mardi 29 janvier 2013

Le rhyparographe

Photographies de Wols (1913 - 1951)
"On a de lui des boutiques de barbiers et de cordonniers, des ânes, des provisions de cuisine et d'autres choses semblables, ce qui le fit surnommer le rhyparographe."

Pline, Naturalis Historia, lib.XXXV, cité par Victor I. Stoïchita dans L'Instauration du tableau

Eli Lotar, Aux Abattoirs de la Villette, 1929
Bien qu'à l'intérieur du corps le sang ruisselle en égale quantité de haut en bas et de bas en haut, le parti est pris pour ce qui s'élève et la vie humaine est erronément regardée comme une élévation. La division de l'univers en enfer souterrain et en ciel parfaitement pur est une conception indélébile, la boue et les ténèbres étant les principes du mal comme la lumière et l'espace céleste sont les principes du bien : les pieds dans la boue mais la tête à peu près dans la lumière, les hommes imaginent obstinément un flux qui les élèverait sans retour dans l'espace pur. La vie humaine comporte en fait la rage de voir qu'il s'agit d'un mouvement de va-et-vient de l'ordure à l'idéal et de l'idéal à l'ordure, rage qu'il est facile de passer sur un organe aussi bas qu'un pied. (...)


(...) Les vicissitudes des organes, le pullulement des estomacs, des larynx, des cervelles traversant les espèces animales et les individus innombrables, entraînent l’imagination dans des flux et des reflux qu’elle ne suit pas volontiers, par haine d’une frénésie encore sensible, mais péniblement, dans les palpitations sanglantes des corps. L’homme s’imagine volontiers semblable au dieu Neptune, imposant le silence à ses propres flots, avec majesté : et cependant les flots bruyants des viscères se gonflent et se bouleversent à peu près incessamment, mettant brusquement fin à sa dignité. Aveugle, tranquille cependant et méprisant étrangement son obscure bassesse, un personnage quelconque prêt à évoquer en son esprit les grandeurs de l’histoire humaine, par exemple quand son regard se porte sur un monument témoignant de la grandeur de son pays, est arrêté dans son élan par une, douleur à l’orteil parce que, le plus noble des animaux, il a cependant des cors aux pieds, c’est-à-dire qu’il a des pieds et que ces pieds mènent, indépendamment de lui, une existence ignoble. (...)

Georges Bataille, Le gros orteil, Documents n°6, novembre 1929

László Moholy Nagy, Rinnstein, 1925
André Kertész, Trottoir, Paris, 1929
Steve McQueen, Barrage, 1998

samedi 26 janvier 2013

Sols non balayés


Plusieurs sols non balayés, art romain, mosaïques, 1- Château de Boudry, 2 - Aquileia, 3 - Musée national du Bardo, Tunisie, 4 - Musée du Vatican
Asarotos oïkos, Musée du Vatican
Illusion

La mosaïque de Sôsos de Pergame connue sous le nom d'asarotos oïkos (la chambre mal balayée) représentait au sol, en trompe-l'œil, les restes d'un festin. L’œuvre originale est perdue mais Pline l'ancien en a fait une description complète. La mosaïque devait manifestement tromper le spectateur, lui faire croire que les restes (arêtes de poisson, pépins, os, ...) y étaient abandonnés par les convives. Les scènes de "sol non balayés" ont certainement été très populaires ensuite dans l'art romain.

Vanité

Pline évoque les artistes ayant connu une grande gloire avec des sujets humbles, voire insignifiants ou vains comme ici les restes d'un repas. Il y a, dit-il, une forte contradiction entre la bassesse des sujets et la grande gloire qu'ils apportent au peintre. C'est alors le caractère illusionniste de la représentation qui est source de plaisir.

Réflexivité

La mosaïque décorant le sol du triclinium était destinée à recevoir les débris réel des repas, elle était visible par les convives pendant qu’ils banquetaient, éparpillant les restes de leur repas sur un sol « déjà sali ». Elle thématise la dialectique réalité/image ou fixe/provisoire. Elle énonce une réflexion sur la représentation. L'accent est mis sur la techné, c'est-à-dire sur l'art même qui devient objet de paradoxe. Une représentation de fragments (les débris d'un repas) est constituée de fragments (la mosaïque) et devient support à d'autres fragments (les débris du repas réel).


Victor Burgin, Gordon Matta Clark, Carl Andre
Voici trois œuvres du XXème siècle dans lesquelles sol et fragments sont combinés :
 
Gordon Matta Clark, Blast from the Past, 1972-1973 
Blast from the Past consiste en une reproduction photographique d'un tas de détritus au dessus d'une règle, d'un tas de détritus réel et d'une feuille d'instruction manuscrite : "Puzzle kit, contient tous les éléments nécessaires pour recréer cette scène incontestable de l'histoire de mon sol ... Utilisez juste ce simple diagramme pour poser chaque chose à sa place."

Carl Andre, Scatter Piece, 1966 
Scatter Piece est d'abord contenue dans un sac que Carl Andre vide sur le sol. Les éléments de nature différente se répartissent dans l'espace de manière aléatoire, selon leur forme et leur densité, la pesanteur se chargeant d'un agencement que la présence des billes rend totalement instable.

Victor Burgin, Photopath, 1967-1969 
Photopath est faite en photographiant le plancher sur lequel va être réalisé le travail. Pour l'exposition, les photographies sont agrandies de manière à correspondre parfaitement à l'échelle du plancher. Elles sont alors fixées sur le sol du lieu d'exposition. Burgin superpose la réalité objective de la pièce à sa représentation photographique. Le sol ayant fusionné avec sa représentation photographique (une série de tirages) nous ne pouvons plus marcher dessus.

Je me demande si à cette époque les photos utilisées par Burgin étaient en noir et blanc ou en couleur. Les documents montrant les différentes installations sont eux-mêmes souvent en noir et blanc et ne permettent pas de répondre à cette question. Si le chemin d'images était en noir et blanc alors tout en y adhérant, il se distinguait du sol réel. L'installation de la pièce au Art Institute of Chicago en 2011 était faite avec des tirages jet d'encre couleur.

Victor Burgin, Art Institut of Chicago, 2011
Irving Penn, Underfoot, 2000

Dans les années 40, Irving Penn a réinventé la nature morte photographique pour les pages glacées du magazine Vogue. Des images à la fois simples et sophistiquées réalisées dans le studio de prise de vues. Il y sublime l'objet, par la lumière, par la couleur, par la netteté de sa ligne…Les photos de sa dernière série Underfoot (Sous les pieds) sont prises dans les rues de Manhattan qu'il arpente avec un appareil moyen format (Hasselblad) équipé de bagues allonges pour approcher l'optique très près du sol. Il rapporte de ce sol urbain des constellations de débris presque incrustés dans le bitume et surtout de nombreux chewing gum écrasés. C'est de l'informe de cette matière, déchet parmi les déchets, qu'il tire avec sa précision habituelle, ses masses organiques énigmatiques et savoureuses. Il aura fini, en portant l'oeil sous le pied, par nous livrer cet espace secret où coïncident, hors échelle, le point de vue et le point de contact.

Deux assiettes, 1 - Laura Letinsky, Morning and Melancholia#21, 1998, 2 - Irving Penn, The Empty Plate, 1947

dimanche 13 janvier 2013

Figure relevée

Rosemarie Trockel, Leben heisst Strumpfhosen stricken (Vivre c'est tricoter des collant), 1998, photographie, cartes postales, oeufs d'oie.
La pièce Leben heisst Strumpfhosen stricken, 1998, de Rosemarie Trockel, est composée d'une photographie à l'échelle un d'une jeune femme allongée sur une serviette de  bain, d'une quinzaine de cartes postales en noir et blanc et de deux oeufs d'oie peints.  La figure est photographiée du dessus, en plongée. Le contour de sa tête et de ses épaules ont été découpés et cette portion de la photographie est pliée et redressée. L'espace ainsi produit permet d'introduire en partie sous l'image de la tête relevée les objets de la lecture avec leur épaisseur d'objets. Ce travail combine une photographie (plate) avec des objets plus ou moins épais (ici des cartes postales et les deux oeufs de part et d'autre des cuisses). La pièce est exposée directement sur le sol. Les cartes postales débordent sur le sol. Les reproductions sur les cartes reprennent le thème de l'oeuf.


La photographie de l'installation nous montre un espace illusionniste dans lequel la jeune fille semble regarder les cartes postales. Cet espace présente certaines aberrations : les cartes posées sur le chien, les ombres des deux oeufs réels, un morceau de la serviette emporté dans la découpe des cheveux, un peu d'herbe en bas à droite. Ces aberrations seraient explicitées par une vue latérale de la même installation qui révèleraient la coprésence d'une image découpée et d'objets réels. Dans l'espace réel, c'est d'abord l'artifice de ce montage qui est montré au visiteur, qui en s'approchant puis en surplombant l'ensemble se retrouve, in extrémis, dans la position du deuxième photographe. Il recrée à ce moment-là le maximum de cohérence entre les objets et met en mouvement le motif de l'oeuf qui alors circule entre le dessin répétitif de la serviette, le dessin tricoté des collants, les oeufs décorés, les reproductions d'oeufs d'animaux, araignée, hibou, pingouin, ou d'oeufs d'artistes, Brancusi, Manzoni, Bellini, jusqu'aux oeufs de Rosemarie Trockel, photo de blancs d'oeufs, oeuf rempli d'encre, liste de mots où la syllabe "ei" apparaît... Différence et répétition, différence et variation, figure et multiplicité, objet et reproduction, femme et reproduction, art et reproduction, cercle et carré, abstraction et figuration, intérieur d'un objet et intérieur d'une photographie, dessus dessous, ...

Le sens est mis en mouvement autour de cette image, d'une jeune femme allongée et relevée, littéralement tirée par les cheveux.

Rosemarie Trockel, 4 pièces de la série Leben heisst Strumpfhosen stricken 

Living Means Not Good Enough (2002) est la quatrième pièce de la série Leben heisst Strumpfhosen stricken. C'est une photo grandeur réelle d'une figure féminine allongée sur une couverture. La femme semble occupée à lire des livres et des magazines qui sont à la fois représentés photographiquement et présents réellement. Toutes les figures de femmes de cette série sont vues en plongée et, pour accentuer leur tri dimensionnalité, leurs têtes sont découpées et relevées - créant l'illusion que les objets qu'elles regardent sont en face de leurs visages. Cet aspect du travail - la combinaison de la surface plate de la photographie avec des objets réels - est perdu dans toute reproduction mais très important en réalité. Il est particulièrement visible dans la pièce au sol Living Means Not Good Enough, à cause de la quantité de livres entourant la photographie d'une femme aux cheveux bruns, nue mis à part une jupe couleur chair. La femme lit une interview de Madonna parue dans un numéro de Face magazine en 2000. Vus de près les livres éparpillés s'avèrent être réalisés par l'artiste elle-même. Les titres sont souvent combinés avec des images et des thèmes provenant d'autres travaux, jouant sur la mémoire ou sur des références mentales, ils posent des questions au visiteur. Comme Kant l'a écrit, "Ils activent la capacité d'observer hors de la présence de l'objet."

Extrait du texte de Lilian Haberer : ici