dimanche 18 avril 2021

Self Comédie

Self Comédie, étudiants de 1ère année, isdaT, 2021

General Idea, Manipulating the Self, Phase 1- Situation limite, 1970

Le vendredi 9 avril, nous avons actualisé, avec les étudiants de première année de l'isdaT, la pièce de General Idea : Manipulating the Self (1971), à travers la mémoire du travail plus récent, de Suzanne Lafont : Situation Comedy (2010), prolongeant le protocole du groupe d'artistes.

Nous avons suivi les instructions de General Idea, seule l'adresse postale était obsolète :

"La tête est séparée ; la main est séparée.
Le corps et l’esprit sont séparés.
La main est le miroir de l’esprit. Enroule ton bras par-dessus ta tête, coince ton coude derrière et agrippe le menton avec ta main. L’acte est maintenant achevé. Contenu, tu es contenant. Tu es objet et sujet, vu et voyeur." 

Le livre en ligne est ici.

General Idea, Manipulating the Self, publication, 1971
Au tout début des années 70, le groupe General Idea (1969-1994) a lancé de nombreux projets d'art postal à petite et à grande échelle, par exemple le Orgasm Energy Chart, invitant les participants à documenter leurs orgasmes pour un calendrier, Le concours Miss General Idea, un concours de beauté satyrique ou Manipuler le Soi dans lequel les intéressés sont invités à se photographier en réalisant cette figure : "Enroule ton bras par-dessus ta tête, coince ton coude derrière et agrippe le menton avec ta main", et à envoyer les résultats à General Idea pour une publication éponyme. 

De tels projets ont été facilités par le contact avec ce qui a évolué depuis la toute première New York Correspondance School du pop artiste Ray Johnson, l'explosion de l'activité souterraine devenant connue sous le nom de mail art via un mail art network qui créait un nouvel accès aux institutions artistiques obsolètes. Les œuvres sont créées pour circuler par la poste. Elles sont diffusées grâce à des réseaux d’affiliations. Elles permettent ainsi d'atteindre de nouveaux publics mais aussi de donner des nouvelles de travaux en cours ou de revendiquer un certain "non-savoir-faire". General Idea (1969-1994) est lié à de nombreux praticiens du mail art partout dans le monde. « Nous recevions du courrier de toute l’Amérique du Nord [...], d’Europe, d’Europe de l’Est, d’Amérique du Sud, du Japon, d’Australie et parfois même de l’Inde, rappelle AA Bronson, nous en avons reçu de Gilbert & George, de Joseph Beuys, de la Factory de Warhol, de Ray Johnson, de quelques adeptes du Fluxus, et d’autres. »  

À l’automne 1973, les artistes transforment une partie de leur atelier, à Toronto, en un centre de distribution parallèle et d’archives : Art Metropole où l’on trouve à bon prix des livres d’artistes, des productions audio et vidéo et des multiples.

Suzanne Lafont, Situation Comedy, 2011, Mudam
Suzanne Lafont, Situation Comedy, 2010
"L'idée d'une appropriation m'intéressait" dit Suzanne Lafont. J'aimais la façon dont ces artistes, au début des année 70, avaient ouvert au public leur espace de vie sous forme de boutique, affirmant le marché comme document poétique de l'existence. (…) J'ai décidé toutefois de faire subir à la répétition un certain nombre de modifications : 
— seules les occurrences nommées du livre sont répétées. 
— les images sont en couleur 
— la communauté underground d'origine est remplacée par un groupe d'étudiants 
—la dimension participative est devenue prescriptive. 
 
Les photos originales qui avaient été réalisées sur les lieux de vie des protagonistes sont rejouées selon un protocole de prise de vue constant : unité de lieu (studio photo de l'école), éclairage artificiel (d'une situation à l'autre la couleur filtrée de la lampe varie), photographe arbitrant et enregistrant la scène (j'ai endossé le rôle). C'est le fond, photographié sans acteur (juste annoté) qui matérialise une surface de communication sur laquelle se créent les situations, c'est là où elles se fondent. Une collection d'individus rassemblées sous un même geste sous le pseudo éclat d'un éclairage artificiel est déployée dans l'éventail des teintes à la manière d'un programme ou d'un générique. 
Sculpture Comedy, étudiants de 1ère année, isdaT, 2021
La souplesse retrouvée, nous avons rendu hommage à Bruce McLean.

Avec : Amélie Alonso, Célia Konikoff, Charlotte Collin, Eddy Deloustal, Elisa Ferriol, Etienne Lapeze-Charlier, Jihyun Bae, Laura Berthier, Lena Bonnet, Lola Bariant, Min Sung Kim, Nahia Lafarie, Orphée Berthomme, Rosalie Bonnemaison-Fitte, Rubben Keim, Samuel Kerboas, Seohye Lee, Tristan Bordes, Valentine Boschi, Victor Bourgeois et Françoise Goria, Christine Sibran.

Le livre en ligne est ici.
Françoise Goria, Figura serpentina, montage, 2021
Il paraît que Albrecht Dürer donne des instructions précises pour construire un appareil permettant de dessiner dans l'espace la ligne serpentine.

lundi 12 avril 2021

L'huître et le directeur

Harun Farocki, Un nouveau produit, 2012
Voici une parabole, photographiée dans le film de Harun Farocki, Un nouveau produit

"L'huître et le directeur" 

Pendant une année, Harun Farocki a suivi les réunions de Quickborner Team, une société de consulting de Hambourg développant de nouvelles méthodes de travail, bureau nomade, hiérarchies plates, etc. Des systèmes d'oppression toujours plus sophistiqués et pervers. Les protagonistes acceptant d'être filmés au cœur de leur dispositif de travail, affichent l'arrogance de ceux qui exercent le pouvoir. C'est sans compter l'œil et l'oreille de Farocki, qui en retranscrivant fidèlement ce à quoi il assiste fait émerger le cynisme et l'approximation de propos qui cherchent à éluder la cruauté et l'indifférence d'un pouvoir qui se renouvelle, identique dans ses principes, pour mieux se maintenir et s'augmenter. 

Ce qui me frappe dans ce petit extrait où il est question des hiérarchies plates, c'est justement la platitude. L'absence d'idées sinon l'obsession de produire de la valeur jusqu'à l'hallucination de la perle finale. L'échange de propos entre l'intervenant et le directeur vise à faire émerger une image qui servira comme outil de concrétisation d'une idée. C'est la méthode des glissades. L'idée d'arrivée me semble être comme l'inconscient de l'idée de départ ou l'irruption d'un sadisme réfréné par les convenances de départ. Ouvrons, blessons, gagnons. 

C'est une huître que l'on ouvre ! 

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L'huître, de la grosseur d'un galet moyen, est d'une apparence plus rugueuse, d'une couleur moins unie, brillamment blanchâtre. C'est un monde opiniâtrement clos. Pourtant on peut l'ouvrir : il faut alors la tenir au creux d'un torchon, se servir d'un couteau ébréché et peu franc, s'y reprendre à plusieurs fois. Les doigts curieux s'y coupent, s'y cassent les ongles : c'est un travail grossier. Les coups qu'on lui porte marquent son enveloppe de ronds blancs, d'une sorte de halos.
A l'intérieur l'on trouve tout un monde, à boire et à manger : sous un firmament (à proprement parler) de nacre, les cieux d'en dessus s'affaissent sur les cieux d'en dessous, pour ne plus former qu'une mare, un sachet visqueux et verdâtre, qui flue et reflue à l'odeur et à la vue, frangé d'une dentelle noirâtre sur les bords.
Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d'où l'on trouve aussitôt à s'orner.

Francis Ponge, Le parti pris des choses (1942)


mercredi 7 avril 2021

Une zone pleine de lunes

August Strindberg, Célestographies 14 et 15, 1894

August Strindberg, Célestographies 12 et 13, 1894

J'ai travaillé comme un diable et j'ai tracé les mouvements de la lune et l'apparence réelle du firmament en exposant une plaque photographique, indépendamment de l'œil trompeur. Je l'ai fait sans appareil photo et sans lentille. [...] La photographie montrait une zone pleine de lunes. Assurément, chaque point de la photographie reflète une lune. L'appareil, comme l'œil, induit en erreur et le télescope se joue des astronomes ! Auguste Strindberg

August Strindberg, Célestographies 1 et enveloppe contenant les Célestographies 4 à 9, 1894
August Strindberg, Célestographies 7, 8 et 9, 1894

Pendant l'hiver 1893-94 à Dornach, en Autriche, où il séjourne, August Strindberg réalise la série des Célestographies. Il met en œuvre un processus photographique, mais aussi une conception de la photographie, que François Brunet appellera plus tard : "L'idée de photographie", selon laquelle, l'image photographique est essentiellement naturelle et a-technique et relève de la "reproduction spontanée" des objets de la nature. 

Dans les années 90, Strindberg réalise deux ensembles de photogrammes : Les Cristallographies et les Célestographies. Les deux sans appareil et sans lentilles qu'il accusait de produire des distorsions. 

Pour les Cristallographies, il utilisait des solutions salines sur des plaques de verre qui cristallisaient lorsqu'elles étaient exposées à la chaleur ou au froid. Une fois le dessin solidifié, il utilisait la plaque comme un négatif sur du papier photographique. Les agrégats de cristaux suggéraient des formes naturelles, une sorte de nature délicate et secrète. Strindberg, selon Douglas Feuk, croyait que la nature pouvait générer d'elle-même des images. Il voyait ses propres images non comme des représentations de la nature, mais comme une partie celle-ci. Il en appelait pratiquement souvent au hasard qu'il a revendiqué dans un texte paru en 1894 dans la Revue des Revues à Paris : "Du hasard dans la production artistique". 

Strindberg fait environ 16 Célestographies. Il expose, la nuit, des papiers photosensibles à la lumière des étoiles. Il les pose dans un bain de révélateur. Quelques minutes. Pas de doute, ce sont des photos du ciel. Il les envoie à l'astronome Camille Flammarion accompagnées d'un rapport. Ce dernier les présentera brièvement à la Société astronomique de France puis les lui renverra. 

"Aujourd'hui, à l'époque des rayons X, le miracle c'est de n'utiliser ni appareil ni lentilles. C'est pour moi une excellente occasion de démontrer les circonstances réelles, enregistrant le firmament en ce début du printemps 1894 au moyen de mes photographies faites sans appareil ni lentilles, ."

August Strindberg, Nuit de la jalousie, peinture au couteau, 1893

Les circonstances réelles ne parlent pas aux yeux mais directement au support sensible de la photo. Le photogramme est un révélateur du monde extérieur. Il nous le montre bien différent de ce que nos perceptions nous ont livré de lui jusqu'alors. C'est une action directe des rayons lumineux libérés de la traversée des dispositifs photographiques. Une sorte de miroir. Si Strindberg envoie ses images à la Société d'astronomie, ce n'est pas pour avoir une validation scientifique c'est parce qu'il s'y perd. "Pourquoi les étoiles et la lune ne se présentent-elles pas telles qu'elles apparaissent dans le miroir, sous des formes claires et définies? Ce doit être l'œil et sa construction qui décide des formes de ces disques lumineux. Le soleil et la lune ne sont pas ronds ?" écrit-il. Quel est le vrai monde ? Quels sont les bons miroirs ? Finalement à quoi ressemblent les choses si elles ont une forme ou une autre selon les modes d'observation. Que faut-il croire, où est la vérité ? Quelle est la "bonne" image ? 

Le texte qu'il a publié sur l'utilisation du hasard se termine par la phrase : "La formule de l'art à venir est d'imiter la nature à peu près et surtout d'imiter la manière dont crée la nature." En ne fixant pas ses images il les laisse à un devenir. Elles évoluent au fil du temps. Comment Strindberg lui-même voyait-il ces images ? Nous-mêmes nous ne les voyons pas maintenant comme elles étaient alors. Pouvait-il concevoir une œuvre d'art non fixe, changeante, incontrôlable ou les voyait-il comme autre chose que de l'art ? Une œuvre qui ne serait pas d'art proposera Marcel Duchamp plus tard. Ici une photographie non pas naturalisé mais naturante générant des formes qui se continuent. 

On est frappé par la matérialité des Célestographies. Des taches, des traces de doigts, des poussières, des déchirures. Beaucoup de choses ont eu lieu sur cette petite surface qui visait infiniment loin.

Jean Dubuffet, Texturologie LXIII, Vie exemplaire du sol, 1958 (130 x 160 cm) - Texturologie II, 1957 (76x88 cm) - Texturologie IV, Nuancée de rosâtre, 1957

Eva Aurich, série Le Temps qu'il fait, cyanotypes, 2014