vendredi 23 décembre 2011

Ouvrir l'Objet (2) : sortie d'usine

  Le 15 décembre 2011
Ecole des Beaux-arts de Toulouse
En somme, alors que nous attendons d'un espace qu'il nous offre des prises pour l'activité en cours, ce que nous présupposons de l'univers des rencontres, c'est au contraire une capacité à nous assurer la possibilité de nous déprendre, d'évoluer dans un monde de liens faibles.
Isaac Joseph

Les séquences "Ouvrir l'Objet" reproduisent les écrans à partir desquels les séances du cours de photographie se font. Le propos de chaque séance est de développer (sens photographique) le contenu des écrans. Ce sont des montages de photographies hors-format. Ce sont des montages dialectiques parfois éclectiques à l'intérieur desquels des images entretiennent les unes avec les autres des séries de liens faibles. Le contenu d'un écran n'est pas la somme des pistes offertes par les images mais à l'intérieur du cheminement proposé par ces photographies (que réactivent les liens ci-dessous) la possibilité de détours, de hors-sujet, d'association d'idées, de déclics, d'emportements, d'égarements, bref la possibilité de laisser la place à ce qui arrive au fil d'un temps de parole collectif partagé et qui constitue la saveur particulière de ce que nous appelons : le cours. Peut-on atteindre (selon le mot de Roland Barthes) un montage idiorrythmique ?


Jean-Luc Moulène : les Objets de grève, 1999
Jean-Luc Moulène : Documents/Produits de Palestine, 2002
Albert Renger-Patzsch : Nouvelle objectivité, 1920
Stéphane Couturier : Melting Point Toyota, 2006
Yto Barrada : son site
Allan Mac Collum : The Shapes Project, 2005 plus ici
Les ready made de Marcel Duchamp
La perruque


lundi 19 décembre 2011

Trois films de Etienne O'Leary

Ces trois films sont l'oeuvre complète de Etienne O'Leary, ... arrivée jusqu'à nous car si peu projetées, jusqu'à aujourd'hui.




Que ça soit bien filmé, mal filmé, surexposé, flou, on s’en foutait, ce n’était pas ça l’important. L’important, c’était de se servir de la caméra comme on se serait servi d’un porte-plume pour écrire des poèmes. Nous étions tous fauchés. Etienne avait la chance d’avoir une petite Beaulieu 16 mm à remontoir, il fallait retendre le ressort, ce qui donnait une autonomie de 30 secondes, pas davantage. C’est d’ailleurs avec cette caméra que j’ai tourné une partie de Satan bouche un coin. Par manque de fric, on achetait de la pellicule inversible, et c’était donc l’original que nous projetions, et qui forcément se dégradait peu à peu. Du reste, ce qui a sauvé les films d’Etienne, et le fait qu’ils existent encore aujourd’hui, c’est qu’ils n’ont pas été projetés pendant très longtemps, et que quelqu’un a eu la très bonne idée de les déposer à la cinémathèque de Montréal.
(...)
Il ne travaillait qu’en inversible, il ne montait pas ses films, c’était du tourné-monté. Sa caméra lui permettait d’effectuer des retours en arrière et de faire de l’image par image. Donc il filmait en prenant de vagues repères, il revenait en arrière, il cachait l’objectif avec sa main, des fois c’était la moitié de l’objectif avec des caches en carton qu’il avait fabriqués, et il tournait comme ça, avec plein de petits truquages élémentaires à la Méliès, c’était une sorte de réinvention du cinéma primitif. Et c’était l’insolence et la liberté à l’état brut, et c’était formidable.
(...)
Etienne filmait ce qui se passait sous ses yeux, mais il pouvait parfois diriger aussi. Alors qu’il filmait partout, dans la rue, chez des amis, au bistrot, il lui arrivait de demander à quelqu’un de refaire un geste, de reprendre une pose de la manière qu’il souhaitait. Ce n’était pas un simple instantané. C’était une mise en scène primitive, un peu comme chez les frères Lumière organisant la sortie des leur usine avant de la filmer.
(...)
Etienne n’était pas seulement cinéaste, mais également musicien et peintre. Il avait un ancêtre du synthétiseur, un clavier avec lequel il composait ses musiques de films. Il était fasciné par Stockhausen. Nous avons assisté ensemble à des concerts de lui, mais aussi de Xenakis et de Pierre Henri, qui l’ont totalement bouleversé. Il était aussi très marqué par Yves Klein.
(...)
Etienne et moi avons eu envie de regagner Paris par petites étapes, par le chemin des écoliers. Nous nous arrêtions dans des petits patelins, des villages. Nous entrions dans le premier bistrot venu pour demander s’il y avait un projecteur 16mm quelque part, et si oui, nous organisions aussitôt une projection sur place. On demandait au patron du bistrot d’en parler à un maximum de gens, on rameutait les jeunes, et deux heures après il y avait toujours entre 8 et 30 personnes qui venaient voir nos films. On a même fait une séance dans une usine occupée.

Extrait de l'entretien de Didier Morin avec Jean-Pierre Bouyxou dans la revue Mettray, septembre 2010

jeudi 15 décembre 2011

La table de Svoboda

1 - Jan Svoboda / 2 - Sur la table (Photos F. Goria)
Nous avons passé un long moment à regarder les photographies de Jan Svoboda sur la table de Michel Métayer. A en parler. Des tirages sur la table, le temps du regard porté. La disposition de ces photos dans l'espace gardait intact leur force de sollicitation. Ici le plaisir c'est des mouvements, des déplacements, des embarras de situation. Voir est un acte à l'intérieur d'un corps collectif lié, fragile, par l'échange de paroles, parfois rares, la reprise de gestes et le partage de l'espace.
 
1 - Jan Svoboda / 2 - Sur la table
Notons que d'habitude, les visiteurs d'une exposition, dans la même salle se tournent le dos. Ici, chaque photo fait fond sur une partie du groupe qui la regarde. 
1 - Jan Svoboda / 2 - Sur la table
C'est une expérience de la lumière. Celle dont on parle, passée, passée dans l'image, ses temps de pose, ces temps d'exposition, la précision du regard de l'opérateur, la texture du dessin d'une ombre. Celle que l'on éprouve, là, en variant l'incidence de notre regard. Position oblique, se baisser, se pencher, toucher, reculer. Jusqu'à la lumière rasante. Voir alors la seule épaisseur du papier, l'usure de ses bords ou de près, remarquer les imperfections, les marques, les traces des mains (manipulations ?) dans l'image.
 
1 - Sur la table / 2 - Jan Svoboda
La table, réflecteur, sous-tient l'image. Elle vient se placer sous elle. La table souvient à l'image, comme dirait Francis Ponge.
 
1 - Sur la table / 2 - Jan Svoboda
Ce jour-là, les photos sont montées, du temps s'est écoulé, rien n'était fixé. J'ai eu la drôle de sensation que la table autour de laquelle nous circulions n'était pas tout à fait dans la même temporalité que nous. Plateau consistant où tenaient ensemble des bouts de passé et les lignes de possible, susceptibles, d'un coup, d'apparaître dans une phrase ou un regard. Table où les choses se posent. Aéroport des pensées. Ici ailleurs.
 
1 - Sur la table / 2 - Jan Svoboda

dimanche 11 décembre 2011

Le vrai sujet

Photo Goria, 2009

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Jacob de Lafon voudrait construire un petit objet : une poupée peut-être, ou une petite voiture ou un parallélépipède. Ce qu'il commence en fait à construire est un escalier miniature.

Mais au bout d'un moment, l'escalier demeurant inachevé, Jacob de Lafon se trouve des excuses.

C'est parce que, dit-il, il est trop grand.

Parce que, dit-il, il est si loin.

Parce qu'il glisse.

Parce que la table n'est pas douce.

Et puis, il préfèrerait construire une route descendant la colline.

Et ajoute, si on lui pose la question :

Une route avec une pente constante, soutenue par des piliers de grandeur décroissante.

Jacob de Lafon vit (vit, enfin, une partie du temps, une petite partie mais néanmoins importante) au sein de vastes phrases, riches éternités.

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Keith Waldrop, Le vrai sujet, traduction Olivier Brossard, éditions José Corti, série américaine, 2010

Lecture organisée par Double Change le 24 novembre 2010


mercredi 7 décembre 2011

Galerie d'essais 1




Jeudi 1er décembre, nous avons inauguré à l'école des beaux-arts de Toulouse, la première "galerie d'essais". Echanges, paroles, manipulations, tout au long de la journée nous avons fait et défait les choses sur ce plateau collectif et provisoire en déplaçant, rapprochant, clouant, projetant films, photos et objets.

Qu'il est agréable de marcher le long d'une table de montage ! Une table de montage qui est une bande de montage. C'est la présence des cinéastes, de David Legrand qui a transformé, le long rouleau de kraft, au sol, sur lequel nous déposons les photographies avant de les monter (sens topologique) au mur, en table de montage. Comment monter (sens cinématographique) des photographies ? Aux notions que nous avions élaboré dans le picturediting : : Place, Différentiels, Surfaces et Segments nous rajoutons aujourd'hui :

Bande

Nous montons des images en les déplaçant et aujourd'hui en les déplaçant le long d'une bande. Nous n'allons pas d'un point à l'autre de l'espace en zig-zag, nous longeons une bande, parfois nous l'enjambons. Ce segment d'espace contient nos allées-venues, nos reprises, nos retours en arrière. Petit à petit nous voyons les choses les unes après les autres. La bande a un début et une fin et aussi une largeur. Nos photographies ne sont pas des photogrammes, elles ne sont pas constitutives d'une suite de variations comme les images d'un plan et ne peuvent s'enchaîner par transition comme le font les photogrammes au cinéma pour reproduire la souplesse d'un geste par exemple. Elles sont blocs et abruptes. Plans ? Les transitions que l'on peut touver par une couleur, une forme sont toujours trop voyantes, trop bavardes, souvent hors du propos. Les photographies me sont apparues, là, obstinées. Portant quelque chose de définitif, de définitivement arrêté. Oui, des blocs d'arrêt. Nous avons dû sauter de l'une à l'autre prenant la liberté, parfois, de sauter un bloc. Sauter par dessus un bloc d'arrêt pour échapper à la linéarité ou faire pousser une série d'images dans la largeur de la bande. La bande de montage : un outil pour sauter facilement d'une image à l'autre et qui dans sa largeur permet l'enjambée.


mardi 6 décembre 2011

Passagers (1)

Chris Marker, Passengers, 2008-2010
Thomas Bilanges, Chronique de San Fransisco, 2003
Walker Evans, Subway Passengers, 1938-1941
Chris Marker, Passengers, 2008-2010
"L'apparition de ces visages dans la foule / Pétales sur une branche humide, noire" … Le court poème, inoubliable, de Ezra Pound était ma première idée pour une épigraphe destinée à une autre exposition de photographies, STARING BACK. Puis j'ai laissé tomber l'épigraphe. Trop facile de s'abriter derrière un grand poète, comme derrière un gilet pare-balles métaphorique, me semblait-il. Notez bien que je n'ai parlé de cette idée abandonnée à personne. Alors sont arrivées les premières revues. Et l'article de Brian Dillon dans Art Review commençait par : “The apparition of these faces in the crowd / Petals on a wet, black bough” - après quoi il donnait des détails sur la parenté entre ces vers et l'état d'esprit de mes photographies. J'étais abasourdi. C'était donc vrai, après tout, il existait une telle chose, la poésie, dont les voies sont par nature différentes des voies du monde, qui nous fait voir ce qui était tenu caché et entendre ce qui était tenu silencieux. J'ai toujours été convaincu que dans mes petits essais, le non dit était plus significatif que ce qui était raconté et là j'en avais la preuve brûlante. Cette fois je n'hésiterai pas à citer Pound et je pense qu'avec cette dernière expérience dans le métro parisien il convient encore mieux. Les pétales sont à coup sûr ces visages que je capture comme un paparazzi bienveillant. Volé, oui, mais par un jeu de miroir, ici, voler veut dire donner. Les tabloïdes aiment attraper les gens (de préférence des célébrités) inconscients, si possible avec une expression maladroite ou ridicule, les choses qui arrivent mécaniquement, indépendamment de l'intention réelle du sujet. Une fois, quand j'étais enfant, le Président français Poincaré a visité un cimetière militaire, sous un soleil brûlant et la lumière extrême a fait apparaître sur son visage, pendant un dixième de seconde, un rictus qui pouvait être pris pour un sourire. Une photographie a saisi ce moment et pour le reste de sa carrière il a été désigné par les opposants de droite comme "l'homme qui rit dans les cimetières". Sans doute ce souvenir d'enfance m'a réellement aidé à développer une curiosité provoquante envers les images. Donc mon intêret à collectionner ces "pétales" est exactement - petit étonnement - à l'opposé des tabloïdes. J'essaye de leur donner leur meilleur moment, souvent imperceptible dans le cours du temps, parfois 1/50 de seconde qui les rend plus vrais, proches de leur être intérieur. J'ai commencé l'expérience avec une montre-bracelet appareil photo , de là le titre "QUELLE HEURE EST-ELLE ?". Puis, j'ai utilisé des trucs différents mais j'ai gardé le titre, pour mon plaisir personnel et aussi parce que le moment volé d'un visage de femme dit quelque chose du Temps lui-même … Mais c'est une autre histoire et, oui, j'avais presque oublié… Le poème de Pound : il a été écrit à Paris et le titre est "Dans une station du métro".
Chris Marker

Cocteau disait que la nuit, les statues s'échappaient des musées et partaient se promener dans las rues. Durant mes pérégrinations dans le métro parisien, j'ai parfois fait de telles rencontres peu communes. Les modèles des peintres célèbres étaient encore parmi nous et j'ai eu la chance de les avoir assis en face de moi.
Chris Marker


Pour le métro de New York, Evans invoque « un moderne Dickens ou Daumier », qui seul pourrait décrire « l’écrasante absence de joie que l’on peut [y] voir ». D’ici là, écrit-il en 1962, « ce peut être l’endroit rêvé pour un photographe qui n’en peut plus du studio et de ce qu’a d’atroce la vanité humaine. En bas, dans cette sorte de sauna, il trouvera la parade que lui offrent des modèles inconscients et captifs, dont la sélection se fait automatiquement, par le seul hasard.

[Ces portraits] ont été pris par [...] un espion qui se repent de l’avoir été, [...] un voyeur qui ne visait qu’à l’apologie de ceux qu’il regardait. Quant à la brutale, impudente invasion qu’ils impliquent, elle a été soigneusement adoucie, en partie atténuée par le passage calculé du temps. [...] Vous ne verrez parmi ces gens le visage d’aucun sénateur, d’aucun président de banque. Ce que vous voyez, c’est d’abord une sorte de sobre évidence. Voici les hommes et les femmes du jury. »
revue Vacarme n°41


Thomas Bilanges, Chronique de San Francisco, 2003
accompagnant dans le Monde Diplomatique un article de Howard Zinn en avril 2004
Il y a onze heures de décalage horaire entre San Francisco et Bagdad. C'était écrit chaque jour, avec la position de la lune et la météo, dans le supplément spécial du San Francisco Chronicle. Je suis resté à San francisco le temps d'une guerre que l'on nommait éclair, du mercredi 19 mars au dimanche 20 avril 2003. Chaque matin prenant le bus pour downtown, je regardais les gens tandis que le paysage de la ville défilait derrière les vitres. C'est l'histoire d'un quotidien. Local.