lundi 28 mars 2011

Les kinoks

Les kinoks entendent le montage comme organisation du monde visible.

Les kinoks distinguent :

1- Le montage au moment de l'observation : orientation de l'oeil désarmé dans n'importe quel lieux à n'importe quel moment.

2- Le montage après l'observation : organisation mentale de ce qui a été vu en fonction de tels ou tels indices caractéristiques.

3- Le montage pendant le tournage : orientation de l'œil armé de la caméra dans le lieu inspecté au point 1. Adaptation du tournage à quelques conditions qui se sont modifiées.

4- Le montage après le tournage : organisation grosso modo de ce qui a été filmé en fonction d'indices de base. Recherche des morceaux manquants dans le montage.

5- Le coup d'oeil (chasse aux morceaux de montage), orientation instantanée dans n'importe quel milieu visuel pour saisir les images de liaison nécessaires. Faculté d'attention exceptionnelle. règle de guerre : coup d'oeil, vitesse, pression.

6- Le montage définitif, mise en évidence des petits thèmes cachés sur le même plan que les grands. Réorganisation de tout le matériau dans la succession la meilleure. Mise en relief du pivot du film. Regoupement des situations de même nature et, enfin, calcul chiffré des groupements de montage.

Quand les conditions de tournage ne permettent pas l'observation préalable, dans le cas où, par exemple, la caméra prend en filature ou filme à l'improviste, on saute les deux premiers points et on applique les points 3 ou 5.

Pour tourner les scènes de petit métrage et pour les tournages urgents, il est permis de faire fusionner plusieurs points.

Dans tous les autres cas, que l'on tourne sur un thème ou sur plusieurs, tous les points doivent être respectés, le montage est ininterrompu, depuis la première observation jusqu'au film définitif.

Dziga Vertov, Articles, journaux, projets, éditions 10/18, 1972 (p.102-103, Les kinoks et le montage)

Dziga Vertov

Le manifeste "Nous"

mercredi 9 mars 2011

Machine à voir voir

Michelangelo Pistoletto, Chevalet et toile, Musée Reina Sofia, Madrid

Un visiteur (A) s'avance vers une plaque d'acier polie sur laquelle l'image d'un chevalet supportant une toile de petite dimension est collée. Simultanément, depuis l'intérieur de la plaque, un autre personnage (A'), son reflet, s'avance vers le même chevalet supportant la petite toile. Arrêté à proximité de la plaque, A voit sur l'image, l'envers de la toile posée sur le chevalet. S'il lève les yeux, il voit A', son reflet. S'il pose les yeux sur le dos de la toile, A' pose les siens sur l'endroit de la toile. Mais A ne peut pas voir A' voir. Entre A et A', la mince épaisseur de l'image. Une image sans reflet qui dissocie (distingue) l'acte de A de l'acte de A'. Pendant que A voit l'envers de la toile, A' en voit l'endroit. A et A' à eux deux voient l'objet dans son intégralité, sans que jamais l'objet ne se dévoile entièrement. La plaque est le lieu de rencontre de deux images : une image-objet collée à la surface de l'acier et une image-temps qui réfléchit l'espace de la salle.

A se trouve dans la position ordinaire du visiteur de musée scrutant une peinture au mur. Simultanément, A' se retrouve dans la plaque et devant le chevalet, il occupe la place du peintre exécutant le tableau. De part et d'autre de la même toile, A et A' se succèdent dans le temps. A' voit la toile au moment où celle-ci n'est pas encore achevée, A voit "l'endroit" qu'elle occupera une fois terminée. L'image sans reflet de la petite toile sur le chevalet, malgré l'épaisseur représentée de l'objet, n'a pas d'espace pour se retourner; c'est pourquoi son envers, qui est le lieu de la peinture, n'est accessible qu'aux reflets (aux spectateurs reflétés) depuis l'espace-temps du miroir.

Un autre visiteur (B) arrive, un peu de côté. Lorsqu'il regarde dans l'espace, il voit A qui regarde une image montrant l'envers d'un chevalet supportant une petite toile, lorsqu'il regarde la plaque, il voit A' voir la peinture. Si A' lève les yeux vers B c'est que A a détecté le reflet de B dans la plaque, (B') qui se tiendra bientôt à son tour à la place du peintre dans le miroir. Pistoletto démocratise l'espace de la peinture en projetant le visiteur à la fois à la place (toute intérieure) du peintre et dans "le temps du miroir".

Diego Velasquez, Les Ménines, 1657, Musée du Prado, Madrid

René Magritte, La reproduction interdite (Portrait d'Edward James), 1937, Museum Boymans van Beuningen, Rotterdam