mardi 3 mai 2022

Une ou en tas

Robert Cumming, 120 Alternatives, 1970

La ligne bleue dans l’atelier d’Edward Krasiński et d’Henryk Stażewski, photographie d’Eustachy Kossakowski, 1969
 
En 1968, Robert Cumming pense sérieusement à abandonner toute production artistique pour travailler exclusivement avec les mots. Autour de 1970, arrivant à la conclusion que le langage n'était pas supérieur aux moyens plastiques, il renoue avec l'activité artistique. Il utilise un peu tout, poste du mail art, apprend à taper à la machine, étudie la linguistique, participe au narrative art, expose des livres… Il fait sa première expo photo en 1973. 

Pour Robert Cumming chaque image commence par une idée. L'idée est fixée par des dessins. Plus tard, le matériel est réuni et mis en œuvre pour construire la situation à photographier. Une fois l'ensemble éclairé, la photo est prise et les objets disparaissent. 

Pour 120 Alternatives la disposition des choses semble, au premier regard, assez simple. Un stock de feuillets imprimés a été dispersé au hasard sur un canapé. On voit un pied de la lampe d'éclairage, le canapé paraît avoir été tiré pour être décollé du mur, il se présente en biais, venant presque face à l'appareil photo. Le tapis gondole sous le mouvement improvisé du meuble. 

Les papiers, bien qu'étales, présentent une inscription : PLURALLY, OR IN A PILE, WE ARE SCULPTURE / SINGULARY, I AM A PRINT (Pluriels, ou empilés, nous sommes sculpture / singulier, je suis un tirage). A PRINT ? le tirage ? un des imprimés ? un caractère d'imprimerie ? I AM, Je suis ? Qui dit "je" ? Qui parle ? Plusieurs éléments ici peuvent prétendre à ce "je". 

L'inscription est en deux parties séparées par une ligne. Une énigme. We are/I am, sculpture/a print, plurally/singularly. Une dualité, une alternative. Au choix. Une alternative contient deux propositions qui s'excluent mutuellement. 120 Alternatives annonce le titre, bien que l'on ne puisse compter qu'une soixantaine de feuilles. 

Il s'agit là, sur le canapé, d'une soixantaine de feuilles pliées en deux. L'ouverture, en évidence, de quelques-unes nous le montre. Sur chacune est imprimée deux fois le texte. La taille de la feuille une fois pliée est : 11 X 14 cm. Un format pouvant rentrer dans une enveloppe ordinaire. Ces éléments sont-ils destinés à une pièce de mail art ? 

On remarque que deux feuilles ont été bougées sur le canapé pendant la prise de vue (au bord des premier et troisième cousin). Ce qui suggère que la prise de vue a été faite en deux fois ou que le même objet photographié peut se dédoubler (encore). 

A PILE est une pile mais aussi un tas. Nouvelle alternative. La disposition des feuilles avant la photo et leur disposition pendant la photo ? 

Mais que voit-on dans une photo sinon des alternatives d'images et de choses, de deux états opposés du réel qui reviennent tour à tour, qui opèrent des allers et venues de façon incessante.

Robert Cumming, Black & White/White & Black Rope Trick, 1973 - Two Shelves Plus Two Shelves Equals Four Shelves / Two Apples Plus Two Apples Equals Four Apples, 1974 - 120 Alternatives, 1970

Robert Cumming, 120 Alternatives, 1970 (détail)

À partir de 1969, l'artiste polonais Edward Krasinski est identifié à un geste iconique : un trait de scotch bleu tendu à travers l'espace et sur les choses à la hauteur immuable de 130 cm. Il colle cette ligne bleue partout et sur tous supports. L’atelier devient un environnement. 

"J'ai un rouleau de ruban bleu dans la main, alors je le colle. Les loups pissent pour marquer leur territoire, je colle ce ruban bleu pour marquer le mien, dit-il, je ne sais pas si c'est de l'art mais à coup sûr c'est du scotch bleu de 19 millimètres de large et de longueur inconnue." 

Les réalisations d'Edward Krasiński maintiennent un équilibre fragile entre art et non-art. L’atelier qu’il partage avec Henryk Stażewski devient un environnement dans lequel il réalise ses mises en scène d’objets et d’images. Les œuvres ont une dimension éphémère, elles prennent corps le temps d’un agencement dans l’espace. Anka Ptaszkowska écrit de Krasinski, qu’en fait, sa peinture se développe sans qu’il prenne la peine de peindre, que sa sculpture évite l’acte de sculpter et que son architecture est réalisée par d’autres. Les moyens artistiques sont non artistiques et l’art est réduit au strict minimum. 

"Trouvons le bout qui est au milieu." semble nous proposer Krasinski, s'y affairant aussitôt lui-même.

Edward Krasiński, The Studio et J'ai perdu la fin !!!, 1969, photos d’Eustachy Kossakowski

Edward Krasiński, Dévidoire, 1970 et Ligne bleue

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