samedi 27 juin 2015

La Ciné-transe

Jean Rouch raconte

Je fais la mise en scène de mon film dans le viseur. Les viseurs qu'on a aujourd'hui sont excellents, on est comme dans un fauteuil. On voit son film.

Or je crois que si tu vois un film de l'oeil droit et si ton oeil gauche, comme un caméléon, va chercher ce qui va rentrer dans le champ et ce qui se passe hors écran alors tu as une extraordinaire dyslexie. C'est merveilleux.

C'est un phénomène qui introduit certainement des troubles mentaux provisoires, se rapprochant de la transe. A ce moment-là, je dis - et j'emploi les termes de Dziga Vertov, les termes du Ciné-oeil - je suis en Ciné-transe. Je ne suis plus Jean Rouch, je suis un ciné-Rouch, un personnage qui est un autre personnage, qui est Jean Rouch en train de filmer.

Car ce que je fais, filmer de cette manière, en marchant au milieu d'un rituel, c'est absolument anormal. C'est une conduite qui est vraiment pathologique. Ça ne se fait pas socialement, même dans un rituel. Et là, le trajet que je faisais, qui suivait celui des danseurs, était pour les prêtres de cette possession une transe peut-être. Une transe de Rouch en train de filmer.

Quand ils ont vu le film, ils étaient ravis et j'avais mes lettres de noblesse de Ciné-transe. C'est peut-être à cause de ça que je n'ai jamais été possédé, comme par exemple Pierre Verger chez les Orisha de Bahia.

Parce que quand tu fais un film, tu es forcé, même dans ces cas-là, de modifier ton diaphragme, de modifier ton point, de t'assurer du temps, c'est-à-dire que tu es pris par tout ce qui te permet de créer quelque chose de nouveau.

Ce n'est pas exactement moi qui suis possédé, je le suis par l'intermédiaire de cette merveilleuse machine où je vois naître dans le viseur le film que je montrerai plus tard. Et c'est ça, en dehors de l'espace, en dehors du temps, que j'appelle la Ciné-transe. Et j'aime bien être un ciné-Rouch.

extrait transcrit de Jean Rouch raconte, Pierre-André Boutang.
à propos du film Les Tambours d'avant, 1972, 9 mn