mercredi 15 juin 2011

Machine de travail

Gilles Deleuze et Félix Guattari

L'un se tait quand l'autre parle. Ceci n'est pas seulement une loi pour se comprendre, pour s'entendre, mais signifie que l'un se met perpétuellement au service de l'autre. Celui qui se tait est par nature au service de celui qui parle. Il s'agit d'un système d'entraide où celui qui parle a raison du fait même qu'il parle. La question n'est pas de "discuter". Si Félix m'a dit quelque chose, moi je n'ai qu'une fonction : je cherche ce qui peut confirmer une idée aussi bizarre ou folle (et non pas "discutable"). Si je lui disais : au centre de la terre il y a de la confiture de groseilles, son rôle serait de chercher ce qui pourrait donner raison à une pareille idée (si tant est que ce soit une idée !). C'est donc le contraire d'une succession ou d'un échange d'opinions. La question n'est pas de savoir si c'est mon opinion ou la sienne, et d'ailleurs jamais une objection ne sera faite. Il n'y aura qu'amélioration.

Kleist a tout dit sur ce qui se passe ainsi, quand, au lieu d'exposer une idée préexistante, on élabore l'idée en parlant, avec des bégaiements, des ellipses, des contractions, des étirements, des sons inarticulés. Il dit : "Ce n'est pas nous qui savons quelque chose, c'est d'abord un certain état de nous-mêmes..." ; il s'agit de se porter à cet état, de se mettre dans cet état, et c'est plus facile à deux.

Ce que nous faisons ne fonctionne pas sur la base des débats ou de résolutions de conflits. D'une certaine manière, il n'y a jamais opposition. Le problème est de chercher une confrontation, un "accordage" des processus. Parfois, l'articulation et la jonction sont immédiates. Mais ce n'est pas toujours le cas. Il arrive qu'on n'articule pas un concept de la même manière ou sur le même terrain. Bien qu'il y ait, naturellement, intersection. Il se peut aussi que la jonction ne se fasse pas ! Chacun garde alors "en attente" ses formations conceptuelles

Toutefois, la condition pour pouvoir effectivement travailler à deux, c'est l'existence d'un fonds commun implicite, inexplicable, qui nous fait rire des mêmes choses, ou nous soucier des mêmes choses, être écœuré ou enthousiasmé par des choses analogues. Ce fonds commun peut animer les conversations les plus insignifiantes, les plus idiotes (elles sont même nécessaires avant les séances orales). Mais il est aussi le fonds d'où sortent les problèmes auxquels nous sommes voués et qui nous hantent comme des ritournelles. Il fait que nous n'avons jamais rien à objecter l'un contre l'autre, mais chacun doit imposer à l'autre des détours, des bifurcations, des raccourcis, des précipitations et des catatonies. C'est que, seul ou à deux, la pensée est toujours un état loin de l'équilibre.

Gilles Deleuze et Félix Guattari

Quatre extraits de l'article de Robert Maggiori le jeudi 12 septembre 1991 pour le journal Libération.

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lundi 13 juin 2011

Photographie photographiée

Point de vue du Gras, 1927
Nicéphore Niépce + Société Eastman Kodak + Helmut Gernsheim + Harry Random Center et Getty Conservation Institut + Adam Schreiber
La première photographie ne se regarde pas de face mais de biais.

C'est une plaque d'étain polie de 25,8 x 29 cm. Recouverte de bitume de Judée, elle est exposée au fond de la chambre optique plusieurs heures puis trempée dans l'essence de lavande qui dissout le bitume non exposé. L'image obtenue est une héliographie, négative en vue frontale. Légèrement sous exposée, sous un éclairage oblique, l'image devient positive. 
 
 La première photographie est un objet, elle est unique.

C'est une plaque d'étain de 25,8 x 29 cm, aujourd'hui précieusement conservée au Harry Random Center d'Austin au Texas où elle est montrée dans une vitrine, présentée dans un conteneur sous helium, un gaz rare qui la protège de toute corrosion.

La première photographie a été encadrée comme un tableau.

La première photographie a été photographiée.

D'abord en 1952, par le laboratoire de recherche de la Société Eastman Kodak en Angleterre. Après trois semaines de travail, la copie obtenue présentait de trop grosses distorsions par rapport à l'original et Helmut Gernsheim, le commanditaire, en interdit la diffusion jusqu'en 1977.

La reproduction que nous connaissons est basée sur ces travaux de 1952. L'effet pointilliste est dû à la reproduction et ne se retrouve pas dans l'original. C'est Gernsheim lui-même qui obtint ce résultat après onze heures de repique à l'aquarelle effectuée sur l'un des tirages de 1952 pour se rapprocher de l'effet positif escompté par Niépce.

Pendant l'été 2002, la plaque a été minutieusement et rigoureusement analysée par une équipe de scientifiques et de conservateurs du Getty Conservation Institut de Californie. Toute une série de tests ont permi de mieux connaître l'objet. Les photographes de l'Institut ont passé une journée et demi à photographier et à numériser la plaque dans leurs studios. L'objet a été photographié sous toutes les lumières de l'infrarouge à l'ultra -violet. De nouvelles reproductions de la plaque ont été faites sur pellicules et en numérique afin de montrer l'image non retouchée et de rendre compte cet objet photographique dans toute sa complexité.

Récemment l'artiste américain Adam Schreiber a réalisé au sein de son travail une photographie de la plaque de Nicéphore Niépce dans son contexte actuel.
Allie Mae Burroughs, 1936
Walker Evans + Sherrie Levine + Michael Mandiberg + Hermann Zschiegner
En 1936, Walker Evans photographie Allie Mae Burroughs, il travaille alors pour la FSA et documente le mode de vie difficile de familles de fermiers métayers en Alabama. Il utilisera cette photographie dans Let Us Now Praise Famous Men, un livre qu'il co-signera avec James Agee.

En 1980, Sherrie Levine rephotographie dans un catalogue d'exposition, First and Last, les célèbres clichés de Walker Evans et les intègre à son travail sous le titre "After Walker Evans".

En 2001, l'artiste conceptuel Michael Mandiberg scanne ces mêmes photographies et crée : AfterWalkerEvans.com et AfterSherrieLevine.com pour augmenter leur dissémination.

En 2008, le 24 juillet, Hermann Zschiegner fait une recherche image dans Google en utilissant les termes +walker evans +sherrie levine. Il réalise un livre avec les 36 images trouvées de cette façon, ce jour-là, reproduites à la taille du tirage original. Les pixels peuvent apparaître.

vendredi 10 juin 2011

Point de fusion

Stéphane Couturier - Usine Toyota n°14 - Séries : Melting Point - C-print - 160 x 200 cm - 2005 - Valenciennes - France

Il s’agit d’une série photographique sur la communauté de communes de Lacq et Mourenx et sur l’usine Toyota de Valenciennes, réalisée en 2004. Cette série hybride fait appel à la fois, à la technique photographique argentique et à l’outil numérique pour mieux maîtriser la finalisation de l’oeuvre photographique : deux photos sont partiellement «fusionnées» entre elles. À l’image de l’esthétique baroque qui met en scène la « déréalité » du monde et des choses, l’expressionnisme de ces photographies engage la subjectivité : mouvements, dispersions, concentrations, lignes et convergences peuvent former des points de fusion qui seront autant de points de vue. Ces profusions de matières, la multiplicité et la liberté des formes qui en découle, considèrent la modernité comme un monde en perpétuel mouvement.
La densification de l’information fait qu’un maximum de matières fusionnent à l’intérieur du cadre photographique sans sujet déterminé mais avec une multiplicité de lecture et de connexions entre deux points de vues.
D’une image solide on passe à une image liquide, fluctuante, permutable, qui propose la mise en abîme comme mise en scène de l’infini, de la multiplicité des mondes.
Ce Melting Point est une combinaison de formes, de couleurs, de mouvements… à partir de la même substance. La substance contient donc potentiellement toutes les formes possibles.

Stéphane Couturier,
octobre 2005

le site de l'artiste

une de ses galeries

un entretien en ligne

un autre entretien

mardi 7 juin 2011

Un camion est un objet

Robert Cumming

- A 5' x 6' x 8' Space de 1969, est la réponse de Cumming à une proposition d'exposition dans un espace correspondant à ces dimensions, qui se trouvaient être aussi exactement celle de son véhicule.
- 120 Alternatives (1970) est reproduite page trente et une du livre Picture Fictions. L'oeuvre fait ici l'économie de l'objet. Elle ne relève pas de la sculpture ni de la photographie que pourtant elle utilise.
- A Truck is an Object (1970).

Entre 1969 et 1980 Robert Cumming réalise des photographies, principalement à la chambre 8 x 10. Il les tire alors par contact au format 8 x 10 pouces et c'est aussi le format des livres qu'il édite : 
Picture Fictions 1971 (500 +500 ex), 
The Weight of Franchise Meat 1971 (500 ex), 
A Training in the Arts 1973 (1500 +1500 ex), 
A Discourse on Domestic Disorder 1975 (3000 ex), 
Interruptions in Landscape and Logic 1977 (3000 ex), 
Equilibrium and the Rotary Disc 1980 (1000 ex).

Ma production avaient été importante en tant que sculpteur, et la photographie est un moyen de diffusion inévitable pour qui veut faire connaître sa sculpture. La différence entre l'objet réel et la photographie m'a toujours impressionnée. Les choses - que j'avais pour la plupart fabriquées - étaient complètement différentes de leur représentation photographique. Par exemple, vous percevez les objets dans le temps, suivant des parallaxes, ce qui crée l'impression de tridimentionnalité ; la photo, elle, est bidimentionnelle et supprime beaucoup d'indices. Vous percevez les objets dans le temps ; vous marchez autour d'un objet, vous le voyez en trois dimensions et vous commencez à comparer l'arrière et le devant, vous le comparez avec les objets voisins, et d'une certaine manière vous élaborez une dimension plus entière de l'objet. Les photos nous interdisent cela : elles sont totalement plates et suppriment beaucoup d'éléments perceptibles.

Robert Cumming, entretien avec Richard Amstrong, 1994

L'oeuvre est accessible. Et pour l'atteindre, il suffit d'y penser : de voir la photographie ou sa reproduction une fois, puis d'y penser. La photographie est le support reproductible d'une idée simple exprimée par des moyens visuels simples. Ce que nous voyons, c'est donc plus ou moins directement cette idée : celle d'un rapprochement souvent - l'analogie constitue un moteur en même temps qu'un thème récurrent dans les travaux de Robert Cumming - , l'idée de (ou résultant de) cette association fondée mais a priori insolite trouvant finalement meilleur compte à être restituée par le document photographique puisque le statut de document (être intermédiaire et gourmand) offre une commode alternative à l'objet, c'est à dire à la sculpture, devenue ostentatoire et encombrante pour un certain nombre d'artistes oeuvrant en ce tout début des années soixante-dix.

Frédéric Paul, in Robert Cumming, frac Limousin, 1994


mercredi 1 juin 2011

Photocontact

Un objet enfermé dans sa représentation.


Bertrand Lavier, Appareil photo Canon, 1981

Un objet photographique frotté sur l'objet de la représentation.


Joan Fontcuberta, Agave ferox II, 1988, frottogramme

Une représentation trempée dans l'objet qu'elle représente.


Matthew Brandt, Hills Creek Lake OR 4, 2009

... Le Point de vue du Gras que Nicéphore Niepce a su fixer sur étain, par héliographie, en 1827 : image fragile, menacée, si proche de certains petits tableaux de Seurat dans son organisation et dans sa texture comme à l'état naissant; image incomparable, qui nous donne à rêver d'une matière photographique qui ne se confondrait pas avec celle de ce qui fait son "objet" ou son "sujet"...
Hubert Damisch, La Dénivelée, Seuil, 2001


Nicéphore Niepce, Point de vue du Gras, héliographie sur étain, 1827

Georges Seurat, Le Labourage, 1882-1883,
Crayon conté - 24,5 x 32 cm
Paris, Musée d’Orsay

Georges Seurat, Les Grues et la percée à Port-en-Bessin, 1888