lundi 25 avril 2011

Polaroïd

Les couvertures des deux livres - américain, 1975 et français (2 cd audio), 2007

-écouter Polaroïd (lu par Eric Pesty) : ici
-le site de l'éditeur français : ici
-lire le livre en anglais : ici
-le site PennSound : ici
-écouter Polaroid (lu par Clark Coolidge)
seconde partie

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L’éditeur est aussi le traducteur ; l’un et l’autre se doublent du même lecteur.
Eric Pesty a traduit de l’anglais, lu et publié en deux CD le livre, Polaroid, publié par Clark Coolidge aux Etats-Unis en 1975. De ce texte, l’auteur avait d’abord lui-même diffusé le seul enregistrement. «Transposition», plutôt que traduction, selon le terme employé par le traducteur dans le texte du livret accompagnant les deux CD, «dans la mesure où une traduction semble, à l’épreuve, ne pas pouvoir rendre compte du projet d’écriture, dans son articulation formelle et syntaxique» ; on pourrait cependant tout aussi bien dire «traduction», si on l’entend dans le sens où, comme l’a écrit Antoine Berman, traduire serait faire qu’une langue excelle dans ce qui lui est le plus opposé.
Qu’entend-on sur ces deux disques ? Le poème-livre, en vers, de Clark Coolidge est composé essentiellement de mots grammaticaux (prépositions, articles, conjonctions, etc.). Quelques rares mots lexicaux se font entendre, épisodiquement, extrêmement minoritaires, vers la fin du poème : plaire, rester, péri… Évidemment, traduire un poème «agrammatical», composé de mots «insignifiants», qui «ont pour caractéristique commune de n’actualiser une signification que relativement aux mots lexicaux» (quasi absents de ce texte, donc), mots que les chinois comptent entre autres — peu d’autres — parmi les «mots vides», peut paraître très improbable. Ce serait comme traduire la seule grammaire. Au moins ici le traducteur ne pourra-t-il pas tomber dans le travers de traduire ce qu’il a cru comprendre. Si chaque mot n’est pas porteur d’une signification en propre, il est toutefois susceptible d’être différencié ou rapproché des autres selon plusieurs paramètres : morphologie, prononciation, usage. Une sorte de machine est convoquée : il s’agit d’établir ce «différentiel» par le classement de l’ensemble des mots du texte — «renvois», «différentiel phonologique» et «différentiel sémantique» de ce corpus qu’il faut bien appeler dès lors le lexique grammatical complet du texte. Alike n’est pas same n’est pas some, est différent de any n’est pas many. Un tableau exposant le classement réalisé par le traducteur des mots du texte de Clark Coolidge a été publié alors que la traduction était en cours, dans le troisième numéro de la revue Issue, en octobre 2003. Voici les «mots vides» composant le texte de Clark Coolidge hissés au rang de lexique. Traduire sera traduire, autant que faire se peut, ce différentiel.
Or une fois chaque vide du lexique poussé dans ses retranchements, et une fois l’espace entre les mots organisé, un autre vide va apparaître sur la ligne du syntagme, dans le vers, car entre les mots vides il y a encore un vide, qui n’est pas un mot et que le traducteur comme l’auteur pose en même temps que les mots : il y a une espace. C’est ce vide qu’on va maintenant franchir, ou plutôt, ce vide qui à son tour va être hissé sur le même plan que les autres. Le vers est l’instrument. Tous les mots sans exception, tous les mots vides retranchés que l’on vient d’évoquer, sont donc lu liés – toutes les finales traitées comme il se doit dans la lecture d’un vers français classique, les e muets pareil, et toutes les syllabes ramenées peu ou prou sur un même plan. Le support de l’enregistrement s’impose au traducteur-éditeur. Cette lecture est la dernière dimension de la traduction, où le discours se révèle sans jamais toutefois se fixer, pour employer deux termes de photographe — où se réalise l’instabilité de l’original.
Mais si cette plane énonciation fait qu’on perd de vue le plus souvent la limite de chaque mot sur la chaîne du vers, il y a des limites que l’on n’omettra pas de nous faire entendre : celles des vers, toujours séparés par la pause adéquate. Ce sont les limites d’un autre mot, le «mot phonologique» dont parlent Jean-Claude Milner et François Regnault (Dire le vers, Verdier, 2008) ; mot qui, ici, paraît avoir été traduit syllabe après syllabe. Un seul autre bord est l’occasion qu’on s’y repose, et c’est le bord de la page, celui de chacune des cent pages du poème-livre, qui nous est indiqué par trois hors-champs ponctuant le texte lu : le changement de plage sur le disque, le bruit de la page qu’on tourne, une profonde respiration prise par le lecteur-traducteur.
De cette lecture du vers tenu au-dessus de ses vides, un étrange discours semble par moments faire surface, émerger comme par percolation, l’image lentement révélée à la surface d’un polaroïd.
Pascal Poyet
Polaroïds

lundi 11 avril 2011

Objet levé, objet posé

Jessica Stockholder - Robert Rauschenberg

Les objets se tenant près du mur sont levés ou posés. L'un ou l'autre, ou les deux à la fois : appuyés, lachés. Il y a toutes sortes de plis dans cet espace de l'angle droit : tombants, cassés, articulés ou souples. L'objet se tient sur un plan ou sur l'autre, posé ou levé. Ou encore il passe de l'un à l'autre, plateau d'un meuble longeant le mur, tombée d'un tissu, arc d'une corde.

Les peintures de Rauschenberg se tiennent sur cette frontière entre ce qui est posé au sol et ce qui est levé au mur. A peine une acrobatie ou un relachement, suffisent pour que la place de l'objet n'aille plus de soi et que l'emplacement de la peinture soit questionnée. Comme un clou en trompe l'oeil, dans une peinture de Braque pouvait le faire.

Dans les installations de Jessica Stockholder, tous les paramètres de la peinture, via ce passage de l'angle droit ont investis l'espace où le regardeur se tient. Par des jeux complexes de rabattement, de prolongement, de découpe, les objets peints ont un poids.

Dans les deux cas l'idée de peinture ne renvoie plus à l'objet-peinture (le tableau) mais au phénomène coloré constitué par les objets : tapis, meuble, enseigne, bassine... et à la production d'agencement-peinture : combines.

D'une façon ou d'une autre, la peinture transige avec le poids des choses : celui d'une toile, d'un papier, d'un chassis ou d'une touche de couleur.

Robert Rauschenberg - Michelangelo Pistoletto, Lunch Painting, 1965

Le photographe, lui, grâce au fond continu, peut désolidariser son objet de l'espace (lui ôter le sol). En effaçant ainsi la ligne de séparation entre le mur et le sol, il place l'objet dans une surface toute visuelle, malgré la force de gravité qui oriente son apparente uniformité. Le fond continu est lui-même un objet mental, une hyperbole appuyée sur ses deux asymptotes pour réunir visuellement les deux plans orthogonaux. En reliant l'horizontale et la verticale par un seul plan, le fond continu enlève l'objet et l'expose dans une épaisseur paradoxale et indéfinie.

photos Goria - 2011