jeudi 6 décembre 2018

Appareil Camp de réfugiés

Aïm Deüelle Lüski, Refugee Camp Camera (Appareil Camp de réfugiés), argile, 1994-1995
Aïm Deüelle Lüski fabrique ses appareils photographiques. Il les conçoit afin de photographier un phénomène ou une situation spécifique. La plupart de ces appareils n’offrent aucune aspérité facilitant la prise en main ou permettant d’y coller l’œil. Ils sont souvent percés de plusieurs ouvertures et ils n'ont pas de dos. 

C'est toute l'histoire de la photographie qui est malmenée. Un appareil à multiples ouvertures dirigées en de multiples sens produit des images qui ne ressemblent pas au monde monoculaire habituel ni même à notre vision binoculaire. L'appareil photo est une boîte idéologique. D'ordinaire, le photographe choisit et contrôle sa prise de vue depuis l'extérieur, vise et capture. Rien de tel ici.

Aïm Deüelle Lüski, Rama's Room, Shlomo Hamelech, Tel Aviv, 4x5 Ektachrome, 1994 - (photo faite avec la Refugee Camp Camera)    
Le nom de l'appareil fait allusion au matériau (l'argile) dont se servent les réfugiés pour construire des habitations provisoires, un matériau qui craque quand il sèche, montrant la précarité et l'insécurité qui sont le lot de ceux forcés à devenir "des réfugiés". Ça veut dire quoi faire une image nette précise et bien définie de gens qui vivent dans l'incertitude la plus totale et sous la domination d'instances qui les poussent dans un mouvement sans arrivée.

L'argile pose question à la netteté de l'image, à l'ouverture par laquelle cette netteté est réalisée, et à la possibilité d'identifier un objet dans une image qui n'est pas obtenue à travers une ouverture acérée.

"La lumière qui entre à travers l'ouverture est absorbée à l'intérieur de la structure dans l'épaisseur du trou fait de terre, et comme le trou est épais, je me demande à quel moment l'image sera ou ne sera pas extraite." ADL

Cet appareil, au milieu duquel un plan film est inséré, reçoit la lumière par deux perforations réalisées sur les faces opposées de part et d'autre du négatif. Fini les relations de l'appareil traditionnel avec l'espace extérieur, entre ce qui est "en face de" l'appareil et ce qui est "derrière" l'appareil. L'opérateur fait partie, forcé, de l'événement photographié sur lequel il a perdu la main.

L'appareil photo ordinaire possède un objectif unique qui permet de viser son sujet. Les appareils fabriqués par Aïm Deüelle Lüski sont des corps opaques et fermés au regard. Le photographe peut, bien sûr, les tenir mais l'appareil ne contient pas d'accessoires susceptibles de l'aider à le manipuler et à le diriger correctement pour développer tout le potentiel que l'on trouve dans un appareil à objectif unique. Dans la plupart de ses appareils, les ouvertures à travers lesquelles le négatif est exposé ne sont pas utilisable à l'œil nu, on ne peut pas voir à travers car ces appareils n'ont pas de verres de visée ni d'écran pour aider le photographe à contrôler sa prise de vue et à viser l'image désirée.

Dans les appareils en argile le sténopé (l'ouverture) est créé puis rebouché une fois la photo prise. Sa largeur aussi bien que son épaisseur sont conçues non pas comme un seuil mais comme un lieu. Ce ne sont pas juste des questions techniques mais plutôt la délimitation de possibilités politiques qui réorganisent l'espace.

Aïm Deüelle Lüski, Shoulder Camera (Appareil épaule), 1996    
Aïm Deüelle Lüski, Portrait de groupe des étudiants et Hamidrasha Art School, 4x5 négatifs nb, 2011 - (photos faites avec la Shoulder Camera)    
L'appareil épaule est une variante de l'appareil Camp de réfugiés. Il est fait d'argile synthétique qui sèche sans cuisson ce qui permet d'avoir des parois plus fines. 

Le terme "Appareil épaule" ne décrit pas l'appareil lui-même mais plutôt la nature de la photographie quand l'appareil n'est pas placé sur un pied mais porté à l'épaule, et qu'il permet ainsi au photographe de bouger plus librement en suivant ce qui se passe. C'est ici littéralement un appareil modelé sur une épaule bien que ceci ne soit pas immédiatement visible. L'artiste l'a façonné sur sa propre épaule. "Avoir la tête sur les épaules" dit-on. L'épaule est une fondation solide. C'est aussi le lieu de la consolation. Atlas porte le monde sur ses épaules mais chacun de nous porte aussi sa part, non ?

mardi 20 novembre 2018

Ciel et Terre (3)

The Important Book, texte : Margaret Wise Brown, images : Leonard Weisgard, 1949 
Revenons à Eckhart, qui nous fournira l'occasion d’une brillante conclusion, d’une conclusion tonique et franchement appuyée à cette discussion au sujet de quelque chose et de rien et de comment ils ont besoin l'un de l'autre pour avancer, comme le dit Eckhart, "la Terre" (c'est-à-dire quelque chose) "ne peut pas échapper au ciel :" (qui est rien) "qu'elle fuie vers le haut ou qu'elle fuie vers le bas, le ciel toujours l'envahit, la dynamisant, la fructifiant, pour son bonheur ou pour son malheur".
John Cage, Lecture on Something, 1951

lundi 19 novembre 2018

Ciel et Terre (2)



Jafar Panahi, Nuages, 2013-2016
En 2011, j’ai été condamné en appel à six ans de prison et à ne pas pouvoir sortir du pays ni faire des films pendant vingt ans. J’ai donc dû trouver des détours pour recommencer à travailler malgré l’interdit. […] En 2008, il y a eu la réélection à la présidence de Mahmoud Ahmadinejad qui a provoqué un immense soulèvement populaire […]. Avec Mohammad Rasoulof nous avons réalisé un film sur ces événements. Un jour la police a débarqué chez moi et m’a arrêté. 

Puisque je n’avais pas le droit de prendre ma caméra et d’aller dans les rues filmer des gens, que me restait-t-il à faire ? J’ai ouvert la fenêtre et je me suis dit : avec ma caméra, je vais filmer le ciel ! Il n’y aura personne dans le champ, mais il y aura des nuages ! Des nuages noirs et des nuages blancs, très présents dans le cadre, ce qui suffit peut-être à raconter une histoire… Pendant deux ans j’ai fait des photos de nuages. 

Jafar Panahi
Jafar Panahi et Mojtaba Mirtahmasb, Ceci n'est pas un film Iran, 2011, 74mn
Dans Ceci n’est pas un film, qui est une sorte de « home movie » on voit Jafar Panahi dessiner au sol, avec du scotch le plan d'une scène d'un film qu'il imagine. Entre le tapis et les nuages, la terre et le ciel, il pense, travaille, résiste. Ce ciel-là, ce tapis-là sont de l'air respiré et un sol foulé, ils contiennent tout, contestation, colère, cinéma, société, changement, fondement, images, contact, projection…
"Comment puis-je travailler sur un tapis ?"

dimanche 18 novembre 2018

Ciel et Terre (1)



Alfred Stieglitz, Equivalents, 1923-1934
Je ferais enfin quelque chose que j'avais en tête depuis des années. Je ferais une série d'images de nuages. Je voulais photographier les nuages pour découvrir ce que j'avais appris en 40 ans de photographie. À travers les nuages, transcrire ma philosophie de la vie - montrer que mes photographies n'étaient pas dépendantes d'un sujet - ni d'arbres, ou de visages ou d'intérieurs particuliers, ni de privilèges spéciaux - les nuages étaient là pour tout le monde - pas de droit à payer - libres. 

Alors j'ai commencé à travailler avec les nuages - et c'était très excitant - tous les jours pendant des semaines. Chaque fois que je développais, j'étais si excité, croyant toujours avoir presque obtenu ce que je recherchais - mais j'avais échoué. Une suite de jours et de semaines des plus alléchantes. Je savais exactement ce que je recherchais. J'avais dit à Miss O'Keeffe que je voulais une série de photographies qui, lorsque Ernest Bloch (le grand compositeur) les verrait, il s'exclamerait : Musique ! Musique ! Mon gars, mais pourquoi ? C'est de la musique ! Comment avez-vous pu faire ça ? Et il pointerait du doigt les violons, les flûtes, les hautbois et les cuivres, plein d'enthousiasme, et dirait qu'il devait écrire une symphonie appelée "Nuages". Encore mieux que Debussy

Et quand finalement, ma série de dix photographies a été imprimée, et que Bloch les a vues - il a dit, in extenso, ce que je voulais qu'il dise. 

(Alfred Stieglitz, How I came to Photograph Clouds, 1923)

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Alfred Stieglitz a continué à prendre en photo les nuages jusqu'en 1934. Le titre a changé plusieurs fois (Music : A Sequence of Ten Cloud Photographs, Songs of the Sky, Equivalents), la relation à la musique s'est atténuée. 

Sans aucune parcelle de terre qui permettrait d'identifier un lieu, ces images semblent de nulle part ou de toute part. De la part changeante des choses en tout cas. Part belle faite aux apparences, oui. Le référent disparu, les formes sont libres et égales entre elles (fraternelles douceurs et turbulences). Stieglitz ne dépasse-t-il pas là les peintres de son époque, qu'il admirait tant ? Quand ils affirmaient encore la surface lui la pulvérisait dans les gris et restituait le changeant dans la vibration optique. 

Quand il exposait ou publiait les photos de la série Equivalents, Stieglitz les agençait en plusieurs groupes, inscrivant au dos des épreuves montées, une ou plusieurs lettres pour mieux identifier ce qu’il appelait "Ensembles". Stieglitz ne considérait pas ces séries ou ensembles comme des unités séparées et fermées. Certains tirages appartiennent à plusieurs ensembles, et différentes épreuves de la même photo portent des identifications différentes. Ses ensembles doivent être considérés comme des constructions artificielles et mobiles qui reflètent, non pas le passage du temps réel, mais le changement psychologique et subjectif de l'auteur.

Carl Andre, Equivalent V et VIII, 1966
Carl Andre, Equivalent, 1966
Les huit structures de la série Equivalent de Carl Andre ont la même hauteur, la même masse et le même volume, mais des formes différentes. Chaque structure est composé de 120 briques réfractaires réparties en deux couches. Toutes sont équivalentes.

mercredi 24 octobre 2018

Picturediting#1- 2018- Trois phrases

Picturediting#1, 8 octobre 2018, Galerie du Quai, isdaTEkaterina Brunits et Isanka Capallere avec une photo de Catherine Martin    
Picturediting#1, 8 octobre 2018, Galerie du Quai, isdaTEkaterina Brunits, Catherine Martin, Paul Ricci, Isanka Capallere, Abel Pradel-Bourgogne, 
Picturediting#1, 8 octobre 2018, Galerie du Quai, isdaTGuillaume Chalté, Paul Vilaceque, Catherine Martin, Paul Ricci 
Premier accrochage du groupe de travail Picturediting avec les étudiants de 3ème année à L'isdaT. C'est l'occasion de nous confronter aux corps fragiles des photographies, d'en tester le poids visuel mais aussi physique. C'est aussi l'occasion de nous rassembler pour lier et éparpiller nos images dans un espace que nous n'occupons pas : 

J'ai percé l'abat-jour bleu des restrictions des couleurs, j'ai débouché dans le blanc ; camarades aviateurs, voguez à ma suite dans l'abîme… ! (Malévitch)

Nous avons inscrit trois "phrases visuelles" dans l'espace de la galerie. Cherchant une forme narrative spécifique, non-littéraire, susceptible de produire un développement. Une chose commence ici que je peux continuer. Elle commence par le milieu, par la condition physique de son existence, par la tension des bras. Elle commence par la circulation des échelles, la conquête des hauteurs, les dialogues en altitude, les objets passés entre les barreaux. Elle commence par des surfaces que l'on rapproche et des mots qui en montent.

Le mot phrase définit ici le rythme de nos images. Une phrase d'objets, de gestes et de postures, toujours prête à changer et que l'on reconfigure tout au long d'une durée qui est celle de l'accrochage. On en finit pas d'accrocher et de décrocher. Essaie ! Nous avons confiance dans le proche. Nous aimons le verbe chercher.

Ça va, oui ça va. Ces choses-là ne se repoussent pas l'une l'autre. Ensemble, elles changent. On les regarde et on dit "Qu'est-ce que c'est ?"


Picturediting#1, 8 octobre 2018, Galerie du Quai, isdaT
Cafetière à sténopés de Mélaine Coleiro
Toutes les photos de la journée sont  : ici
Et tous les albums des Picturediting :

Picturediting#1, 8 octobre 2018, isdaT
Avec Ekaterina Brunits, Guillaume Chalté, Zhuan g Han, Catherine Martin, Paul Ricci, Isanka Capallere, Mélaine Coleiro, Benjamin Julienne, Abel Pradel-Bourgogne, Paul Vilaceque.