vendredi 16 septembre 2022

Le cinéma démonté

Allan Sekula, Untitled Slide Sequence, 1972, 25 diapos noir & blanc, vue de l'installation en 2014 dans Nothing Beside Remains, Gertrude Contemporary.
Allan Sekula, Untitled Slide Sequence, 1972, 25 tirages noir & blanc alignés, vue de l'installation en 2019 à la Galerie Marian Goodman.
Allan Sekula, Untitled Slide Sequence, 1972, 25 tirages noir & blanc, installation en grille à la galerie Michel Rein en 2014
Untitled Slide Sequence, de Allan Sekula, en 1972, est un diaporama. Dans les 80 emplacements du carrousel diapos se succèdent et se répètent, en boucle, trois séries identiques de 25 images chacune. On y voit des travailleurs quittant leur lieu de travail : l'usine de la General Dynamics Convair Division à San Diego, là où plusieurs d'entre eux ont probablement contribué à la production des avions militaires F-111 volant au Vietnam. Les vingt-cinq images de cette séquence exposent tout un éventail d'employés montant l'escalier qui mène au parking et se trouvant directement confrontés à l'appareil photo de l'artiste. Il ne s'agit pas, à proprement parlé, d'un travail documentaire mais plutôt d'un enregistrement (discontinu) au point de rencontre (fugace) entre l'agent d'une production artistique et les agents (nombreux) d'une production industrielle d'armement. La décision et l'effectuation de cette simple interférence vaut pour œuvre, quelque soit la qualité ou non-qualité des photos. Qu'y voit-on ? Un flux d'humains, hommes et femmes, jeunes et vieux, ouvriers et cadres, souriants ou grincheux, une visée légèrement plongeante qui se maintient, stable tant bien que mal, jusqu'aux quatre ou cinq dernières images où l'opérateur semble lui-même confluer avec la foule et presque perdre le contrôle de l'appareil. L'enclenchement mécanique et automatique, toutes les 10 secondes, des images sous la lampe du projecteur produit un bruit caractéristique qui rythme de manière monotone et implacable l'expérience du spectateur.

Le choix du sujet (sortie d'usine) rattache ce travail photo à l'histoire du cinéma mais ce n'est que l'année suivante, qu'Allan Sekula combinant, dans Aerospace Folktales, des documents montrant le contexte du travail dans l'industrie aérospatiale avec des éléments plus autobiographiques mettra en place ce qu'il appelle "Disassembled movie" (le cinéma démonté). Les éléments du cinéma sont effectivement dissociés et remontés dans l'espace d'exposition : les photos en noir et blanc, des cartons-textes qui divisent la séquence et suggère le cinéma muet, une bande audio d'entretiens à part. À l'intérieur de cette forme déconstruire, il introduira plus tard, par le texte, "un commentaire" et inventera les formes dialectiques d'un "réalisme critique". La forme de la documentation prend activement le relai de l'action et il dira : "J'étais convaincu que la documentation était plus intéressante que l'action elle-même. Il se passe quelque chose d'attirant et d'autonome dans la séquence d'images."

Allan Sekula, Untitled Slide Sequence, 1972 (extraits)
Untitled Slide Sequence a été photographié à la fin d’une journée de travail de l’usine aérospatiale de General Dynamics Convair Division à San Diego en Californie, le 17 février 1972. À l’époque, l’usine produisait les fusées Atlas et Centaur

Je me tenais en haut de l’escalier menant au parking de la compagnie de l’autre côté de l’Autoroute du Pacifique (l’ancienne route 101) et j’ai utilisé un appareil que j'avais emprunté pour faire une "étude de mouvement" des travailleurs et des gestionnaires qui rentraient chez eux à la fin de leur journée de travail. L’idée était de montrer le contexte social, et non une action abstraite et individualisée telles qu'on la voit dans les séquences photographiques produites à la fin du XIXe siècle par Muybridge et Marey. Mon intrusion a durée jusqu’à ce que je sois repéré par les gardes de la compagnie et éjecté de la propriété. Heureusement, mon film n’a pas été confisqué, d'autant que la photographie était interdite pour des raisons de sécurité nationale.

Les photographies originales ont été réalisées sur un film négatif basse vitesse en noir et blanc qui a été inversé lors du traitement pour donner un positif transparent. La seule façon de montrer ce travail, en 1972, était de produire des jeux de diapositives avec cette méthode, et c’est ainsi que le travail a été présenté : une salle obscure, des diapositives projetées à intervalles de dix secondes à une échelle d’environ deux mètres sur trois. Les images étaient plus ou moins "grandeur nature" mais fugitives et invitant, par la mémoire visuelle, à suivre la procession des employés fatigués alors qu’ils se dirigeaient vers leurs automobiles et leurs domiciles.

Jusqu’à récemment, il n’était pas possible de faire de bons tirages en noir et blanc à partir d’un film monochrome positif. (Il fallait faire un internégatif ou bien imprimer en couleur cibachrome et ces résultats n'étaient jamais satisfaisants). Mais les conditions ont changé et, en 2011, il m'a semblé que la présentation d’une séquence de tirages permettrait au spectateur d’aller et venir, de "rembobiner" le flux du mouvement humain et de voir ressortir des détails qui échappaient en dix secondes.

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