dimanche 8 décembre 2019

Le cadavre est vivant

Têtes coupées des membres de la bande de Lampião tués dans une embuscade, Brésil, 1938
Communards dans leurs cercueils, photographie prise par Eugène Disdéri,1871
LAMPIÃO
On transporta les têtes de Lampião et de ses compagnons de ville en ville, et village en village, dans une sorte de procession macabre mélangeant traditions solennelles et manifestations de réjouissance populaire, sacrée et profane. Le transport des têtes, au son d'une fanfare se fit à la manière des processions du vendredi saint. Quand le convoi arriva à Sant'Ana do Ipanema une foule immense le suivait. Pour impressionner durablement la population, les têtes des onze cangaceiros furent disposées sur un drap blanc étalé sur les marches de l'église. Tout autour était placés, avec un grand soucis de symétrie, les armes, les cartouchières, les besaces, les chapeaux des cangaceiros et deux machines à coudre.

COMMUNARDS

Une photographie connue aujourd'hui de la Commune de Paris est celle des morts alignés dans leurs cercueils, attribuée à Eugène Disdéri. (…) Le trouble et la violence qui naissent encore de cette photographie tiennent à l'ensemble des contradictions qui la construisent, à ce qu'elle est une image de cadavres. On a, avec elle, sous les yeux « l'image vivante d'une chose morte ». Et ce décalage entre la nature de la photographie et ce qu'elle montre est ici amplifié par l'espèce d'ironie cynique et sans doute involontaire avec laquelle la composition verticale et l'alignement des personnages rappellent, comme une dérision cruelle, la composition du portrait de groupe, la raideur, la solennité avec laquelle on se « met en place » dans la photographie en 1871. Ici, cette raideur ne s'accompagne pas du regard droit et sérieux que l'on connaît mais au contraire d'une absence de regard, d'une indifférence absolue au nôtre.
Christine Lapostolle, Plus vrai que le vrai, 1988

« Comme une preuve irréfutable 
On coupa net toutes les têtes 
Des féroces cangaceiros 
Puis on les mit dans une boîte 
De kérosène, bien remplies
D'eau salée, on les amena 


En emportant les onze têtes 
Soldats et officiers quittèrent 
Angico, puis ils traversèrent 
Le grand fleuve São Francisco 
En direction de l'Alagoas 
Arrivèrent à Sant'Ana 

Sant'Ana do Ipanema 
Le lieu d'exposition des têtes 
Et là le peuple qui se presse 
De partout de tout le sertão 
Regarde stupéfait les têtes 
Des cabras défaits de Lampião  

On le fit car dans le Nordeste 
On parlait sans cesse de Lampião 
Le disant furieux invincible 
Et qu'il avait le corps fermé 
A l'abri des balles, des poignards 
Protégé des dents des serpents 

Je te le dis il a affaire 
Avec Dieu et aussi le Diable 
Personne jamais ne croira 
Qu'il ait pu là perdre la vie 
Ou jamais mourir de blessures 
Pour lui rien d'autre que malemort. » 

Manoel d'Almeida Filho, extrais du cordel 'Os Cabras de Lampião'
Portraits de groupe d'étudiants en médecine
Thomas de Keyser, la Leçon d'anatomie du docteur Sebastiaen Eghertsz de Vrij, 1619, Amsterdam
Dans la Photographie, la présence de la chose (à un certain moment passé) n’est jamais métaphorique ; et pour ce qui est des êtres animés, sa vie non plus, sauf à photographier des cadavres ; et encore : si la photographie devient alors horrible, c’est parce qu’elle certifie, si l’on peut dire, que le cadavre est vivant, en tant que cadavre : c’est l’image vivante d’une chose morte. Car l’immobilité de la photo est comme le résultat d’une confusion perverse entre deux concepts : le Réel et le Vivant : en attestant que l’objet a été réel, elle induit subrepticement à croire qu’il est vivant, à cause de ce leurre qui nous fait attribuer au Réel une valeur absolument supérieure, comme éternelle ; mais en déportant ce réel vers le passé (« ça a été »), elle suggère qu’il est déjà mort. Aussi vaut-il mieux dire que le trait inimitable de la Photographie (son noème), c’est que quelqu’un a vu le référent (même s’il s’agit d’objets) en chair et en os, ou encore en personne
Roland Barthes, La Chambre claire, 1980

Robert Doisneau et
Photo de groupe d'une compagnie militaire d'électriciens, 1918