jeudi 28 septembre 2017

Photographie appliquée

J’essaye juste de trouver le degré zéro de l’appareil photo ou l’appareil photo ultime si l’on veut. (Steven Pippin)
Steven Pippin, Laundromat Locomotion, Londres, 1996 - Polaroïd noir et blanc du dispositif test. Cet appareil en bois a été construit dans l'atelier pour tester à la fois les objectifs et le film haute sensibilité.
Steven Pippin, Laundramatic, 1989 - Photographies réalisées avec une machine à laver domestique pour la prise de vue et le développement.
Steven Pippin, machine à laver munie de son objectif et Laundromat self portrait, 1991. 
Après avoir passé un certain temps à étudier les mouvements des lave-linge à chargement frontal jusqu'à la fin du cycle de lavage et à tenter de fixer des caméras super 8 à l'intérieur du tambour, je me suis rendu compte que ces machines possédaient en fait toutes les caractéristiques pour produire par elles-mêmes de parfaites photographies ; il suffisait pour cela d'y ajouter quelques accessoires. Avec en prime la faculté de traiter ensuite le négatif en ajoutant simplement la chimie dans le bac à lessive et en lançant un cycle de lavage à l'eau tiède, les procédés de développement et de fixage de l'image coïncidaient parfaitement avec les étapes de lavage, rinçage et essorage de la machine.

Visuellement la machine à laver à chargement frontal est comparable à l'agencement d'un appareil reflex mono-objectif, le hublot de la machine tenant lieu d'objectif. SP


Steven Pippin, photogrammes du film Laundromat Locomotion documentant les étapes du projet, tourné à Bayonne, New Jersey, Etats-Unis.
Par ailleurs, considérée comme un appareil photo, la machine à laver présente une autre caractéristique remarquable : dans une laverie automatique, elle est boulonnée au sol, autrement dit, son champ de vision très restreint ne permet que de photographier des sujets situés à sa proximité ou bien d'autres passant devant elle par hasard. Mais ce détail a aussi l'avantage d'éliminer tout risque de "bougé" de l'appareil photo à la prise de vue. SP

Vue éclatée du matériel permettant la transformation d'une machine à laver en un outil efficace de reproduction photographique.
Shéma d'un objectif pour machine à laver.
Coffret contenant 12 objectifs en aluminium, des obturateurs, des châssis en bois, un équipement de flashs avec ampoules de rechange et une pompe à vélo pour l'installation de Laundromat Locomotion.
L'un des aspects du processus chimique quasi identique en photographie et dans le lavage du linge est le blanchiment : dans un cas, celui du négatif, dans l'autre, celui du vêtement. Il s'agit de décolorer tout ce qui est foncé ou noir afin de le rendre blanc ou transparent.
La tendance forcenée des lessives à laver toujours "plus blanc que blanc" fait écho à la recherche constante d'une plus haute définition et d'une meilleure qualité d'image en photographie. D'un côté, une plus haute résolution, une définition plus nette et une meilleure saturation des couleurs. Et de l'autre, des vêtements plus blancs, plus propres et plus stériles. SP

Steven Pippin, Laundromat-Locomotion (Walking in Suit), 1997, (76 X 76 cm chaque)
Tout a commencé en 1985 par une expérience rudimentaire intitulée Launderette Interior, utilisant une seule machine dans une laverie automatique située dans le sud de Londres. Ce lave-linge fournissait la première preuve des possibilités optiques (jamais explorées auparavant) de ces machines, et mettait en évidence cette juxtaposition aboutissant à ce qu'on peut nommer la "photographie appliquée".

Ce qui était fondamental pour moi, c'était de "réutiliser" la machine, de transformer un lave-linge "aveugle" en un dispositif optique, tout en conservant le sujet qui y était associé, celui des vêtements. L'idée de la masse de vêtements contenus dans la machine étant remplacée par l'image plus éphémère des vêtements projetés à l'intérieur sous l'action de la lumière réfléchie par un personnage en costume passant devant, à l'extérieur. SP

Dans la laverie restée ouverte au public, Richard Becker tente de lancer au galop le pur-sang Southberry Mack.    
Steven Pippin, Laundromat Locomotion (Horse & Rider), LL n°00, 1997. Douze épreuves positives par contact des négatifs originaux.

Plus je réfléchissais aux travaux de Muybridge, plus il me semblait nécessaire de lui rendre hommage, et même de poursuivre son œuvre en réalisant des études auxquelles il n'avait pas pensé. Cela impliquait donc un cheval et un cavalier pour reproduire la célèbre séquence vérifiant si, oui ou non, le cheval au galop a les quatre sabots décollés du sol. Malheureusement, au cours de cette session, le cheval sur le point de partir au galop, fut effrayé par, je suppose, l'une des vieilles dames qui, dans le fond de la laverie, s'efforçait de sortir brusquement son linge d'une machine. 

dimanche 24 septembre 2017

Le monde est passivement photographique

J’essaye juste de trouver le degré zéro de l’appareil photo ou l’appareil photo ultime si l’on veut. (Steven Pippin)
Image documentaire d'un réfrigérateur transformé en sténopé photographiant une demi-douzaine d'œufs. Epreuve positive obtenue par contact du négatif papier original.
Armoire-sténopé, Port Hall Place, Brighton, hiver 1982-83, image documentaire. Négatif composite, six feuilles de papier photo 10 x 8 inch, Temps de pose : 90 mn.
Pour Steven Pippin, 'faire une photographie' ça commence en général par 'faire un appareil photo'.
C'est l'acte photographique qui importe, tout autant que la photographie qui en résulte. Tout au long de son parcours il a interrogé la pièce centrale du dispositif photographique : l'appareil photo.

Depuis 1982, Steven Pippin a transformé toutes sortes de boîtes en appareil photo : un réfrigérateur, plusieurs armoires, des toilettes, des baignoires, des machines à laver ou encore des Photomaton, une caravane, plusieurs bâtiments. Quels objets autour de nous peuvent devenir de potentielles chambres noires ?

Tout objet creux, quelle que soit sa taille est donc susceptible de devenir un appareil photo. C'est-à-dire d'utiliser son vide, non pas pour contenir d'autres objets mais pour fabriquer une image de ce qui lui fait face.

"Les recherches de Steven Pippin visent moins à transformer les objets en appareils photo qu'à sonder le potentiel passivement photographique du monde qui nous entoure." Frédéric Paul

"J’ai habité dans ma chambre noire pendant dix ans. J’avais juste de quoi me payer une seule pièce : c’était ma cuisine, ma salle de bains et ma chambre noire." SP


Image documentaire d'une baignoire transformée en sténopé.
L'idée de cette oeuvre a germé en prenant un bain. Puisque nous n'avons aucun autre lien avec elle, si la baignoire doit être transformée en appareil photo, elle ne peut photographier qu'une personne déshabillée. Négatif papier en deux parties, temps de pose : 90 mn, 1984.    
Le travail de Steven Pippin est constitué par les photographies qu'il réalise à l'aide des dispositifs qu'il élabore (ces photographies peuvent être ratées ou réussies) mais aussi par des photos et des films documentaires qui montrent le processus de réalisation. On y voit également des objets, reliques ou reste de l'expérience (la porte du photomaton, des appareils détruits…) ou bien du matériel spécialement fabriqué pour l'occasion (coffret contenant les objectifs pour machine à laver). Les dichotomies sont brouillées (objet d'art /document, objet d'art/objet fonctionnel, image/objet). C'est le temps de l'expérience qui est restitué sous toutes ses formes sans hiérarchie. Il s'agit d'inciter l'observateur à retracer l'histoire du processus. L'œuvre ici est un récit.


Self-portrait with Photobooth, dépôt d'autobus de Leicester, 1984.
Image documentaire, Œuvre détruite accidentellement. Temps de pose 20mn.
   
Il y a quelque chose d'acrobatique dans cette pratique. De l'acrobatie du cinéma burlesque. Toute une mécanique est mise en place, drôle et précise, ingénieuse et dérisoire. Ce déploiement d'invention infatigable contraste avec l'image de l'artiste impassible dans les images. Mais pour cela, impassible aussi dans la ville durant tout le temps de pose (90mn sur la baignoire, 20mn dans le dépôt d'autobus de Leicester, 2h20 sur un trottoir à Brighton…) Comme dans la photo de Daguerre autour du cireur de chaussure nous pouvons imaginer tout un hors-champ (interpellations, injures, projectiles…) échappant à la patience de l'image.

Pour qu'une armoire ou un frigo photographie son contenu il faut que celui-ci se retrouve à l'extérieur. La photo devient alors l'étrange puissance susceptible d'organiser ce face à face. L'espace d'un regard entre les objets.


Self-portrait with Photobooth, Villiers Street, Londres, 1987 - Epreuve positive par contact du négatif papier original. Cette tentative a échoué car le papier a glissé à la moitié de la durée de l'exposition. Temps de pose : 20 mn.

Out of Order, 1987 - Panneau occultant marqué "Out of order", construit sur mesure pour transformer un photomaton standard en sténopé. Muni d'une trappe, cet accessoire permet à l'opérateur d'accéder à la cabine dans l'obscurité nécessaire à la prise de vue.

Photo-Me, Villiers Street, Londres, 1987 - Photogramme du film documentaire Super 8 de 9 mn montrant l'utilisation du Photomaton transformé en sténopé : (1) l'opérateur sort de la cabine après l'avoir tapissée de papier photo, (2-3) il récupère l'épreuve négative.