lundi 30 octobre 2023

Oiseaux ne s'habituant pas à la gravité

Tanya Habjouqa, série Birds Unaccustomed to Gravity, 2023
Birds Unaccustomed to Gravity est une cartographie photographique des frontières — psychiques et physiques — qui définissent les vies palestiniennes contemporaines sous l'occupation. La Palestine force chacun à accepter l'existence de réalités à la fois contradictoires et hostiles. Les orientations récentes d'Israël ne laissent présager qu'un avenir encore plus sombre. Ayant vécu 13 ans à Jérusalem-Est, élevant deux enfants palestiniens, j'ai pu observer les complexités de la réalité palestinienne dans ses détails angoissants et joyeux. Cette série décrit les défaites et les victoires propres à la vie palestinienne, les conflits bouleversants, les libérations microscopiques, ainsi que le façonnage, la résistance et la mémoire de l'espace. J'explore les tensions à l'intérieur et autour de paysages ou de personnages gravés dans la vie de populations à la fois occupées et occupantes sur leur territoire. (Tanya Habjouqa)

Tanya Habjouqa, série Birds Unaccustomed to Gravity, 2023
Tanya Habjouqa (Jordanie/États-Unis) est photojournaliste, artiste et enseignante. Elle renouvelle la narration et crée des dynamiques de travail basées sur une pratique éthique et sur la collaboration. Tissant humour, folklore et interrogations politiques, elle met en avant de nouveaux modes documentaires qui visent à recadrer des éléments de l'actualité politique à travers un point de vue plus nuancé et culturellement instruit. Après une formation en anthropologie et en journalisme, avec une maîtrise en Global Media et une spécialisation en politique du Moyen-Orient, elle mène un travail questionnant le genre, les représentations de l'altérité (Jerusalem in Heels ou Fragile Monsters), la dépossession, les déplacements de populations et les droits de l'homme (Tomorrow There Will Be Apricots). En 2014, elle est l'auteure de la série Occupied Pleasures. Tanya Habjouqa a co fondé en 2009 Rawiya – raconteuses d’histoires, le premier collectif photographique féminin du Moyen-Orient avec quatre consœurs de la région (Tamara Abdul Hadi, Laura Boushnak, Dalia Khamissy et Newsha Tavakolian)

Tanya Habjouqa, série Birds Unaccustomed to Gravity, 2023
Interview avec le collectif Rawiya

mercredi 18 octobre 2023

La scène du meurtre

Aïm Deüelle Lüski, Rabin's Square in Tel Aviv, by NESW camera, 2000

Aïm Deüelle Lüski manipulant l'appareil North-East-South-West

Extrait du livre de Arielle Aïcha Azoulay, Aïm Deüelle Lüski and Horizontal Photography, 2014 :

Quelques années auparavant, en 1995, quand le premier ministre Yitzhak Rabin a été assassiné, j'ai demandé à Deüelle Lüski d'opérer à nouveau avec l'appareil North-East-South-West, qui lui avait servi en 1992 sur la ligne de séparation à Jérusalem. Le meurtre de Rabin a été un choc. Nous étions tentés de croire que les Accords d'Oslo constituaient un tournant, sans nous rendre compte qu'ils avaient été signés dans le cadre de la logique du régime en place et qu'ils étaient, en fait, destinés à la reconduire. Lentement, le choc a été remplacé par une prise de conscience, comprenant à quel point, une nouvelle fois, avec les Accords d'Oslo les dirigeants politiques trompaient leurs gouvernés— en premier lieu les sujets palestiniens, mais aussi, dans une moindre mesure, les citoyens israéliens. Sur le lieu du meurtre de 1995, un homme tenait une caméra. Dès que la vidéo a été diffusée, elle a été présentée par les médias comme une "documentation", un index spécifique indiquait à l'aide de flèches - "voici l'assassin", "voici la victime", "ce sont des gardes de sécurité", etc.  

À l'époque, j'ai beaucoup écrit sur la scène du meurtre, contre les significations qui visaient à l'assombrir et à lui attribuer de sinistres dimensions. Contre cela, j'ai voulu reconstruire par mes écrits une scène multifocale où la victime, l'assassin, l'arme dans la main de l'assassin, celles des agents de sécurité, l'objectif de la caméra vidéo et mon regard en tant que spectatrice étaient tous présents et actifs simultanément. Je me suis attachée à interpeller sur les instruments d'une part et sur leurs utilisateurs de l'autre afin de représenter la scène du meurtre comme un espace complexe de relations ne pouvant pas être réduit à un seul point de vue. Un regard, en d'autres termes, réduisant cet assassinat-là, d'Yitzhak Rabin, à un événement singulier et choquant, alors que le doigt accusateur du régime est beaucoup plus discret lorsqu'il s'agit de non-Juifs. Je refusai de voir l'assassinat de Rabin comme un acte hors contexte, commis uniquement parce que la victime, dans ce cas, était un Juif. Le film A Sign From Heaven était une tentative d'intégrer l'assassinat dans l'économie de la violence du régime israélien. Je me suis concentré sur trois formes de mise à mort : le meurtre, l'homicide involontaire et l'exécution. Le film n'a pas pu éliminer le sentiment de malaise lié au traumatisme engendré par le meurtre de Rabin, dans une réalité où le meurtre — de Palestiniens — est affaire de routine. Un an plus tard, j'ai réalisé un autre film — The Angel of History — dans lequel j'ai abordé différents modèles de relations traumatiques dans l'œuvre de plusieurs artistes israéliens, dont Deüelle Lüski. Avec l'aide de la chorégraphe Tamar Borer, j'ai ré-imaginé la scène du meurtre dans le film. Il ne s'agissait pas d'une reconstitution, mais plutôt d'une tentative d'isoler — parmi les abondantes descriptions du meurtre — une collection d'actes et de gestes physiques et de les réorganiser, non pas pour montrer un acte accompli par un individu isolé, mais plutôt pour montrer un acte posé et partie prenante de l'existant-ensemble de plusieurs personnes. Il s'agissait d'une tentative de détourner le propos depuis la figure de l'assassin hors-la-loi, aux sombres motivations, vers la société qui l'a créé et qui, régulièrement, ôte des vies au grand jour.

Aïm Deüelle Lüski, dessin de l'appareil North-East-South-West, 2012

Aïm Deüelle Lüski, l'appareil North-East-South-West, 20x20x20cm, 1993
Deüelle Lüski nous a rejoint sur le tournage du film et a opéré sur la scène du meurtre avec son appareil North-East-South-West. La façon dont il a construit cet appareil très particulier transforme le geste de photographier en quelque chose qui s'apparente à ôter son chapeau. Il y a quelque chose d'enchanté dans la modestie de ce geste de courtoisie, d'autant plus qu'à l'intérieur de cette boîte photographiant simultanément dans les quatre directions, le fantasme de la vision tout azimut prend corps. Reproduire la volonté du régime de tout contrôler du regard tout en évacuant la possibilité d'assumer une telle position montre à quel point l'absence d'oculaire dans les appareils photo de Deüelle Lüski n'est pas due au hasard mais bien une caractéristique structurelle. Bien que l'utilisation de l'appareil NESW sur la scène du meurtre n'ait pas permis d'en tirer un quelconque détail manquant sur l'assassinat, elle permit de recadrer la scène comme lieu dont le caractère a changé hors de tout événement traumatique lié. Sur un seul négatif, quatre points de vue se sont inscrits, chacun s'affirmant pour lui-même tout en étant annulé par les autres. Dans la photographie qui les réunit, l'opulence et la gouvernance s'affichent sous la forme de tours de bureaux, aliénées et aliénantes, qui recouvrent peu à peu l'espace commun de la ville. Ces structures scellent l'oubli d'une réalité mêlée qui s'est tissée à Tel Aviv depuis sa fondation en 1909 et tout au cours des quatre premières décennies, s'approchant et même englobant des villages palestiniens tels que Seikh Mwanes (aujourd'hui les quartiers juifs de Ramat Aviv où se trouve, depuis les années 50, l'Université de Tel Aviv, Tel Baruch et Afeka), Jarisha et Jamasin Al Gharbi (près du ruisseau Yarkon), Sumeil (aujourd'hui rue Ibn Gabirol) sur les vergers duquel le bâtiment de la municipalité et sa place ont été construits, Abu Kabir et Salame dans la partie sud de la ville. Ces villages ont été détruits lorsque l'État d'Israël a déclaré la loi de "propriété des absents", et que des Juifs se les sont appropriés à titre privé ou public. L'idéologie de l'indépendance a permis une opération immobilière scandaleuse : effrayer les propriétaires terriens, s'emparer de leurs biens, empêcher le retour des populations expulsées, les mettre dans l'impossibilité de revendiquer leurs biens spoliés, et l'oubli progressif de l'origine de tous ces biens par ceux qui appartiennent au "camp" qui en a bénéficié.
Aïm Deüelle Lüski, Jérusalem Seamline, n° 2/10, 4x5", réalisé avec l'appareil NESW, 1992

Aïm Deüelle Lüski, Jérusalem Seamline, n° 8/10, 4x5", réalisé avec l'appareil NESW, 1992

Cet effacement n'a été rendu visible que bien plus tard, avec la création de l'organisation Zochrot au début des années 2000, qui a commencé à collecter des informations sur les crimes de 1948. En regardant une première fois la photographie que Deüelle Lüski a réalisée à partir de la scène du meurtre, j'y ai surtout vu un geste levant la signification — "un meurtre odieux", et la possibilité de repenser la classification d'autres formes de meurtre ainsi que leur banalisation. Lorsque je suis revenue à la photographie dernièrement, j'ai été surprise de découvrir à quel point l'empreinte de l'opulence y était évidente ainsi que les actions qui visent à en finir avec un espace commun dans lequel ôter la vie à d'autres ne ferait pas partie de l'économie. Bien que la photographie n'ait révélé aucun détail sur l'assassinat d'Yitzhak Rabin, elle est restée la seule photographie dans laquelle l'acte meurtrier reste non pas une action agie à titre privé, mais un acte qui doit être compris in situ, pris dans des conditions reniant tout échange civil dont le socle commun interdirait d'ôter la vie à un être humain. Finalement, lorsque j'ai interrogé Deüelle Lüski à propos de la photographie, il m'a écrit, probablement en pensant à Yitzhak Rabin : "Si un homme pris de vertige tombait, voici ce qu'il verrait autour de lui". En paraphrasant ses mots, je dirais que si une femme prise de vertige tombait depuis l'endroit où elle vit aujourd'hui jusque dans son passé — toutes ses fondations s'effondrant — voici ce qu'elle verrait autour d'elle. (traduction fg)

Archive, tour de contrôle à l'entrée de Hebron, 2006

samedi 7 octobre 2023

Des chiens poursuivant ma voiture dans le désert

John Divola, Dogs Chasing My Car in the Desert, 1996-2001

John Divola, Dogs Chasing My Car in the Desert, 1996-2001
Le désert n'est pas vide, mais son vide relatif a pour effet de conférer un certain poids à tout ce qui y est présent. C'est un endroit extraordinaire, une vue ininterrompue jusqu'à l'horizon, la qualité très particulière de la lumière et l'odeur qu'il exhale après la pluie… sans parler du sens exacerbé que l'on y a de sa propre existence. 

Et c'est calme. Une fois, alors que j'étais monté au sommet d'une très haute colline pour prendre des photos, le bruit du vent qui glissait sous les ailes d'un oiseau m'a fait sursauter. Des centaines de mètres plus bas, et à une distance d'un kilomètre, un chien qui m'avait repéré s'est mis à aboyer. On ne prend pas un chien au dépourvu dans le désert : il entend votre voiture à plusieurs kilomètres à la ronde et lors de votre arrivée, il est déjà dans un état d'attente exacerbé.

De 1995 à 1998, je travaillais à une série de photographies de maisons isolées dans le désert de l'est de la Morongo Valley, en Californie du Sud. De temps en temps, comme je traversais le désert, un chien poursuivait ma voiture. En 1996 j'ai emporté avec moi un appareil 35mm motorisé et chargé d'une pellicule très sensible à gros grains. Le procédé était simple : lorsque je voyais venir un chien vers la voiture, je réglais la mise au point et l'exposition. En gardant une main sur le volant, je tenais l'appareil à bout de bras par la fenêtre pour réaliser soit quelques images soit la pellicule entière. Je dois avouer, que j’ai parfois fait demi-tour pour repasser devant une maison quand le chien était particulièrement enthousiaste. 

Méditer sur un chien poursuivant une voiture invite à toutes sortes de métaphores et de juxtapositions : la culture et la nature, le domestique et le sauvage, l'amour et la haine, la joie et la peur, l'héroïsme et l'idiotie. On pourrait y voir une danse à la fois viscérale et cinétique. Nous avons ici deux vecteurs, deux vitesses, celle d'un chien et celle d'une voiture et, vu qu'une caméra ne capturera jamais la réalité et qu'un chien n'attrapera jamais une voiture, la preuve est faite d'un engagement dans une entreprise sans espoir. 

John Divola, Texte traduit (fg) du livre Dog Chasing My Car in the Desert, aux éditions Nazraeli press/JGS, 2004.

John Divola, Isolated Houses, 1996-2001