Qu'y a-t-il qui m'attire et ne cesse de me fasciner dans les
photographies que j'aime ? Je crois qu'il s'agit simplement de ceci : la
photographie est en quelque sorte pour moi le lieu du Jugement Universel, elle
représente le monde comme il apparaîtra au dernier jour, le jour de la Colère. Cela
n'a rien à voir évidemment avec le sujet qu'elle traite...
Que cela soit vrai depuis le début de l'histoire de la
photographie, un exemple le démontre avec une clarté absolue. Le daguerréotype
du Boulevard du Temple est bien
connu. Il est considéré comme la première photographie où apparaît une figure
humaine. La plaque d'argent représente le boulevard
du Temple photographié par Daguerre de la fenêtre de son bureau à une heure
de pointe. Le boulevard devait être plein de gens et de carrosses, et pourtant,
comme les appareils de l'époque exigeaient un temps d'exposition extrêmement
long, de toute cette masse en mouvement on ne voit absolument rien. Rien, sinon
une petite silhouette noire sur le trottoir, en bas à gauche de la
photographie. Il s'agit d'un homme en train de faire cirer ses bottes et qui a
dû rester immobile assez longtemps, la jambe à peine soulevée pour poser le
pied sur le tabouret de cireur de chaussures.
Je ne pourrais imaginer une image plus adéquate du Jugement
Universel. La foule des hommes (mieux, l'humanité toute entière) est présente,
mais elle ne se voit pas, parce que le jugement concerne une seule personne,
une seule vie : celle-ci, précisément et pas une autre. Et de quelle manière,
cette vie, cette personne, a-t-elle été saisie, prise, immortalisée par l'ange
du Dernier Jour - qui est aussi l'ange de la photographie ? Dans le geste le
plus banal et le plus ordinaire : celui de faire cirer ses chaussures. A
l'instant suprême, l'homme, tout homme, est assigné pour toujours à son geste
le plus intime et le plus quotidien. Et cependant, grâce à l'objectif
photographique, ce geste se charge désormais du poids de toute une vie, cette
conduite insignifiante et presque disgracieuse assume et contracte en soi le
sens d'une existence tout entière.
Il y a une relation secrète entre le geste et la
photographie. (...)
Toutes ces photographies contiennent une trace historique
sans ambiguïté, une date que rien ne saurait effacer - et pourtant, grâce au
pouvoir singulier du geste, cette trace renvoie désormais à un autre temps,
plus actuel et plus urgent que tous les temps de la chronologie.
Giorgio Agamben, Profanations, Bibliothèque Rivages, 2005
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Mario Dondero, les auteurs du nouveau roman devant le perron des éditions de Minuit,
1959 |
Mario Dondero parle de cette photographie : ici
Il
faut saisir par la photographie la nature eschatologique du geste.