mercredi 22 décembre 2021

Picture/Readings

Barbara Kruger, Picture/Reading, 1978

Dans la série Picture/Readings, achevée en 1978 et auto-éditée, Barbara Kruger dispose côte à côte une photo et un texte. Disjonction image/texte, l'imagé et l'imaginé s'entrelacent dans une situation-oxymore, une sorte de constat désirant. Les photographies, prises en Californie ou en Floride, montrent le point de vue d'un passant (souvent en contre plongée) sur des détails banals de l'architecture résidentielle : fenêtres, coins, pignons, surplombs de toit, escalier, balcons, parfois un palmier ou un bout de cactus ou le haut d'une haie, du ciel. Le texte est un bloc discursif, un récit. Ce n'est pas une description. Plutôt une courte histoire aux mobiles incertains, aux allures de cinéma. De l'érotisme, de l'ennui, des corps désirant ou dysfonctionnant, des femmes. Il faut se sauver (dans tous les sens).

Karen est assise sur le banc près de la fenêtre et observe le cœur du palmier. Il est d'un vert intense avec une épine brune couverte d'écailles. Mark est en train de régler la radio. Une voix d'homme retentit à travers les haut-parleurs haut de gamme. C'est une voix fortement nasale, et ça parle de la montée en flèche d'un label local. La voix de Mark forme un duo avec celle de l'homme de la radio, déclamant des anecdotes tirées de références littéraires connues, proférant des interprétations a capella de menus de restaurant sichuanais et toute une rhétorique inflationniste sur les gosses de riches, blancs et sans aucun sens du rythme, qui pensent qu'un polo noir avec des traces autour du cou suffit à vous rendre violent. Elle tourne le dos à la fenêtre et observe Mark qui regarde dans le miroir. Une chanson sexy passe à la radio. Mark porte un polo rouge avec un alligator. Le rouge est légèrement délavé, un peu blanchâtre. Elle regarde le bord de la manche et comment le rouge borde le brun de son bras. Il se détourne d'elle. La chemise repose sur les deux ailes cloutées dans son dos. Le pantalon légèrement sale épouse ses hanches, mais il est lâche autour de la cuisse, et les baskets sont en daim vert avec des rayures en plastique blanc de chaque côté. Il se tient à environ 6 pieds de distance, face à elle, ses bras pendant mollement à ses côtés. Il commence à parler de la chanson qui passe à la radio. Elle regarde les lignes se former autour de sa bouche pendant qu'il parle, et elle s'imagine grimper au sommet du palmier avec un télescope et apercevoir dans l'objectif, une petite île déserte entourée d'une eau couleur de l'encre bleue caraïbe.
Gail est assise sur le lit et regarde l'horloge. Il est 16h30. La télévision est allumée et elle veut se rendormir. Johnny travaille en ville, à la station-service. La plus proche de la plage. Elle attend qu'il rentre à la maison. Quand Johnny est au travail, elle dort, fume, regarde la télévision, mange et lit des magazines de cinéma. Elle est assise sur le lit et fume une cigarette. Ses jambes sont croisées et son plumeau a glissé jusqu'à ses cuisses. Elle porte des tongs en caoutchouc vert. Elle regarde la colonne à l'extérieur de la fenêtre. Le soleil brille. Ce que d'autres appelleraient une belle journée. Elle n'aime pas aller à la plage sans Johnny. Elle s'habille et marche vers la ville. Elle aperçoit l'enseigne de la station-service à quatre pâtés de maisons. Elle pose les yeux sur l'enseigne. Elle marche vers la ville en gardant les yeux sur l'enseigne. L'angle de sa tête change à chaque pas, la nuque se plie, son menton se tend lentement vers le haut. Bientôt, sa tête forme un angle de 45 degrés avec son corps. Elle regarde droit vers la boîte émaillée blanche, d'environ quatre pouces d'épaisseur avec des lettres rouges. C'est juché sur un poteau bleu qu'elle capte vaguement dans sa vision périphérique. Elle regarde droit devant en direction de Johnny, qui porte une chemise grise. Sa tête est enfouie sous le capot d'une Mustang rouge. Ses avant-bras sont bronzés et musclés et les veines sont apparentes. Elle aime ça. Elle s'approche de lui, passe ses bras autour de sa taille et enfonce son visage dans son dos. Elle le surprend, le tire au sol, sous la Mustang, et l'oblige, avec elle, à regarder le dessous de la voiture, lui promettant que s'ils le fixent assez longtemps, cela deviendra un bel ensemble de colonnes doriques.
Tout a commencé quand elle a déménagé au sous-sol. Un étouffement, une sorte d'engourdissement sous la taille et une activité accrue au-dessus. Elle devient une lectrice vorace. Elle mange constamment, s'arrêtant pour une cigarette, un verre ou un chewing-gum. Ses mains ne s'arrêtent jamais. Elle joue du piano, tricote, tape à la machine et se brosse beaucoup les cheveux. Son style de danse a radicalement changé. Elle a du mal à dormir, mais peut à peine lever les jambes pour marcher. Sa taille ressemble au mur de Berlin. Elle s'excite sexuellement en se frottant le nez. Tout devient incontrôlable. Elle tire ses jambes à travers la pièce, attrape la poignée de porte, rampe jusqu'au deuxième étage et demande s'il y a des chambres libres.
Elle se demande si oui ou non elle va louer cet appartement dans cette ville sans intérêt où il n’y a pas de palmiers. Elle attend, un ennui de miel et de langueur. Elle fixe le mur de stuc blanc et pense à Mogodor. La femme porte une robe de lin légèrement froissée et traverse, sur ses talons hauts, une arche relativement austère. À gauche et à droite de l’arche se trouve ce qui semble être une étendue monumentale de mur de stuc percé de petits trous carrés, qui fonctionnent comme des fenêtres. À l’intérieur se trouve un divan, un paravent oriental décoloré et un délicat verre d’absinthe bleu. Au plafond, il y a un ventilateur, qu’elle ne regarde qu'après le sexe, quand leurs corps sont humides et qu’elle sent son poids peser sur elle. Elle regarde le ventilateur par-dessus son épaule bronzée et pense aux avions dans les vieux films. Depuis la chaise turquoise près de la fenêtre, vous pouvez voir le sommet d’un grand palmier et entendre le son des tambours et l’hystérie dans les voix des hommes, semblable au son que l’on émet quand on bâille.
La femme qui habite ici est assise à la table de la cuisine. Son mari est assis en face d'elle. Elle a environ 36 ans. Ses yeux sont rouges. Elle se gratte les mains et se frotte les bras. Son mari la regarde mais il ne parle pas. Il se lève et fait chauffer de l'eau pour le café. Elle vient de rentrer d'un examen médical. Elle a une tumeur au sein. Elle a peur de mourir. Elle commence à frotter le dessus de la table de la cuisine. La moiteur de ses doigts fait des taches grasses que l'on ne peut voir qu'en penchant la tête selon un certain angle. Elle dessine un motif avec les taches, une grille de six lignes horizontales et verticales. Elle regarde l'intérieur de sa main. Elle regarde le bout de ses doigts. Elle appuie son doigt sur la table, penche la tête selon un certain angle et examine l'empreinte. Elle pose sa tête de côté sur la table, de manière à ce que son oreille soit fermement appuyée contre le formica et que son œil gauche soit presque au niveau de la surface. La pression froide et dure du dessus de la table lui donne une sorte de confort implacable. Elle ferme les yeux. Son mari verse l'eau chaude dans une tasse de café instantané et la place près du bord de la table. De sa position, sous la tasse, elle regarde la fumée s'élever comme une sorte de signal.
Les difficultés de prononciation ont commencé quand il était enfant. Elles étaient sur la porte d'entrée, sur les fenêtres de la salle de bain et de la cuisine. Jalousie ? Jalousey ? C'était du français ? On s'en fiche. Il pensait à ça, assis dans le fauteuil du salon, en fixant la fenêtre, qui en fait n'avait pas de jalousie mais un avatar contemporain. Penser à la fenêtre était un moyen qu'il utilisait pour détourner sa pensée d'Anne, de l'endroit où elle se trouvait et de ce qu'elle faisait. C'était déjà la fin de l'après-midi et le début de soirée était en train de mal tourner. Il avait cru que la location de cette soi-disant villa sur la plage atténuerait leurs tensions conjugales. Elle semblait ignorer sa présence et il la surprenait fréquemment debout près de l'évier de la cuisine, l'eau en train de couler et le liquide vaisselle moussant sur le formica, elle, regardant vers la mer à travers la jalousie. Y avait-il un autre homme ? Il a remarqué, l'autre jour au club, lorsqu'il l'a présentée à Stan, que leurs yeux s'attardaient l'un sur l'autre pendant un laps de temps inapproprié. En ce moment précis, ils pouvaient très bien être au club, assis dans des fauteuils en cuir souple. Elle étale du fromage aux noisettes sur des crackers ronds et jaunes, et regarde Stan dans les yeux. Stan boit un scotch et lui fait signe. Ce mystérieux langage animal. Ils partent quelque part et se mettent au lit. Il tremble et essaie de changer le cours de ses pensées. Il force son esprit à se concentrer sur la fenêtre. Les vitres inclinées sont givrées, comme les verres dans un cocktail.

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