bal au travail pour rayonner ensuite sur la piste de danse.
Elles recouvrent leurs dents de radium.
Sourire étincelant.

Les cadrans de 3 centimètres de diamètre.
Un trait le plus fin possible.
Elle affine la pointe du pinceau dans sa bouche.
Le marquage aux lèvres.
Des centaines de fois par jour.
Avalant un peu de la peinture verte.

Est-ce que ce truc est nocif ?
N'aie pas peur, ce n'est pas dangereux.
Oui Marie Curie brûlée.
Des gens morts empoisonnés.
Les hommes qui manipulent le radium dans les laboratoires portent des tabliers de plomb.
Les extrémités de leurs pinces sont en ivoire.
Les jeunes filles
Elles.
Pas de protection.
Un peu de radium c'est bon pour la santé.
Avaler de l'eau au radium ça donne du peps.
Les sous-vêtements au radium tiennent plus chaud.
Crèmes et poudres de riz radioactifs.
Astringent et bactéricide, il stérilise la cavité buccale, prévient la carie et laisse dans la bouche une délicieuse impression de fraîcheur.
Une nouvelle énergie de vie.
Une mousse merveilleuse et un nouveau goût agréable.
Des affaires lucratives.
Les signaux d'alarme ignorés.
Cette peinture te donnera bonne mine.

15 mai 1922.
Mollie Maggia tombe malade et quitte l'atelier.
Qu'est-ce qui cloche chez elle.
Une rage de dent.
On l'arrache.
Une autre, on l'arrache.
Des dents manquantes.
Fleurs noires, rouges et jaunes à la place. 

(lire la suite)

Aline Bovard Rudaz, Cherche RADIUMINEUSE, 2025


dimanche 1 juin 2025

Face à la destruction

Gustav Metzger, Historic Photographs : To Walk Into - Massacre on the Mount, Jerusalem, 8 October 1990 et To Crawl Into - Anschluss, Vienna, March 1938
Les images sources de la série Historic Photographs de Gustav Metzger, montrent l'Holocauste nazi, le conflit israélien au Moyen-Orient, la guerre du Viêt Nam, l'attentat à la bombe d'Oklahoma City, la profanation de Twyford Down ou le conflit en Serbie ou dans l'ex-Yougoslavie. Dans toutes ces images on voit l'humanité en péril, son sort entre ses propres mains, qu'il s'agisse de la guerre, du terrorisme ou de la destruction de l'environnement, guidée par le fanatisme, le dogme, la cupidité ou l'absence de croyance. "Nous voulons des monuments dédiés au pouvoir de l'homme de détruire toute vie." 

Dans chaque œuvre de la série Historic Photographs, une photographie de presse est considérablement agrandie puis masquée par un drap, un rideau ou un écran de planches de bois, de briques … Par ce dispositif, Metzger tente de réévaluer une image très connue en empêchant physiquement le spectateur de l'appréhender de manière passive, le forçant même à partager partiellement l'agression dont il est question. Le spectateur fait l'expérience de l'image. C'est un engagement physique qui est sollicité. 

"En 1970, lors d'une visite d'État en Pologne, Willy Brandt, alors dirigeant de l'Allemagne de l'Ouest, s'est agenouillé publiquement, devant un monument commémorant le soulèvement du ghetto de 1943. J'offre à chacun la possibilité de s'agenouiller devant l'histoire... d'accepter la lourdeur, le poids de l'histoire, d'entrer dans le passé et de s'y confronter."

Gustav Metzger, Historic Photographs : To Crawl Into - Anschluss, Vienna, March 1938, 1996/2021, photographie noir & blanc sur PVC et couverture en coton, 315 x 425 cm
Gustav Metzger, Historic Photographs
To Crawl Into - Anschluss, Vienna, March 1938 est composée d'une photographie de presse, prise peu après l'annexion de l'Autriche à l'Allemagne nazie en mars 1938, qui montre des hommes, des femmes et des enfants juifs contraints de laver les rues de Vienne sous le regard de leurs concitoyens. La photographie est ici agrandie à plus de treize mètres carrés — les personnages y sont plus grands que nature — et elle est montrée au sol, recouverte d'un drap de coton jaune. Pour la voir, le spectateur doit se mettre à quatre pattes sous le drap, rejouant ainsi les postures des personnes juives photographiées. La taille et le contact direct, la trop grande proximité rendent impossible d'appréhender l'image dans son ensemble. Peut-on même la voir dans ce dispositif, n'est-on pas plutôt soi-même destiné à être vu ?

La pratique de Gustav Metzger (1926-2017) est indissociable de l'Histoire, à la fois personnelle et collective. Né dans une famille juive de Nuremberg en 1926, à l'âge de douze ans, lui et son frère sont envoyés en Grande-Bretagne dans le cadre du mouvement des enfants réfugiés. Ses parents et ses deux sœurs aînées sont déportés en Pologne où ses parents disparaissent en 1943. Dans les années 1980, Metzger aborde explicitement l'Holocauste.

Gustav Metzger, Historic Photographs : To Walk Into - Massacre on the Mount, Jerusalem, 8 October 1990 -1996/2024

To Walk Into - Massacre on the Mount, Jerusalem, 8 October 1990, (1996/2011) est une image en noir et blanc tirée du journal italien l'Unità. Elle a été prise à la mosquée Al-Aqsa à Jérusalem où le 8 Octobre 1990, les forces de sécurité israéliennes ont ouvert le feu sur des civils palestiniens faisant 21 victimes. Le lourd et vaste rideau de lin occulte l'image engageant le visiteur à un travail de dévoilement toujours partiel et à une proximité inhabituelle avec une image de cette taille. Du fait de son échelle et et sa "couverture" la photographie ne peut être abordée que physiquement, enveloppant son "spectateur" et lui ôtant tout contrôle sur la vision de faits que d'ordinaire les médias mettent entre nos mains et rendent disponibles à la manipulation.

Gustav Metzger, Historic Photographs : Liquidation of the Warsaw Ghetto - 19 April 19, 28 days, 1943, 1995
Gustav Metzger, Historic Photographs

Le rideau que l'on disposait devant une peinture au XVIe siècle avait une fonction de protection de l'image et tenait lieu d'une promesse de délectation. Mais l'art autodestructif tel que l'a promu Gustav Metzger sert à mettre en évidence et à éveiller les consciences face à un processus de destruction généralisé. En acceptant de franchir un obstacle pour essayer de voir une image intolérable devenue démesurée, on renverse un processus, ce n'est plus le monde miniaturisé qui nous arrive grâce aux médias, qui nous est livré à domicile, c'est nous qui sommes au monde.

Gustav Metzger, Historic Photographs : To Walk Into - Massacre on the Mount, Jerusalem, 8 October 1990 et To Crawl Into - Anschluss, Vienna, March 1938

 Il faut que la photographie suinte à travers les matériaux qui la recouvrent.

jeudi 22 mai 2025

Faits d'armes - Faire ses armes (3)

Pino Pascali, Armi, 1966
La série Armi de Pino Pascali est montrée à la Galerie Sperone, à Turin, en janvier 1966. Il présente de fausses armes faites d’objets récupérés (carburateur de voiture, tube hydraulique, roues de camion, pistons, etc.) et, pour les parties manquantes, d’éléments en métal ou en bois, le tout assemblé et peint en vert kaki militaire afin de supprimer tout effet d’hétérogénéité des matériaux et créer une image, celle d’une arme véritable, en réalité une sculpture. Pino Pascali est revenu, par écrit, sur la notion d’image, au centre de sa réflexion de sculpteur : 

Dans une civilisation de consommation, les images ressemblent (faussement) à des symboles et créent ce phénomène typique que je définis comme «rhétorique de l’image». C’est la raison pour laquelle j’ai choisi le «canon», la «bombe», les armes. Il existe toute une représentation symbolique que la peinture figurative a utilisée à son maximum en se déconnectant de l’objet. Plus le sujet est entouré de cette épaisseur rhétorique, plus c’est important pour moi de «le récupérer». […] Je pense que le problème consiste à repenser l’image de ces attributs ou symboles en les reliant à cette présence de l’objet. C’est pourquoi, par mon action de sculpteur, je cherche à récupérer l’image de consommation du canon et de la bombe. C’est cette présence de l’objet qui m’intéresse, canon = c+a+n+o+n/bombe = b+o+m+b+e. Comme un mot est fait de tant de lettres, mes armes sont faites de tant d’objets. […] Enfin, pour supprimer les différents aspects de tous ces objets, pour réaliser une image d’une seule unité, je les peins avec cette peinture standard de couleur «kaki-olive» qui est utilisée par l’armée. Plus ils semblent vrais, plus la mystification est réussie.

Felix Gonzalez-Torres, "Untitled" (Death by Gun), 1990

Une pile de posters imprimés en noir et blanc. Les visiteurs peuvent emporter les feuilles qui seront renouvelées ou les regarder sur place. On y voit, sous forme de vignettes ou de silhouettes, les visages de 460 personnes. Toutes ont été tuées par armes à feu, aux États-Unis, au cours de la semaine du 1 au 7 mai 1989. Durant cette semaine-là, huit États n'ont pas déclaré de morts par balles. 68 au Texas, 44 en Floride, 40 dans l'État de New York, 30 en Géorgie… Sous chaque vignette, un court texte indique le nom, le prénom, l'âge de la personne, l'État et sa ville de résidence ainsi que les circonstances de sa mort. Felix Gonzalez-Torres a repris une enquête publiée le 17 juillet 1989 dans le Time, "7 Deadly Days" écrit par Ed Magnuson, Joyce Leviton et Michael Riley où sur 28 pages sont publiés les portraits des victimes (ou des suicidés, 216). On y constate l'importance et la banalisation de cette forme de mortalité qui surpasse, par exemple, le nombre de morts (américain) durant la guerre du Viêt Nam. Les victimes sont ceux et celles les plus vulnérables socialement. La question du port d'armes aux usa est posée.

VALIE EXPORT, “Aktionshose: Genitalpanik” (Action pantalon : Panique génitale), 1969
Le 22 avril 1969, pubis apparent et mitraillette à la main, l'artiste autrichienne VALIE EXPORT, alors âgée de 29 ans s’introduit armée dans un cinéma d'art et essais à Munich. Elle déambule entre les rangées de sièges exhibant son sexe sous la mitraillette. La performance s'inscrit dans le projet Expanded Cinema (réalisé en collaboration avec l’artiste Peter Weibel) qui vise à interroger le rôle du spectateur au cinéma. L'année suivante elle réactivera Genitalpanik en placardant le poster dans les rues de Vienne. Une figure de la guérilla au féminin est née.

Niki de Saint Phalle, Tirs, 1961

"Un assassinat sans victime. J'ai tiré parce que j'aimais voir le tableau saigner et mourir."

Entre 1961 et 1963, Niki de Saint Phalle organise des séances de "Tirs". Des "tableaux" sont préparés et fixés sur une planche. Ils sont composés par exemple de morceaux de plâtre, de poches contenant des œufs, des tomates, des berlingots de shampoing et surtout des flacons d'encre colorées. Quand elle tire à la carabine, les poches éclatent sous l'impact des balles et les couleurs et matières dégoulinent en traînées bariolées. Au début, les séances sont organisées avec des amis, Pierre Restany, le photographe Harry Shunk et Daniel Spoerri. Puis en juin 1961, se tient sa première exposition personnelle "Feu à volonté" à la galerie J : c'est là qu'elle met en place officiellement les "Tirs", où les spectateurs sont également invités à utiliser la carabine pour tirer sur les "tableaux".

Chris Burden, Shoot, 1971
Le 19 novembre 1971, dans la galerie californienne F Space, Chris Burden s'immobilise devant un public peu nombreux pour recevoir une balle de 22 Long Rifle dans le bras gauche.

À cette époque, tous les soirs, à la télé, je voyais des gars de mon âge se faire tirer dessus. C'était la guerre du Viêt Nam. Un petit groupe avait monté ce lieu, F Space, dans un ancien local industriel à deux pas de mon atelier. Je savais que je ne pouvais pas aller à l'armurerie du coin pour demander si quelqu'un accepterait de venir me tirer dans le bras pour une performance artistique. Ça n'aurait pas marché. Je devais demander à un ami, quelqu'un qui serait prêt à le faire parce qu'il aimait mon travail. La balle devait frôler mon bras, m'égratigner et une goutte de sang coulerait le long de mon bras. C'était l'idée.
Il se tenait à environ 4,5 mètres de moi. Il m'a demandé si j'étais prêt. Je me suis raidi, j'ai écarté un peu mon bras gauche pour qu'il puisse tirer.
Finalement ce fut une blessure superficielle. La balle de 22 a traversé mon bras et en est ressortie. C'était comme heurter la tôle d'un semi-remorque sur l'autoroute. J'ai senti mon bras emporté par une force énorme. J'étais pâle et je me suis mis à trembler un peu. On m'a transporté à l'hôpital, j'ai dit à la police que c'était un accident. Je ne pense pas qu'ils m'ont cru un seul instant. Ils ont probablement pensé que ma femme m'avait tiré dessus et que je ne voulais pas porter plainte. Je crois que je voyais ces performances comme un moyen de contrôler les événements. Ou plutôt elles devaient me donner l'illusion que je pouvais contrôler les choses.


Francis Alÿs, Re-enactments, 2002

Dans Re-enactments, l’artiste est filmé en train de déambuler dans les rues de Mexico, un Beretta chargé à la main. Près de cinq minutes s’écoulent avant que la police ne le remarque et ne l’arrête. Aucun passant n’avait aperçu l’arme à feu, leur attention étant accaparée par la caméra. Francis Alÿs a ensuite demandé aux officiers de police la permission de rejouer cette balade armée et l’arrestation. La deuxième vidéo est donc identique à la première, si ce n’est qu’elle est mise en scène. Les deux documents sont projetés côte à côte. Puissance du spectacle dans la société contemporaine : un homme armé est autorisé par la police à se balader dans les rues pour faire un film.

voir le film : ici

Les autres épisodes :

Ray Gun - faire ses armes (1)

Faire ses armes (2)