lundi 27 septembre 2010

Cadre et cache

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" Nous savons depuis André Bazin que l'écran de cinéma ne fonctionne pas comme le cadre d'un tableau, mais comme "un cache qui ne montre qu'une partie de l'événement". L'espace du tableau est centripète, celui de l'écran est centrifuge.(...) Le champ visuel se double toujours d'un champ aveugle, la vision est nécessairement partiale, du moins toujours partielle. Les objets du cinéma se comportent comme le furet de la chanson : ils sont passés par ici, ils repasseront par là. Le suspense et l'érotisme trouvent ici leur pierre d'angle, pour d'évidentes raisons. (...)

Pascal Bonitzer

mardi 21 septembre 2010

La famille des hommes

Family of Man,New York, MoMA, 1955, ELDERFIELD, John, ed. The Museum of Modern Art at Mid-Century, At Home and Abroad, New York, MoMA, 1994.

L'exposition "The Family of Man" ouvre ses portes au Moma le 24 janvier 1955. Edward Steichen, alors directeur du département de photographie du Moma, en est l'instigateur. Elle marquera les esprits non seulement par son concept et le choix des images mais aussi et surtout par son architecture. Les formats y sont variés et l'accrochage non linéaire.

Edward Steichen commence en 1951 à préparer son grand projet d’une exposition expliquant l’homme à l’homme par le langage universel de la photographie. Pour ce faire il lance un appel à des photographes professionnels et amateurs. Parmi les quatre millions d’envois en provenance du monde entier, Steichen et son assistant Wayne Miller sélectionneront 503 photographies de 273 auteurs originaires de 68 pays : Henri Cartier-Bresson, Robert Capa, Anna Riwkin-Brick, Robert Doisneau … elles composent "The Family of Man".

Considérée comme la plus grande entreprise photographique jamais réalisée, l'exposition a réuni plus de 9 millions de visiteurs de 1955 à 1964, date à laquelle le gouvernement des États-Unis l'offre au Grand Duché de Luxembourg . Elle est aujourd'hui installée à demeure dans le Château de Clervaux, c'est la seule exposition classée au registre de la Mémoire de l'Humanité par l'UNESCO.

Installation au Château de Clairvaux

Installation au Moma, 1955

L'exposition « The family of man » dresse un portrait de l'humanité, insistant sur les différences entre les hommes mais aussi leur appartenance à une même famille. Elle s'organise autour de 37 thèmes tels que l'amour, la foi en l'homme, la naissance, le travail, la famille, l'éducation, les enfants, la guerre et la paix. L'intention de Steichen était de montrer d'une part l'universalité de l'expérience humaine, mais aussi la formidable capacité de la photographie à rendre compte de cette expérience humaine universelle.

On peut lire le rapport du travail de Master de Sciences Humaines et Sociales, dirigé par Olivier Lugon à l'epfl de Lausanne pour la reconstitution de l’exposition The Family of Man au Musée de l’Elysée à Lausanne, au Jeu de Paume à Paris, ainsi qu'au Musée de la Reine Sofia à Madrid.

Malgré ces incontestables bonnes intentions, l'exposition aura aussi ses détracteurs. Roland Barthes critiquera, en 1957, cette mythification de la condition humaine et le sentimentalisme qui l'accompagne dans une de ses mythologie :

" (...) The Family of Man, tel a été du moins le titre originel de cette exposition qui nous est venue des Etats-Unis. Les Français ont traduit : La Grande Famille des Hommes. Ainsi, ce qui, au départ, pouvait passer pour une expression d'ordre zoologique, retenant simplement de la similitude des comportements, l'unité d'une espèce, est ici largement moralisé, sentimentalisé. Nous voici tout de suite renvoyés à ce mythe ambigu de la "communauté" humaine, dont l'alibi alimente toute une partie de notre humanisme. (...)

Ce mythe de la "condition" humaine repose sur une très vieille mystification, qui consiste toujours à placer la Nature au fond de l'Histoire. Tout humanisme classique postule qu'en grattant un peu l'histoire des hommes, la relativité de leurs institutions ou la diversité superficielle de leur peau (mais pourquoi ne pas demander aux parents d'Emmet Till, le jeune nègre assassiné par des Blancs, ce qu'ils pensent, eux, de la grande famille des hommes ?), on arrive très vite au tuf profond d'une nature humaine universelle. L'humanisme progressiste, au contraire, doit toujours penser à inverser les termes de cette très vieille imposture, à décaper sans cesse la nature, ses "lois" et ses "limites" pour y découvrir l'Histoire et poser enfin la Nature comme elle-même historique. (...) Et que dire du travail, que l'Exposition place au nombre des grands faits universels, l'alignant sur la naissance et la mort, comme s'il s'agissait tout évidemment du même ordre de fatalité ? (...) Aussi, je crains bien que la justification finale de tout cet adamisme ne soit de donner à l'immobilité du monde la caution d'une "sagesse" et d'une "lyrique" qui n'éternisent les gestes de lhomme que pour mieux les désamorcer. (...)"

Roland Barthes, Mythologies, La grande famille des hommes, 1957

(Archives de l'INA : Roland Barthes présente son livre Mythologies)

Roland Barthes ne parle pas de la mise en espace de l'exposition, du jeu des formats d'images, des parcours ménagés pour le spectateur, qui apparentent l'accrochage de l'exposition au montage d'un film.

C'est un cinéaste, Johan Van der Keuken, comme le montre François Albera dans son bel article : Sur trois photographies de Johan van der Keuken, qui en reprendra le programme et polémiquera avec cette exposition dans la plupart de ses films.

"Dans Temps/Travail, justement, montage conçu à partir de l’ensemble de sa filmographie pour figurer dans l’exposition « Le temps, vite ! » du Centre Pompidou, van der Keuken relie précisément cette gestualité humaine à ce qui en dicte le rythme (l’effort collectif, le rendement, la machine), là où l’on n’aurait pu voir qu’une «chorégraphie» abstraite. " F.Albera

jeudi 16 septembre 2010

Ouvrir

Atelier de Mondrian à NY - Hélio Oiticica, Grand Noyau et Bolide, 1960-66 - Julian Opie, It is believed some dinosaurs could run faster than a cheetah, 1991 - Christian de Portzamparc, Nantes, 2006-2021

La pièce de Julian Opie "It is believed that some dinosaurs could run faster than a cheetah" de 1991 ressemble à un gros bloc de bois blanc, peint en blanc comme les murs de la galerie, qui aurait été minutieusement coupé et dont on aurait écarté les différents éléments. Chaque élément est lui-même un bloc, un parallélépipède rectangle, parfaitement fermé. Chaque coupe est matérialisée par un plan de couleur et aucune de ces coupes ne traverse le bloc de part en part. Les espaces créés entre les éléments ne sont pas assez larges pour que l'on pénètre dans la sculpture. Les plans de couleurs guident le regard à l'intérieur de l'objet pendant que l'on marche autour. L'objet étant plus haut qu'un homme, on en a jamais une vue d'ensemble. La démarche périphérique de l'observateur s'accompagne d'une construction mentale. De mémoire, avec les lignes colorées que l'on voit, on tente de dessiner le plan de l'objet afin de le comprendre, afin de lui faire quitter la figure d'architecture impénétrable qu'il nous oppose, dans une connivence évidente avec le lieu, pour en faire, soi-même spectateur, un objet que l'on puisse tenir à distance par la force de la pensée. Le devenir objet, voire peinture, de ces pans et blocs est comme promis par la façon dont ils reposent sur le sol : légèrement surélevés.

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En intégrant le cadre à l'intérieur du tableau (comme Lygia Clark), Hélio Oiticica permet au tableau de se développer dans l'espace et dans le temps...

"La couleur est une des dimensions de l'œuvre. Elle est inséparable du phénomène total, de la structure, de l'espace et du temps, tout en étant au même titre que ces trois éléments un élément distinct, dialectique, l'une des dimensions de l'œuvre. Ainsi jouit-elle d'un développement propre, élémentaire, car elle est le noyau même de la peinture, sa raison d'être. Néanmoins, lorsque la couleur n'est plus assujettie au rectangle, non plus qu'à une quelconque représentation de ce rectangle, elle tend à "prendre corps", elle devient temporelle, crée sa propre structure, de sorte que l'œuvre devient alors le "corps de la couleur". (5 octobre 1960)

"Avec le concept de couleur-temps, la transformation de la structure est devenue indispensable. L'utilisation du plan, dans son sens a priori de surface à peindre, ancien élément de représentation, même virtuellement, n'était désormais plus possible. La structure pivotant dans l'espace devient alors, elle aussi, temporelle : structure-temps. La structure et la couleur ainsi que l'espace et le temps sont ici, du fait de la fusion dans l'œuvre de ces quatre éléments, que je considère comme autant de dimensions d'un phénomène unique, inséparables". (21 novembre 1960)

Hélio Oiticica, extraits de Aspiro ao Grande Labirinto 

Voici deux vidéos qui retracent le parcours de Hélio Oiticica : première et deuxième 

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Dans les années 80, Christian de Portzamparc invente l'Ilôt ouvert, un nouvel outil conceptuel. 

"J'ai une théorie de l'îlot contemporain, que j'appelle « l'îlot ouvert », ou « l'îlot libre »... Je prends souvent la métaphore de la nature morte en peinture : des objets différents, rassemblés, avec chacun une matière et une géométrie très singulière, mais qui, par le jeu des interstices, de la lumière, de la présence calme de l'ensemble, dialoguent entre eux pour constituer un tout qui est plus que chaque élément séparé. C'est ce que la ville contemporaine devient. C'est pourquoi la confrontation d'unités contrastées m'intéresse depuis longtemps. 

J'ai toujours été sensible à la notion d'espace. Tout mon travail architectural peut se résumer à l'attention particulière que je porte au vide. Si mon travail à une valeur structurelle de base, je crois que c'est dans l'enchaînement des vides. Comme le disait Lao Tseu : « La maison ce n'est pas le mur, ce ne sont pas les toits, ce n'est pas le sol, mais c'est le vide entre tous ces éléments, car c'est là que j'habite ». J'ai trouvé cette phrase récemment. C'est exactement ce que je formulais toujours : je fabrique du creux avec du plein."  Christian de Portzamparc

Giorgio Morandi