vendredi 23 décembre 2011

Ouvrir l'Objet (2) : sortie d'usine

  Le 15 décembre 2011
Ecole des Beaux-arts de Toulouse
En somme, alors que nous attendons d'un espace qu'il nous offre des prises pour l'activité en cours, ce que nous présupposons de l'univers des rencontres, c'est au contraire une capacité à nous assurer la possibilité de nous déprendre, d'évoluer dans un monde de liens faibles.
Isaac Joseph

Les séquences "Ouvrir l'Objet" reproduisent les écrans à partir desquels les séances du cours de photographie se font. Le propos de chaque séance est de développer (sens photographique) le contenu des écrans. Ce sont des montages de photographies hors-format. Ce sont des montages dialectiques parfois éclectiques à l'intérieur desquels des images entretiennent les unes avec les autres des séries de liens faibles. Le contenu d'un écran n'est pas la somme des pistes offertes par les images mais à l'intérieur du cheminement proposé par ces photographies (que réactivent les liens ci-dessous) la possibilité de détours, de hors-sujet, d'association d'idées, de déclics, d'emportements, d'égarements, bref la possibilité de laisser la place à ce qui arrive au fil d'un temps de parole collectif partagé et qui constitue la saveur particulière de ce que nous appelons : le cours. Peut-on atteindre (selon le mot de Roland Barthes) un montage idiorrythmique ?


Jean-Luc Moulène : les Objets de grève, 1999
Jean-Luc Moulène : Documents/Produits de Palestine, 2002
Albert Renger-Patzsch : Nouvelle objectivité, 1920
Stéphane Couturier : Melting Point Toyota, 2006
Yto Barrada : son site
Allan Mac Collum : The Shapes Project, 2005 plus ici
Les ready made de Marcel Duchamp
La perruque


lundi 19 décembre 2011

Trois films de Etienne O'Leary

Ces trois films sont l'oeuvre complète de Etienne O'Leary, ... arrivée jusqu'à nous car si peu projetées, jusqu'à aujourd'hui.




Que ça soit bien filmé, mal filmé, surexposé, flou, on s’en foutait, ce n’était pas ça l’important. L’important, c’était de se servir de la caméra comme on se serait servi d’un porte-plume pour écrire des poèmes. Nous étions tous fauchés. Etienne avait la chance d’avoir une petite Beaulieu 16 mm à remontoir, il fallait retendre le ressort, ce qui donnait une autonomie de 30 secondes, pas davantage. C’est d’ailleurs avec cette caméra que j’ai tourné une partie de Satan bouche un coin. Par manque de fric, on achetait de la pellicule inversible, et c’était donc l’original que nous projetions, et qui forcément se dégradait peu à peu. Du reste, ce qui a sauvé les films d’Etienne, et le fait qu’ils existent encore aujourd’hui, c’est qu’ils n’ont pas été projetés pendant très longtemps, et que quelqu’un a eu la très bonne idée de les déposer à la cinémathèque de Montréal.
(...)
Il ne travaillait qu’en inversible, il ne montait pas ses films, c’était du tourné-monté. Sa caméra lui permettait d’effectuer des retours en arrière et de faire de l’image par image. Donc il filmait en prenant de vagues repères, il revenait en arrière, il cachait l’objectif avec sa main, des fois c’était la moitié de l’objectif avec des caches en carton qu’il avait fabriqués, et il tournait comme ça, avec plein de petits truquages élémentaires à la Méliès, c’était une sorte de réinvention du cinéma primitif. Et c’était l’insolence et la liberté à l’état brut, et c’était formidable.
(...)
Etienne filmait ce qui se passait sous ses yeux, mais il pouvait parfois diriger aussi. Alors qu’il filmait partout, dans la rue, chez des amis, au bistrot, il lui arrivait de demander à quelqu’un de refaire un geste, de reprendre une pose de la manière qu’il souhaitait. Ce n’était pas un simple instantané. C’était une mise en scène primitive, un peu comme chez les frères Lumière organisant la sortie des leur usine avant de la filmer.
(...)
Etienne n’était pas seulement cinéaste, mais également musicien et peintre. Il avait un ancêtre du synthétiseur, un clavier avec lequel il composait ses musiques de films. Il était fasciné par Stockhausen. Nous avons assisté ensemble à des concerts de lui, mais aussi de Xenakis et de Pierre Henri, qui l’ont totalement bouleversé. Il était aussi très marqué par Yves Klein.
(...)
Etienne et moi avons eu envie de regagner Paris par petites étapes, par le chemin des écoliers. Nous nous arrêtions dans des petits patelins, des villages. Nous entrions dans le premier bistrot venu pour demander s’il y avait un projecteur 16mm quelque part, et si oui, nous organisions aussitôt une projection sur place. On demandait au patron du bistrot d’en parler à un maximum de gens, on rameutait les jeunes, et deux heures après il y avait toujours entre 8 et 30 personnes qui venaient voir nos films. On a même fait une séance dans une usine occupée.

Extrait de l'entretien de Didier Morin avec Jean-Pierre Bouyxou dans la revue Mettray, septembre 2010

jeudi 15 décembre 2011

La table de Svoboda

1 - Jan Svoboda / 2 - Sur la table (Photos F. Goria)
Nous avons passé un long moment à regarder les photographies de Jan Svoboda sur la table de Michel Métayer. A en parler. Des tirages sur la table, le temps du regard porté. La disposition de ces photos dans l'espace gardait intact leur force de sollicitation. Ici le plaisir c'est des mouvements, des déplacements, des embarras de situation. Voir est un acte à l'intérieur d'un corps collectif lié, fragile, par l'échange de paroles, parfois rares, la reprise de gestes et le partage de l'espace.
 
1 - Jan Svoboda / 2 - Sur la table
Notons que d'habitude, les visiteurs d'une exposition, dans la même salle se tournent le dos. Ici, chaque photo fait fond sur une partie du groupe qui la regarde. 
1 - Jan Svoboda / 2 - Sur la table
C'est une expérience de la lumière. Celle dont on parle, passée, passée dans l'image, ses temps de pose, ces temps d'exposition, la précision du regard de l'opérateur, la texture du dessin d'une ombre. Celle que l'on éprouve, là, en variant l'incidence de notre regard. Position oblique, se baisser, se pencher, toucher, reculer. Jusqu'à la lumière rasante. Voir alors la seule épaisseur du papier, l'usure de ses bords ou de près, remarquer les imperfections, les marques, les traces des mains (manipulations ?) dans l'image.
 
1 - Sur la table / 2 - Jan Svoboda
La table, réflecteur, sous-tient l'image. Elle vient se placer sous elle. La table souvient à l'image, comme dirait Francis Ponge.
 
1 - Sur la table / 2 - Jan Svoboda
Ce jour-là, les photos sont montées, du temps s'est écoulé, rien n'était fixé. J'ai eu la drôle de sensation que la table autour de laquelle nous circulions n'était pas tout à fait dans la même temporalité que nous. Plateau consistant où tenaient ensemble des bouts de passé et les lignes de possible, susceptibles, d'un coup, d'apparaître dans une phrase ou un regard. Table où les choses se posent. Aéroport des pensées. Ici ailleurs.
 
1 - Sur la table / 2 - Jan Svoboda

dimanche 11 décembre 2011

Le vrai sujet

Photo Goria, 2009

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Jacob de Lafon voudrait construire un petit objet : une poupée peut-être, ou une petite voiture ou un parallélépipède. Ce qu'il commence en fait à construire est un escalier miniature.

Mais au bout d'un moment, l'escalier demeurant inachevé, Jacob de Lafon se trouve des excuses.

C'est parce que, dit-il, il est trop grand.

Parce que, dit-il, il est si loin.

Parce qu'il glisse.

Parce que la table n'est pas douce.

Et puis, il préfèrerait construire une route descendant la colline.

Et ajoute, si on lui pose la question :

Une route avec une pente constante, soutenue par des piliers de grandeur décroissante.

Jacob de Lafon vit (vit, enfin, une partie du temps, une petite partie mais néanmoins importante) au sein de vastes phrases, riches éternités.

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Keith Waldrop, Le vrai sujet, traduction Olivier Brossard, éditions José Corti, série américaine, 2010

Lecture organisée par Double Change le 24 novembre 2010


mercredi 7 décembre 2011

Galerie d'essais 1




Jeudi 1er décembre, nous avons inauguré à l'école des beaux-arts de Toulouse, la première "galerie d'essais". Echanges, paroles, manipulations, tout au long de la journée nous avons fait et défait les choses sur ce plateau collectif et provisoire en déplaçant, rapprochant, clouant, projetant films, photos et objets.

Qu'il est agréable de marcher le long d'une table de montage ! Une table de montage qui est une bande de montage. C'est la présence des cinéastes, de David Legrand qui a transformé, le long rouleau de kraft, au sol, sur lequel nous déposons les photographies avant de les monter (sens topologique) au mur, en table de montage. Comment monter (sens cinématographique) des photographies ? Aux notions que nous avions élaboré dans le picturediting : : Place, Différentiels, Surfaces et Segments nous rajoutons aujourd'hui :

Bande

Nous montons des images en les déplaçant et aujourd'hui en les déplaçant le long d'une bande. Nous n'allons pas d'un point à l'autre de l'espace en zig-zag, nous longeons une bande, parfois nous l'enjambons. Ce segment d'espace contient nos allées-venues, nos reprises, nos retours en arrière. Petit à petit nous voyons les choses les unes après les autres. La bande a un début et une fin et aussi une largeur. Nos photographies ne sont pas des photogrammes, elles ne sont pas constitutives d'une suite de variations comme les images d'un plan et ne peuvent s'enchaîner par transition comme le font les photogrammes au cinéma pour reproduire la souplesse d'un geste par exemple. Elles sont blocs et abruptes. Plans ? Les transitions que l'on peut touver par une couleur, une forme sont toujours trop voyantes, trop bavardes, souvent hors du propos. Les photographies me sont apparues, là, obstinées. Portant quelque chose de définitif, de définitivement arrêté. Oui, des blocs d'arrêt. Nous avons dû sauter de l'une à l'autre prenant la liberté, parfois, de sauter un bloc. Sauter par dessus un bloc d'arrêt pour échapper à la linéarité ou faire pousser une série d'images dans la largeur de la bande. La bande de montage : un outil pour sauter facilement d'une image à l'autre et qui dans sa largeur permet l'enjambée.


mardi 6 décembre 2011

Passagers (1)

Chris Marker, Passengers, 2008-2010
Thomas Bilanges, Chronique de San Fransisco, 2003
Walker Evans, Subway Passengers, 1938-1941
Chris Marker, Passengers, 2008-2010
"L'apparition de ces visages dans la foule / Pétales sur une branche humide, noire" … Le court poème, inoubliable, de Ezra Pound était ma première idée pour une épigraphe destinée à une autre exposition de photographies, STARING BACK. Puis j'ai laissé tomber l'épigraphe. Trop facile de s'abriter derrière un grand poète, comme derrière un gilet pare-balles métaphorique, me semblait-il. Notez bien que je n'ai parlé de cette idée abandonnée à personne. Alors sont arrivées les premières revues. Et l'article de Brian Dillon dans Art Review commençait par : “The apparition of these faces in the crowd / Petals on a wet, black bough” - après quoi il donnait des détails sur la parenté entre ces vers et l'état d'esprit de mes photographies. J'étais abasourdi. C'était donc vrai, après tout, il existait une telle chose, la poésie, dont les voies sont par nature différentes des voies du monde, qui nous fait voir ce qui était tenu caché et entendre ce qui était tenu silencieux. J'ai toujours été convaincu que dans mes petits essais, le non dit était plus significatif que ce qui était raconté et là j'en avais la preuve brûlante. Cette fois je n'hésiterai pas à citer Pound et je pense qu'avec cette dernière expérience dans le métro parisien il convient encore mieux. Les pétales sont à coup sûr ces visages que je capture comme un paparazzi bienveillant. Volé, oui, mais par un jeu de miroir, ici, voler veut dire donner. Les tabloïdes aiment attraper les gens (de préférence des célébrités) inconscients, si possible avec une expression maladroite ou ridicule, les choses qui arrivent mécaniquement, indépendamment de l'intention réelle du sujet. Une fois, quand j'étais enfant, le Président français Poincaré a visité un cimetière militaire, sous un soleil brûlant et la lumière extrême a fait apparaître sur son visage, pendant un dixième de seconde, un rictus qui pouvait être pris pour un sourire. Une photographie a saisi ce moment et pour le reste de sa carrière il a été désigné par les opposants de droite comme "l'homme qui rit dans les cimetières". Sans doute ce souvenir d'enfance m'a réellement aidé à développer une curiosité provoquante envers les images. Donc mon intêret à collectionner ces "pétales" est exactement - petit étonnement - à l'opposé des tabloïdes. J'essaye de leur donner leur meilleur moment, souvent imperceptible dans le cours du temps, parfois 1/50 de seconde qui les rend plus vrais, proches de leur être intérieur. J'ai commencé l'expérience avec une montre-bracelet appareil photo , de là le titre "QUELLE HEURE EST-ELLE ?". Puis, j'ai utilisé des trucs différents mais j'ai gardé le titre, pour mon plaisir personnel et aussi parce que le moment volé d'un visage de femme dit quelque chose du Temps lui-même … Mais c'est une autre histoire et, oui, j'avais presque oublié… Le poème de Pound : il a été écrit à Paris et le titre est "Dans une station du métro".
Chris Marker

Cocteau disait que la nuit, les statues s'échappaient des musées et partaient se promener dans las rues. Durant mes pérégrinations dans le métro parisien, j'ai parfois fait de telles rencontres peu communes. Les modèles des peintres célèbres étaient encore parmi nous et j'ai eu la chance de les avoir assis en face de moi.
Chris Marker


Pour le métro de New York, Evans invoque « un moderne Dickens ou Daumier », qui seul pourrait décrire « l’écrasante absence de joie que l’on peut [y] voir ». D’ici là, écrit-il en 1962, « ce peut être l’endroit rêvé pour un photographe qui n’en peut plus du studio et de ce qu’a d’atroce la vanité humaine. En bas, dans cette sorte de sauna, il trouvera la parade que lui offrent des modèles inconscients et captifs, dont la sélection se fait automatiquement, par le seul hasard.

[Ces portraits] ont été pris par [...] un espion qui se repent de l’avoir été, [...] un voyeur qui ne visait qu’à l’apologie de ceux qu’il regardait. Quant à la brutale, impudente invasion qu’ils impliquent, elle a été soigneusement adoucie, en partie atténuée par le passage calculé du temps. [...] Vous ne verrez parmi ces gens le visage d’aucun sénateur, d’aucun président de banque. Ce que vous voyez, c’est d’abord une sorte de sobre évidence. Voici les hommes et les femmes du jury. »
revue Vacarme n°41


Thomas Bilanges, Chronique de San Francisco, 2003
accompagnant dans le Monde Diplomatique un article de Howard Zinn en avril 2004
Il y a onze heures de décalage horaire entre San Francisco et Bagdad. C'était écrit chaque jour, avec la position de la lune et la météo, dans le supplément spécial du San Francisco Chronicle. Je suis resté à San francisco le temps d'une guerre que l'on nommait éclair, du mercredi 19 mars au dimanche 20 avril 2003. Chaque matin prenant le bus pour downtown, je regardais les gens tandis que le paysage de la ville défilait derrière les vitres. C'est l'histoire d'un quotidien. Local.

samedi 12 novembre 2011

La ligne-photogramme

Restait cependant l'idée d'inventer la méthode de transposition du chant général, d'essayer de rendre tangible à chacun le sédiment de tout tandis qu'il se fait, dans le moment extrême, si mince, où sa couche se dépose, où sa couleur définitive se fixe, où son bruit s'affaise sur lui-même. Mes doigts en action sur les claviers des machines à écrire disposèrent du cliquetis du monde et, tout à mon envie, j'enregistrai ainsi, ligne sur ligne, les empilant au fur à mesure en somme. (...)

D'une autre manière je peux dire qu'il s'agissait de déterminer des formes d'art plus propres à rendre des séries d'espace sonorisables, là où s'opère au plus juste certain "objet serré" du texte littéraire. Le repérage peut se faire, d'abîme en abîme, au plus loin, comme dans le "Dépot" ditUacalli, ou quelquefois même, au plus court. Ainsi de l'exercice suivant, auquel je m'étais livré, à propos de photographie, à travers les lettres de Kafka à Felice : lignes découpées, duKafka seul, rien d'autre.

Denis Roche, Dépôts de savoir & de technique, seuil, 1980

cliquez sur l'image pour l'agrandir

Denis Roche, Dépôts de savoir & de technique, préface, l'escalier de Copàn, p.14

Chaque ligne de "dépôt" se présente en effet comme l'équivalent d'une prise photographique d'une réalité symbolique exogène ponctionnée puis redisposée dans l'espace-cadre. C'est ce que l'on pourrait appeler un "photogramme verbal" qui sert d'unité standardisé. Il s'agit en effet, à chaque fois, du prélèvement d'un même espace de texte et partant, d'un même nombre quantifiable de signes, de manière semblable à une série photographique prise avec la même vitesse d'obturation ou la même profondeur de champ.

Olivier Quintyn, Clicks n'cuts : collage, montage et échantillonnage dans les Dépôts de savoir & de technique in Denis Roche: l'un écrit, l'autre photographie, ENS éditions, 2007

De l'escalier de Copàn je ne connaissais qu'une photo, publiée dans un ouvrage général sur l'architecture maya. (...)

Il y a 63 marches de pierres dont les contremarches sont tout entières occupées par des hiéroglyphes mayas, dont on sait la propension fâcheuse et merveilleuse qu'ils ont à ressembler à des visages ronds de profil. (...)

Une volée de 63 marches, qui en ne changeant rien du tout, faisaient que tout prenait : immense "dépôt" où les lettres ont pu être sculptées, qui monte en biais et s'intègre au paysage, qui subit les yeux des hommes comme on l'aura voulu : un signifiant de la beauté qui ne sera fait que de temps et sur lequel on peut marcher.

Denis Roche, Dépôts de savoir & de technique, seuil, 1980

vendredi 11 novembre 2011

Branle-bas de combat

Ecole d'enseignement supérieur des beaux-arts de Toulouse
photographies de Léa Pagès, 2010

"Si l’ennemi se concentre il perd du terrain, et si l'ennemi se disperse, il perd sa force."

Phrase reprise au général Giap par Mario Merz, écrite en spirale et au néon, en 1968 sur un de ses igloo.

mardi 25 octobre 2011

Ouvrir l'Objet (1)

le 20 octobre 2011
Ecole des Beaux-arts de Toulouse
Les séquences "Ouvrir l'Objet" reproduisent les écrans à partir desquels les séances du cours de photographie se font. Le propos de chaque séance est de développer (sens photographique) le contenu des écrans. Ce sont des montages de photographies hors-format. Ce sont des montages dialectiques parfois éclectiques à l'intérieur desquels des images entretiennent les unes avec les autres des séries de liens faibles. Le contenu d'un écran n'est pas la somme des pistes offertes par les images mais à l'intérieur du cheminement proposé par ces photographies (que réactivent les liens ci-dessous) la possibilité de détours, de hors-sujet, d'association d'idées, de déclics, d'emportements, d'égarements, bref la possibilité de laisser la place à ce qui arrive au fil d'un temps de parole collectif partagé et qui constitue la saveur particulière de ce que nous appelons : le cours. Peut-on atteindre (selon le mot de Roland Barthes) un montage idiorrythmique ?

Anthony Hernandez, Landscapes for Homeless, ou ici
Brassaï, Les sculptures involontaires, 1933
Walker Evans, Beauty of the Common Tool, 1955
François Aubert, La chemise de l'Empereur Maximilien, 1867
Patrick Tosani, série des cuillères, 1988
Jan Svoboda, Traité sur l'espace, 1971
Edward Weston, Pepper, 1930

dimanche 23 octobre 2011

Expérience/réflexion

Henri Meschonnic, Poétique du traduire, éditions Verdier, 1999

"J'ai rassemblé quelques éléments pour une poétique de la traduction, et une expérience. La théorie n'en est que l'accompagnement réflexif. Toute deux, inachevables. L'expérience est première. (...)"   

Henri Meschonnic, début de Poétique du traduire, Verdier, 1999

Il ne peut être question ici de théorie, d'aucune sorte. Mais plutôt de réflexion, dans un sens que je préciserai bientôt. Je veux me situer entièrement hors du cadre conceptuel fourni par le couple théorie/pratique, et remplacer ce couple par celui d'expérience et de réflexion. Le rapport de l'expérience et de la réflexion n'est pas celui de la pratique et de la théorie. (...) 

De l'expérience, Heidegger dit : "Faire une expérience avec quoi que ce soit (...) cela veut dire : le laisser venir sur nous, qu'il nous atteigne, nous tombe dessus, nous renverse et nous rende autre. Dans cette expression, "faire" ne signifie justement pas que nous sommes les opérateurs de l'expérience; faire veut dire ici, comme dans la locution "faire une maladie", passer à travers, souffrir de bout en bout, endurer, accueillir ce qui nous atteint en nous soumettant à lui...

Telle est la traduction : expérience. Expérience des œuvres et de l'être-œuvre, des langues et de l'être-langue. Expérience, en même temps d'elle-même, de son essence. (...) J'appelle l'articulation consciente de l'expérience de la traduction, distincte de tout savoir objectivant et extérieur à celle-ci (...), la traductologie. (...) le lieu ouvert et tournoyant d'une réflexion. (...) La traductologie : la réflexion de la traduction sur elle-même à partir de sa nature d'expérience. (...)"

Antoine Berman, La traduction et la lettre ou l'auberge du lointain, Seuil, 1999

Antoine Berman, traducteur et penseur de la traduction récuse l'opposition théorie/pratique et adopte le terme de traductologie (qu'il distingue d'une science de la traduction) pour désigner un nouveau domaine spécifique de réflexion sur la traduction en tant qu'expérience. La traductologie selon Berman est donc la reprise réflexive de l'expérience qu'est la traduction, et non une théorie qui viendrait décrire, analyser et éventuellement régir celle-ci. L'expérience et la réfléxivité ne seraient-elles au fond que les deux composantes indissociables d'un seul et unique ensemble : la traduction.

John Baldessari, Goya Series : And, 1997

samedi 8 octobre 2011

Kitchen Frenzy

ChristopherJonassen, série Devour
Bernhard Blume and Anna Blume, Kitchen Frenzy, 1986
JoachimMogarra, les favellas de Rio, 1985
Wols, Sans titre, 1938
ConstanceThieux, Fauxcorps, 2008
SigmarPolke, sans titre, 1970
PatrickTosani, C, 1988, 182 x 120 cm, cibachrome + entretien

L'autre jour, au restaurant où nous allions dîner avec des amis, H.C. me disait des choses passionnantes : tous les problèmes de l'heure étaient en question. 

Tout en parlant, nous descendîmes au lavabo.

Eh bien, je ne sais pourquoi, brusquement,

La façon dont mon ami rejeta la serviette-éponge,

Ou plutôt la façon dont la serviette-éponge se réarrangea sur son support - me parut beaucoup plus intéressante que le Marché Commun.

Plus rassurante aussi (et bouleversante, d'ailleurs) me parut cette serviette-éponge. Et, pendant le dîner, je fus ainsi sollicité plusieurs fois. 

(...)

Ces pêches, ces noix, cette corbeille d'osier, ces raisins, cette timbale, cette bouteille avec son bouchon de liège, cette fontaine de cuivre, ce mortier de bois, ces harengs saurs,

Il n'y a aucun honneur, aucun mérite à choisir de tels sujets.

Aucun effort, aucune invention; aucune preuve ici de supériorité d'esprit. Plutôt une preuve de paresse, ou d'indigence.

Partant de si bas, il va falloir dès lors d'autant plus d'attention, de prudence, de talent, de génie pour les rendre intéressants.

Nous risquons à chaque instant la médiocrité, la platitude; ou la mièvrerie, la préciosité.

Mais certes leur façon d'encombrer notre espace, de venir en avant, de se faire (ou de se rendre) plus importants que notre regard,

Le drame (la fête, aussi bien) que constitue leur rencontre,

Leur respect, leur mise en place,

Voilà un des plus grands sujets qui soient.

Francis Ponge, Nouveau recueil, De la nature morte et de Chardin, éditions Gallimard, 1967

mardi 27 septembre 2011

La cause extérieure

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J'ai toujours été intriguée par la charnière qui relie la chaise à la toile dans "Pilgrim" de Robert Rauschenberg. Pourquoi une charnière plutôt qu'une vis, du scratch, des boulons ou même rien. Celle-ci suggère immédiatement un mouvement dont elle serait l'axe. Pourtant dans cette position particulière de la toile contre le mur + la chaise contre la toile, visiblement rien ne peut bouger. Ou plutôt rien ne peut plus bouger. De nombreux coups de pinceau, larges et rapides donnent à la peinture une allure agitée. Mais la toile est maintenant calée entre la chaise et le mur. La place de la chaise par rapport à la toile est précisément indiquée par un trait de crayon au dessus de la charnière. On pourrait faire à Rauschenberg le reproche que Ben Nicholson faisait à Jean Hélion : que son bleu fait penser au ciel. La chaise à barreaux, en bois, impassible, est peinte; en trois zones qui évoquent trois époques distinctes car il s'agit de trois couleurs mais aussi de trois états : peinte, non peinte, mal peinte ou usée. Cette division en trois zones est reprise dans la toile à la limite haute du dossier. Si la chaise évoque un corps, c'est celui de quelqu'un qui a la peinture dans le dos. De toute manière il n'y a personne, visiblement cette chaise n'est pas là maintenant pour s'asseoir mais pour être regardée. Peut être pour donner une hauteur par rapport au sol. Tout le mouvement est donné par les éléments picturaux. Sont-ils ceux dépourvus de volonté que décrit Aby Warburg autour de la Vénus de Botticelli :

...le mouvement extérieur des éléments dépourvus de volonté, c'est-à-dire du vêtement et de la chevelure, que Politien lui présentait comme la caractéristique des oeuvres d'art antiques, était un signe extérieur commode : il pouvait être utilisé chaque fois qu'il s'agissait de donner l'illusion d'une vie plus intense, et Botticelli usait volontiers de ce procédé qui facilitait la représentation plastique d'êtres humains agités de passion, ou même seulement émus. (A. Warburg, Essais florentins, éditions Klincksieck)

Le plus petit mouvement de la charnière que nous imaginerons fera basculer le tableau dans l'espace réel. Produira même un écart (avec le mur) donc un nouvel espace. Voire un retournement ou une chute. La chaise le garde de ce geste fou en même temps que, par le truchement de la charnière, elle l'y destine. La chaise articulée ainsi est à la fois une adresse (vers le regardeur) et une destination (le réel).

Robert Cumming, Two Views of One Mishap of Minor Consequence, 1973.

Merce Cunningham dans Antic Meet, 1958

Robert Rauschenberg, Pilgrim, 1960

Sandro Botticelli, Naissance de Vénus, 1485