mardi 14 juin 2022

No medium's land

Francisco Goya, Les Vieilles ou Le Temps, vers 1808–1812

Sigmar Polke, Goya, 1984, photographie 225 x 127 cm

En 1982, scrutant la carte postale d'un tableau de Goya, Le Temps (ou Les Vieilles), Polke croit y voir des traces de repentir et il a le pressentiment que le contenu du tableau est plus complexe que celui d'une simple "vanité". Il quitte son atelier de Düsseldorf pour venir photographier le tableau au Musée des Beaux-Arts de Lille. Là commence la série Goya qu'il poursuivra jusqu'en 1984. À travers photographie, photocopies et montages il fait ce qu'il appelle des "Études" ou des "Hypothèses". Qu'est-ce que Goya a tenté, sans succès, de recouvrir avec Le Temps ?

Sigmar Polke, Goya, 1984, photographie 127 x 180 cm

Sigmar Polke, Goya, 1984, photographie 225 x 127 cm

Sigmar Polke, Goya, 1984, photographie 127 x 185 cm

Radiographie de la peinture de Goya, Les Vieilles ou Le Temps, 176 x 129 cm

Les rayons X montrent que le tableau a été sur une peinture plus ancienne représentant en format horizontal, une résurrection. À l'œil nu, en faisant quelques efforts, on perçoit l'assomption du Christ au-dessus de la tête de Saturne. Le sujet (les Vieilles) qui traite du passage impitoyable du temps trouve donc (à l'insu de Goya) son apothéose dans la peinture recouverte qui transparaît faiblement. Le fond du tableau se manifeste en quelque sorte, mettant à jour l'apparition d'un corps sublimé, atemporel, semblant répondre ironiquement à la question posée par le miroir au premier plan : "Quoi de neuf ?"  

Dans deux des trois grandes photographies finales, Polke utilise la trame comme une strate supplémentaire qui recouvre partiellement la scène recadrée. Dans la première des photos, verticale, il n'a appliqué la trame que sur une partie de l'image correspondant à peu près à la robe claire de la vieille. Il utilise plusieurs couches de points, alternativement en positif et en négatif, ce qui crée un motif contrasté qui avance au premier plan et semble désigner un extérieur au tableau. La coïncidence des points noirs avec les yeux de la seconde vieille fait que nous les associons tous, plus ou moins, au regard, et ces pupilles multipliées semblent envahir la surface en contaminant l'autre personnage distant et impassible.

Dans la deuxième photographie, ce sont les processus de dégradation de la chimie qui créent une dimension supplémentaire. Les deux têtes cadrées en plan rapproché baignent dans des voiles fluides, informes et instables, suggérant une menace humide. Le pouvoir altérant, desséchant, du temps sur les corps se conjugue avec les temporalités et les liquides photographiques qui peuvent tout aussi bien faire apparaître l'image que la dissoudre dans des sécrétions nocives.  

Dans la troisième photographie, Polke ajoute une autre trame dans une couche de cercles plus gros superposés en transparence ou directement coupés et posés sur l'image. S'enfonçant dans les noirs, surgissant sur les blancs, ces motifs disproportionnés rendent presque palpable l'espace des regards absorbés dans le miroir. Si l'image du miroir est inaccessible, elle est aussi prévisible tandis que l'irruption cocasse de ces pois, flottant dans la photo, renvoie au temps présent c'est-à-dire au temps du regard renouvelé, de la lecture active, du prolongement imprévisible et des branchements d'imaginaires sur le corps de l'œuvre interpellant Polke : "Quoi de neuf ?" 

—"… mais moi, je ne voyais qu'une série de petits points noirs, tout morts !" dit-il en transportant l'image aux marges de l'accident et ouvrant le "no medium's land", là où tous les medium, mêlant les temps, opèrent sans hiérarchie, peinture, photo, photocopie, imprimés, etc.

Polke, 3 photographies à partir du tableau de Goya, 1984, 40,5 x 50,7 cm et 40,5 x 30,5 cm

Polke, Goya, collage de 30 photocopies 21 x 29,7 cm, 1983

Polke, à partir du tableau Les Vieilles ou Le Temps de Goya, 1984, 8 photographies 40,5 x 30,5 cm

Polke, à partir du tableau Les Vieilles ou Le Temps de Goya, 1984, 2 photographies 40,5 x 50,7 cm
L'art de Polke comporte une dimension corrosive, comme le laissait entendre, en 2019, l'exposition au Bal : "Les Infamies de Sigmar Polke". Il réalisait lui-même tous ses tirages. Chaque photo est un original non pas une reproduction mais il a beaucoup photographié les reproductions, les livres, les tableaux. L'image vient d'une image. Polke renvoie la photo à sa mauvaise réputation. Il utilise des papiers périmés, des papiers parfois inadaptés, sensibilisés pour recevoir l'image. Il expérimente avec les substances, avec les taches de bromures, comme il le fait en peinture où il aime les pigments toxiques comme le vert de Schweinfurt ou le jaune d’arsenic. "J'aimerais que les gens perdent leurs cheveux devant mes peintures." dit-il. Si le bac de révélateur est trop petit, il plie le tirage, laisse des voiles apparaitre. " Je développe, donc je doute " dit-il.
Exposition Sigmar Polke à Baden-Baden, 1990

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