dimanche 21 décembre 2014

Déroulé

Diego Vélasquez, Mariana d'Autriche, Reine d'Espagne, 1655 
Pablo Picasso, Tête de femme, 1943 
 Léa Pagès, Taking off, 2012


Comparer est une activité décisive dans le commerce avec les images qui nous environnent : c'est une fonction qui met le monde en mouvement. Celui qui compare laisse son regard courir d'une chose à l'autre, peut-être même se met-il lui-même en mouvement en tant qu'auteur de la comparaison, puisqu'il relativise ainsi sa propre position et sa relation aux images. S'il faut donc "comprendre", ce sera par "voie de comparaison". Et si une relation appropriée doit être établie avec le corps de l'image, ce sera une relation à distance.
Karl Sierek, Images oiseaux, 2009
 

Il faut dérouler les visages jusqu'au corps de l'image.

dimanche 14 décembre 2014

Une portée documentaire

Brassaï,Tête de chien, papier déchirés de Picasso, 1943
Joachim Mogarra, Les favellas à Rio, 1985
Thomas DemandEmbassy VII.a, 2007, 51 x 53,5 cm 
Brassaï, Graffiti, 1935-1950
Jean-Luc Moulène, Le Louvre, 2005

Picasso à Brassaï le 27 novembre1946 :
"J'ai fait des objets en papier qui n'existeront que grâce à la photo."

C'est un mois plus tard que Picasso montrera à Brassaï ces objets, les sortant d'une boîte : "Ce sont de toutes petites figures en papier léger roulées, modelées par ses doigts, aussi fragiles que l'aile d'un papillon." 

Entre-temps, le 28 novembre 1976, Brassaï se rend chez Dora Maar où il s'arrête devant un tiroir plein de petits objets dus aux doigts enjoués de Picasso : "Avec mille précautions, elle me les sortit afin que je les photographie : petits oiseaux en capsules d'étain, en bois, en os ; un bout de bois transformé en merle ; un fragment d'os rongé par la mer transformé en tête d'aigle…" 

De cette collection, ce sont à n'en pas douter les images les plus étranges que produira Brassaï, aussi étranges en tous les cas que celles qu'il obtenait en photographiant les graffiti qu'il avait classés entre 1935 et 1950, et qu'il exposera au moma en 1957 avant de les publier quatre ans plus tard. (...) Il s'est agi dans un cas comme dans l'autre, de donner "une portée documentaire" à ces productions triviales, dont l'intensité provient de leur valeur d'usage primitive : art primitif de nos cités (de nos cavernes urbaines) avec leurs codes secrets et leurs messages magiques, objets de rituels et de consolation pour les papiers de Picasso, objets d'affection, fétiches préservés dans une relation secrète, mais aussi dans les deux cas, jeux sans règles véritables, si ce n'est celui d'un système qui serait vital, où l'homme produit et reproduit des formes en dehors des catégories esthétiques.  

Michel Poivert, L'aura à l'épreuve de la reproduction, l'Image au service de la révolution, 2006


Jean-Luc Moulène, Le Monde, Le Louvre, 2005
Le Tunnel, anonyme, documents de Jean-Luc Moulène, 2007

Contre une dimension mentale, spirituelle de l'espace, nous avons opté pour la domination de la règle architecturale. La photographie, me semble-t-il, casse cette règle, même si on demande encore à l'image de "tenir le mur". En fait, elle fait plus, elle "troue", parce qu'elle est souvent plus vécue que le mur. 

Jean-Luc Moulène

Brassaï, croquis 1950
Brassaï, Chien, papier déchirés de Picasso
Brassaï,Tête de chien, papier déchirés de Picasso - Brassaï, Deux têtes de mort, papier déchirés de Picasso,1943 atelier de Dora Maar

C'est le mur qui donne à tous les graffiti cette unité de style, cet air de famille, comme s'ils étaient tracés par la même main, et cet aspect usé, patiné, corrodé, comme s'ils émergeaient d'un autre âge. 

Je photographie les graffiti depuis 1930 et mon premier texte intitulé "Du mur des cavernes au mur d'usine" parut en 1934 dans un des premiers numéros du Minotaure. Mais ce n'est que vers 1950 que j'eus l'idée d'avoir de petits carnets sur moi dans lesquels je notai sous de petits shémas des graffiti, leurs adresses soit pour pouvoir les photographier dans de meilleures conditions d'éclairage, soit pour les retrouver plusieurs années après et suivre leur évolution. Et c'est ainsi que parfois il m'a été possible de capter la présence du temps en photographiant le même graffiti à quelques années d'intervalle. Car de nombreux graffiti donnent naissance à des oeuvres collectives : au dessin original, d'autres mains ajoutent d'autres traits, élargissent les sillons, creusent les orbites.
Georges Brassaï

Jacques Villéglé

« Je préfère le ravir au faire »
L'ensemble des lacérateurs, ravisseurs, voyeurs et collectionneurs sera donc distingué par la dénomination générique "Lacéré Anonyme", et serait-ce à dresser le constat d'une activité dont l'auteur semble insaisissable que se bornerait mon but, ou plutôt, en reconstituant l'oeuvre esthétique d'un inconscient collectif, à personnaliser le "Lacéré Anonyme" ?
Jacques Villéglé
 

Il faut ravir des photographies.

jeudi 4 décembre 2014

Soldats

Sophie Riestelhueber, WB, 2005
W B de Sophie Riestelhueber est une série de 54 tirages qui dévoilent les barrages systématiques qu'une main absente a constitué sur les routes d'un pays caillouteux : la Cisjordanie.

Suzanne Opton, Soldiers 2004-2005
La série Soldier de Suzanne Opton, réalisée à New York entre 2004 et 2005, se compose de portraits de soldats américains ayant servi en Irak et en Afganistan durant la guerre. 

Rineke Dijkstra, 2000 - 180 x 150 cm
Rineke Dijkstra  a réalisé ces portraits de soldats israéliens sur le plateau du Golan, en 1999 et 2000. En voici trois, Omri, Rami, Itamar.


Visages de soldats et paysages de guerre.
Soldats hors contexte et soldats en contexte.



dimanche 9 novembre 2014

Rolywholyover

John Cage, Rolywholyover A Circus, MOCA Los Angeles, 12 sept au 28 nov 1993.
 
Rolywholyover A Circus est la dernière exposition de John Cage, une exposition posthume.

Rolywholyover A Circus changeait chaque jour à tel point que les visiteurs pouvaient revenir souvent dans les galeries, ils ne voyaient jamais deux fois la même chose. Quelques mois avant sa mort le 12 août 1992, John Cage demande à un ami : "Quel est l'équivalent dans les arts visuels de 4:33 dans la musique ?" Celui-ci répondit en hésitant "nothingtoseeness" (rien-à-voir-ité) ?
Cage sourit et dit : "C'est ça!"


Comme dans une composition musicale le bruit extérieur fait intrusion. Le tic tac de l'horloge et l'immobilité du pianiste sont remplacés par des échéquiers et par l'ouverture et la fermeture des tiroirs."Le silence" de l'espace de représentation dans 4'33" est remplacé par "l'espace vide" du mur blanc à hauteur d'oeil dans Rolywholyover. Si le silence est bruit alors il en est de même de l'espace vide : le mur blanc est tout autant une partie de l'exposition que les objets d'art que l'on y accroche. 


Pour contrer toute préméditation, tout ici est sujet au changement. Trois fois par jour, chaque jour d'ouverture du musée, des membres du personnel changent cinq des objets de l'exposition, les déplaçant à différentes positions dans la galerie, les replaçant dans la réserve (l'aire de stockage ouverte fait partie de l'exposition) ou les déposant hors de vue, tout cela conformément à un tirage au sort élaboré à partir du I Ching. Le nombre de plus en plus important de trous laissés par les clous témoignent de ces changements.

Rolywholyover A Circus était une exposition en perpétuel changement, échantillonnage ou sampling aléatoire des richesses culturelles de la ville. Cent soixante œuvres avaient été choisies par Cage (des avant-gardes modernistes à des œuvres des années 1950 dont certaines du Black Mountain College) et une multitude d’objets provenant de quarante-cinq musées de New York ou de Los Angeles avaient été sélectionnés selon le I Ching. Les quatre sections étaient raccrochées plusieurs fois par jour, selon les propositions aléatoires d’un programme informatique créé pour l’occasion, la scénographie apparaissait progressivement en négatif grâce aux traces laissées par le déplacement des œuvres. La section Museumcircle accueillait entre autres du mobilier de style Shakers, deux tables et quatre meubles pour stocker des grains (seed cabinets), similaires à ceux qui décoraient l’appartement de John Cage. Les visiteurs étaient invités à jouer aux échecs, à ouvrir les tiroirs, à y laisser des objets ou à y consulter des notices d’œuvres potentiellement présentes dans l’exposition. La signalétique de l’exposition suivait le principe de non hiérarchisation de l’accrochage. Dans son article publié par le New York Times le 6 mai 1994, Roberta Smith évoquait des œuvres de Barbara Kruger présentées au coude à coude avec un boîtier d’alarme à incendie du XiXe siècle provenant du New York City Fire Museum et des éclairages de métro du New York Transit Museum. (Caroline Soyez-Petithomme)

Je me souviens d’une exposition réalisée au Moca de Los Angeles, par John Cage. Peu de mois après la mort de John Cage. C’était une exposition à caractère rétrospectif et démonstratif que John Cage avait entièrement prévue avant de mourir, et c’était au fond sa première très grande exposition institutionnelle et en même temps sa première exposition posthume. Au principe de cette exposition, il y avait simplement ceci, pour les trois salles qu’elle occupait, de très grandes salles pour deux d’entre elles, que toutes les œuvres y étaient accrochées selon les prescriptions d’un programme informatique aléatoire. Dans la grande salle principale de l’exposition étaient disposées sur un périmètre au sol, enfermées, les sculptures de la collection, et sur un autre périmètre au sol, mais sur des grilles, les peintures de la collection, et chaque matin, l’ordinateur définissait un programme de disposition des sculptures et d’accrochage des peintures aléatoire et la journée se passait à accrocher et le soir quand c’était terminé, eh bien ça allait continuer le lendemain autrement. On voyait donc cet accrochage Pénélope, en continu. C’était une exposition constamment en train de se faire et se défaire sous les yeux du visiteur, et surtout par les effets de rencontre que produit le hasard, qui permettait de sortir des collections des choses majeures et mineures en même temps et puis de juxtaposer la carpe et le lapin et c’était parfois inaudible et parfois incroyablement loquace, polyphonique par endroits, cacophonique par endroits mais toujours tendu, toujours nouveau. (C. Bernard)


Overpopulation and Art, a mesostic poem by John Cage : ici


vendredi 10 octobre 2014

Newspapers


Sarah Charlesworth, Herald Tribune, September 1977, 1977 (extrait)
Sarah Charlesworth est une artiste conceptuelle américaine (1947-2013). Elle travaille par séries photographiques sans vraiment se dire photographe. Dans les années 70 elle a mené une réflexion sur la place de l'image dans notre environnement, réflexion qui l'a conduit à fonder la revue The Fox avec Joseph Kosuth. En 1980, elle invente le concept d'In-Photograhy et réalise des pièces très réflexives sur (dans) le médium photographique. Associée à la "Picture Generation" mais aussi aux mouvements féministes, son parcours complexe l'a conduit de l'appropriation directe des images à la prise de vue et à l'exploration de la charge symbolique des images.

La pièce Herald Tribune, September 1977 est constituée de 26 tirages en noir et blanc reproduisant toutes les unes du quotidien Herald Tribune du mois de septembre 1977. Tous les textes ont été effacés. Seules restent les photos à leur place d'origine. La page est reproduite à l'échelle 1.



Sarah Charlesworth, The Guerilla, June 4, 5 1979 , 1979
La pièce The Guerilla, June 4, 5 1979 est constituée de 10 tirages en noir et blanc reproduisant à l'échelle 1 les pages de différents journaux. Les pages reproduites sont la une ou la dernière page de 10 journaux américains qui contiennent toutes la même photo de presse d'un guérillero sandiniste masqués.Tous les textes ont été effacés.


Sarah Charlesworth, Still, 1980, chaque photo 1m x 2m environ    
Les photographies de Stills sont des agrandisements en noir et blanc (1m x 2m environ) réalisés à partir de photos prélevées dans les journaux. Ces photos montrent des personnes sautant dans le vide pour échapper à des immeubles en feu et tenter de sauver leur vie mais aussi des personnes se suicidant. Ni l'intention ni l'issue du saut ne sont visibles.


Un des Objets de grève photographiés par Jean-Luc Moulène, témoignant de la grève des photograveurs du Herald Tribune le vendredi 5 juin 1987. La place des photographies est marquée par un rectangle blanc sous lequel on lit la légende et le nom du photographe.
Extrait du livre de Clément Chéroux, Diplopie, 2009
Installation du travail de Steven Daniel à l'Isdat dans le workshop de Eric Baudelaire en mars 2011. L'angle de la salle prend la place du pli central du journal, les images de la double page sont reproduites et agrandies à l'échelle de l'architecture, à leur place. Le texte est absent.

lundi 22 septembre 2014

La main nécessaire (5)

Kazimir Malévitch, travailleuse, 1933, huile sur toile, 71 X 66 cm
Alfred Stieglitz, Georgia O'Keeffe Hands, photographie,1917
Kazimir Malévitch, autoportrait, 1933, huile sur toile, 70 X 66 cm
Kazimir Malévitch, portrait d'un jeune, 1933, huile sur toile, 52 X 99 cm
Kazimir Malévitch, Smith, 1933, huile sur toile

Des mains sans objet.   

Kazimir Malévitch
travailleuse, autoportrait, portrait d'un jeune, Smith, 1933  

Alfred Stieglitz,
Georgia O'Keeffe-Hands, photographie,1917

Plautilla Nelli, Madonne, XVIe siècle
Alfred Stieglitz, Georgia O'Keeffe portrait, photographie,1918
La main nécessaire (4)
La main nécessaire (3)
La main nécessaire (2)
La main nécessaire (1)

jeudi 4 septembre 2014

La femme idéale et le soldat en mouvement

Hannah Höch, Pour une fête, 1936
Brassaï, Statue du maréchal Ney dans le brouillard, 193
2

Lev Koulechov :
Mais ce que je considère comme plus intéressant encore, c'est la création d'une femme qui n'a jamais existé. J'ai réalisé cette expérience avec mes élèves. Je tournais la scène d'une femme à sa toilette : elle se coiffait, se fardait, mettait ses bas, ses souliers, passait sa robe... Et voilà : j'ai filmé le visage, la tête, la chevelure, les mains, les jambes, les pieds de femmes différentes, mais je les ai montés comme s'il s'agissait d'une seule femme et, grâce au montage, je suis arrivé à créer une femme qui n'existait pas dans la réalité, mais qui existait réellement au cinéma. On n'a guère écrit sur cette dernière expérience. J'avais conservé le montage très longtemps, il n'a été perdu que pendant la guerre. Et là encore, aucun document photographique n'a subsisté. Tout, tout a été perdu...
(extrait d'un entretien réalisé avec Lev Kouleshov le 14 juillet 1965 à Moscou par Marcel Martin et Jean Schnitzer)

Auguste Rodin :
Vous avez cité tout à l'heure le maréchal Ney de François Rude. Et bien, quand vous passerez devant cette statue, regardez-là mieux encore.
Vous remarquerez alors ceci : les jambes du maréchal et la main qui tient le fourreau du sabre sont placées dans l'attitude qu'elles avaient quand il a dégainé : la jambe gauche s'est effacée afin que l'arme s'offrît plus facilement à la main droite qui venait la tirer et, quant à la main gauche, elle est restée un peu en l'air comme si elle présentait encore le fourreau.
Maintenant considérez le torse. Il devait être légèrement incliné vers la gauche au moment où s'exécutait le geste que je viens de décrire ; mais le voilà quise redresse, voilà que la poitrine se bombe, voilà que la tête se tournant vers les soldats rugit l'ordre d'attaquer, voilà qu'enfin le bras droit se lève et brandit le sabre.
Ainsi, vous avez bien là une vérification de ce que je vous disais : le mouvement de cette statue n'est que la métamorphose d'une première attitude, celle que le maréchal avait en dégainant, en une autre, celle qu'il a quand il se précipite vers l'ennemi, l'arme haute.
C'est là tout le secret des gestes que l'art interprète. Le statuaire contraint pour ainsi dire le spectateur à suivre le développement d'un acte dans un personnage. Dans l'exemple que nous avons choisi, les yeux remontent forcément des jambes au bras levé, et comme, durant le chemin qu'ils font, ils trouvent les différentes parties de la statue représentées à de moments successifs, ils ont l'illusion de voir le mouvement s'accomplir.
(extrait des entretiens avec Auguste Rodin réunis par Paul Gsell, 1911)

Il faut photographier le développement d'un acte à l'intérieur d'un personnage.

dimanche 31 août 2014

Sol, mur, plafond (2)

Frederick Kiesler, International Exhibition of New Theater Techniques, Vienne, 1924
Aujourd'hui la peinture encadrée sur le mur est devenue un cryptogramme décoratif sans vie ni signification, ou bien, pour l'observateur plus sensible, un objet d'intérêt existant dans un monde distinct du sien. Le cadre est immédiatement le symbole et l'agent d'une dualité artificielle entre "vision" et "réalité" ou entre "image" et "environnement", une barrière plastique à travers laquelle l'homme regarde depuis le monde qu'il habite vers un monde étranger dans lequel l'oeuvre d'art mène son existence. Cette barrière doit être dissoute : le cadre, aujourd'hui réduit à une rigidité arbitraire, doit regagner sa signification spatiale et architecturale.

Frederick Kiesler, 1942


Exposition "Weegee : Murder Is My Business" à la Photo League, New York, 1941
(exposition rejouée en 2012 à l'ICP de New York puis au Photomuseum de Anvers)

La série Sol, mur, plafond est un inventaire des différentes manières de montrer les photographies dans l'espace.
La taille, le tirage ou l'impression, le support, son épaisseur, sa rigidité, l'accrochage, l'empilement ou la juxtaposition, donc la visibilité ou pas, poser, lever, coller, appuyer, l'agencement, la nature des rapports, les registres d'images, l'intervention d'autres objets, ou de la couleur, le cadre, ou pas, la pérénité ou la précarité de la présentation, l'utilisation d'une structure portante ou du marouflage, la rigidité de la disposition, son ordre, ou les aléas d'un entassement, hasard ou mesure ... autant de paramètres qui déterminent l'existence des pictures, toutes les manières dont l'image peut prendre corps dans un espace.
(selon W.J.T. Mitchell)

mercredi 27 août 2014

Du cube

Condensation Cube, Hans Haacke, 1963-65 - Plexiglas - 76 cm
Die, Tony Smith, 1962 - acier - 183 cm (6 pieds) de côté
Mètre cube d'infini, Michelangelo Pistoletto,
1966 - 6 miroirs et ficelle - 120 cm    
C'est fou ce que peut promettre l'intérieur d'un cube ! Et les différents types d'échanges qui se font entre intérieur et extérieur. Toutes les façons de passer par les surfaces. Surfaces intérieures vues ou supposées et surfaces extérieures tactiles, optiques ou mentales.
Il faut que l'intérieur et l'extérieur soit deux hors-champs du cube.

Idem - rapport de tailles approximativement respectées
Die, Tony Smith, 1962 - acier - 183 cm (6 pieds)

Il s'agit d'une pièce compliquée. Elle renvoit à trop de choses pour que l'on en rende compte de façon cohérente. J'ai décidé de la faire après avoir regardé Free Ride pendant quelque temps. C'est de là qu'elle provient réellement. (...) Six pieds, cela suggère entre autres choses que l'on est cuit. Une boîte longue de six pieds. Six pieds sous terre. Je n'ai pas fait de dessin ; je me suis contenté de décrocher le téléphone et de passer commande.
Tony Smith

Die entraîne une multitude d'associations de nature culturelle ou intime, en une chaîne proliférante et apparemment infinie. C'est le contraire d'un objet spécifique, le démenti absolu et définitif à l'idéologie du what you see is what you see (qui n'est du reste que la version tough, arrogante, du "un sou est un sou" cher aux épiciers). 
On sait que Smith donnait des titres à ses oeuvres seulement lorsqu'elles étaient achevées, tentant par une espèce d'anamnèse de retrouver quelque chose du processus de téléscopage inconscient qui les avait suscitées. Le titre donc avant de suggérer, confirme. Pour le spectateur il est un indice de ce que l'oeuvre est toute entière traversée par une pulsion qui contredit l'impression de maîtrise et de contrôle total si facilement engendrée par un volume géométrique exécuté en usine. Die, c'est bien sûr en anglais le radical du verbe "mourir" ainsi que sa forme impérative ("meurs !"), mais aussi le "dé" (le singulier de dice, "les dés" - et l'on dit ausi dice with death, ce qui veut dier "risquer sa vie"). Difficile devant l'oeuvre, de ne pas saisir physiquement son potentiel d'étrangeté mortuaire, même sans le titre. Cela tient bien sûr à la couleur du cube, mais aussi avant tout à ses proportions, qui en font quelque chose que l'on éprouve alternativement comme juste un peu trop grand ou juste un peu trop petit : c'est bien évidemment un cube, mais on ne peut en apercevoir plus de deux faces en même temps, et l'on oscille devant lui entre la certitude et l'impossibilité d'assurer notre jugement.

Jean-Pierre Criqui, Trictrac pour Tony Smith in Artstudio n°6


Condensation Cube, Hans Haacke, 1963-65 - Plexiglas -76 cm
J'ai partiellement rempli des contenants en Plexiglas de forme géométrique simple avec de l'eau et je les ai scellés. La pénétation de la lumière réchauffe l'intérieur des boîtes. Puisque la température intérieure est donc toujours plus élevée que la température ambiante, l'eau contenue se condense : un voile délicat de gouttes commence à se développer sur l'intérieur des parois. Dans un premier temps, elles sont si petites que l'on ne distingue les gouttes qu' à une distance très rapprochée. Les gouttes grandissent, d'heure en heure, les plus petites se combinent avec d'autres plus grandes. La vitesse de croissance dépend de l'intensité et de l'angle de pénétration de la lumière. Après une journée, une couverture dense de gouttes clairement définies s'est développée et toutes reflètent la lumière. Avec la poursuite de la condensation, quelques gouttes atteignent une telle taille que leur poids dépasse les forces d'adhérence et elles coulent alors le long des parois en y laissant leur trace. Cette trace commence à converger avec d'autres. Des semaines plus tard, des traces variées, courant côte à côte, se sont développées. Selon leur âge respectif, elles sont faites de gouttes de différentes tailles. Le processus de condensation est sans fin.

L'apparence de la boîte change lentement mais constamment sans jamais se répéter. Les différents états sont comparables à ceux d'un organisme vivant qui réagit de façon flexible à son environnement. L'image de la condensation ne peut pas être précisément prévue. Elle change librement, liée uniquement à des limites statistiques. J'aime cette liberté.
Hans Haacke, 1965

Mètre cube d'infini, Michelangelo Pistoletto, 1966 - 6 miroirs et ficelle - 120 cm
Dans le Mètre cube d'infini, il n’y a pas seulement deux miroirs mais six ; ils forment un cube avec les surfaces réfléchissantes à l’intérieur. Les miroirs délimitent un espace entre eux et c’est cet espace qui se reproduit à l’infini. Cette œuvre est représentative de la série entière des Objets en moins. L’effet miroitant dans le cube n’est pas visible. On entre dans l’œuvre exclusivement avec l’imagination et par l’exercice mental. 
Pour quelle raison le Mètre cube d'infini est-il si représentatif des Objets en moins ? L’infini est inclus dans un corps fini. Dans le cube, l’infini se produit de façon impalpable, mais il a besoin d’un espace physique pour exister et ce corps fini a la fonction de produire l’infini. L’infini produit ce corps particulier pour s’y incarner. Le Mètre cube d'infini est l’immatérialité de l’infini, moins ce corps matériel. Donc le cube est : l’infini - 1. En effet tous les objets sont la totalité moins 1. Voilà le pourquoi des Objets en moins.
Michelangelo Pistoletto

Negative Sculpture, Carl Andre, 1958

"A thing is a hole in a thing that is not." dit Carl Andre

Carl Andre démontre, en perforant un bloc de résine acrylique transparent, qu'un espace vide peut engendrer une forme.

Two Cubes (Demonstrating the Stereometric Method), Naum Gabo, 1930    

Naum Gabo a utilisé ce travail pour illustrer son essai "Sculpture : Taille et Construction dans Espace" dans l'anthologie Cercle. Les deux cubes montrent deux façons de définir l'espace dans une sculpture - l'une utilise la masse solide tandis que l'autre exprime la forme par l'espace intérieur. Cette dernière était le concept clé des constructions de Gabo; il cherchait à occuper l'espace avec un objet visible sans circonscrire ce dernier. L'espace intérieur était un exemple de ce que Gabo appelait L'idée Constructive, par laquelle les frontières entre l'objet et la perception de cet objet par l'artiste ont été dissoutes, ainsi "l'art devient réalité".

Les Cubes ont des Racines, Richard Monnier, 2014

Les dessins et les sculptures intitulés Les Cubes ont des Racines, sont construits point par point, ligne après ligne, surface après surface, sans tirer les bénéfices de cette capacité qui permet aux esprits « perspicaces » selon Descartes, de se représenter spontanément une figure sans avoir à en reconstruire mentalement les différentes parties. Élément après élément, je construis un cube qui, contrairement aux figures que le philosophe « peut voir par intuition », n'est pas « quelque chose d'un et de simple » . Soit une ligne de 10 unités numérotées de 1 à 10, soit un carré fait de 10 de ces lignes, chaque unité étant alors numérotée de 1 à 100 , soit un cube fait de 10 de ces carrés superposés, chaque unité étant numérotée de 1 à 1000 ; je repère à l'intérieur de ce cube, les unités qui sont les cubes des 10 premiers nombres entiers : le 8, le 27, le 64, le 125, le 216, le 343, le 512, le 729, le 1000 et je trace un trait qui les relie entre elles.


Chacun a pu observer, lorsque son ordinateur exécute trop de taches simultanément, la lenteur d'affichage d'une image, ligne après ligne. Ce moment d'attente nous rappelle que l'ordinateur calcule pixel après pixel les images que nous sommes habitués à percevoir d'emblée comme une vue à travers une fenêtre. Loin du « vertige des virtualités » comme disent les journalistes à propos des nouvelles technologies, le balayage ligne après ligne qui permet de constituer une surface ressemble plutôt au va et vient du cheval de trait qui laboure son terrain, sillon après sillon. Même quand il exécute une opération tous les 60ème de seconde, l'ordinateur n'est toujours qu'une bête de somme.