lundi 27 juin 2016

Annulations

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Thomas Barrow, série Cancellations, 1973-1981
En 1984 Thomas Barrow avait écrit à un ami : "Je veux altérer la surface photographique, c'est-à-dire passer de la transparente fenêtre-ouverte-sur-le-monde - qui a été la principale raison d'être de la photographie depuis son invention - à un objet physique, un objet destiné à être regardé pour sa propre présence et non pas comme le substitut d'une expérience."

Thomas Barrow, série Cancellations, 1973-1981
Avec un pic à glace, Thomas Barrow grave un X à la surface de ces négatifs puis les tire somptueusement. A l'instar de ce qui se pratique en gravure, pour annuler une plaque après que le nombre de tirages voulus aient été réalisés, il "annule" son image. A la différence près que c'est cette "annulation" qu'il va s'appliquer à tirer et qui sera sa photographie. Mais qu'annule-t-il au juste ? ou bien au contraire qu'inscrit-il de plus dans l'image ? Dégrader un négatif est un acte rare en photographie, sans doute courageux, sans repentir possible. C'est une inscription définitive. On peut se demander s'il s'agit d'un geste mécanique, barrant en aveugle une surface ou si le contenu de l'image infléchi, même imperceptiblement les lignes tracées. De l'intersection de deux lignes naît un point qui matérialise aussi un viseur. Une visée "à main levée" faite de toutes les approximations d'un geste à la fois très décidé (pour entamer la surface de gélatine) et très tenu (étant donné la petitesse du format du négatif). Il faut ici entendre "point de vue" dans tous les sens du terme, aussi avec la négation.

Ce X rend visible et donc perceptible la surface de la photographie, le lieu réel d'inscription de l'image. Le "point de surface" qui s'y dessine est le pendant, l'antidote, du point de fuite. On trouvait déjà la matérialisation de ce plan-surface de l'image dans la série de 1964-65 "The Automobile" où la vitre latérale des voitures redoublait  la vitre des photographies.

Thomas Barrow, série The Automobile, 1966
Dans son essai de 1985 intitulé  Too Old to Rock, Too Young to Die, Lewis Baltz s'intéresse à ce qu'il décrit comme étant la tendance " Photographie mixed-media" des années 7O, déclarant :" C'était une tentative sincère pour porter la photographie au-delà des limitations physiques impliquées par l'intégrité du tirage photographique et l'améliorer grâce à la plasticité, à la qualité d'objet et à l'aspect visuel d'autres arts graphiques. Ce travail n'a pas été reconnu hors du monde académique (...) la complexité de la facture primant en général sur la symbolique du contenu du travail."

Thomas Barrow, série Cancellations, 1973-1981
Thomas Barrow, série Cancellations, 1973-1981
Thomas Barrow réalise la  série Cancellations entre 1973-1981, une époque où il déménage de Rochester (New York) à Albuquerque (Nouveau-Mexique) pour enseigner à l'UNM (University of New Mexico). Il partage les préoccupations de ces contemporains, en particuliers les participants de l'exposition New Topographics: Photographs of a Man- Altered Landscape, organisée en 1975 par William Jenkins à la George Eastman House de Rochester (Lewis Baltz, Frank Gohlke, Robert Adams, Stephen Shore, Joe Deal, Nicholas Nixon, John Schott et Henry Wessel Jr.) Thomas Barrow a été, comme eux, interpellé par la transformation du paysage de l'Ouest américain, en cours de mutation et d'urbanisation. Cependant, il s'éloigne du point de vue objectif et anthropologique. En attaquant directement ses négatifs il inscrit dans l'image sa profonde déception. C'est un geste complexe de destruction et d'observation, comme les Ruines à l'envers de Smithson qui s'élèvent en ruines avant d'avoir été construites, ici, les preuves du paysage sont annulées avant d'avoir été produites. L'image contient son propre commentaire et se tient à l'endroit où coexistent attrait et rejet.

Todd Haynes, Carol Image Book, autour du film Carol, 2016
 Voici ce que disait récemment Todd Haynes à la sortie de son film Carol dans lequel à plusieurs reprises apparaissent des vitres matérialisées par la pluie : " Quand on rend le spectateur conscient du verre, de la pluie sur ce verre, de l'obstruction d'une partie de son point de vue, on dévoile le morceau de verre original, c'est-à-dire l'objectif, cette chose qu'on est sensé faire semblant d'ignorer. Ce qui désigne le fait de regarder comme un acte et un choix qui sépare le sujet de l'objet. (Cahier du Cinéma n°718)

--> Thomas Barrow, Caulked Construction Teepees, 1979 - Caulked Construction Bucyrus Erie, 1977-1978 - Self-Portrait, 2007 Plus tard Thomas Barrow fragmentera et affirmera la surface photographique en utilisant du mastic, de la peinture en bombe ou des agrafes, éprouvant ainsi la complexité et la lisibilité de l'image.

Il faut annuler les photographies que l'on fait.

jeudi 9 juin 2016

Contenant et contenu

 David Lamelas, To Pour Milk Into A Glass, 1972, 8 tirages couleur (32 x 29cm)
Je voulais trouver quelque chose qui symbolise les idées de «contenant» et de «contenu», représenter la façon dont la caméra cadre et ce qui est montré à l'écran. J'ai décidé d'utiliser un verre et du lait. Les huit séquences s'achèvent par le verre brisé et des éclaboussures de lait partout sur la table, ce qui indique qu'il n'y a aucun moyen de contenir l'information. David Lamelas

David Lamelas, To Pour Milk Into A Glass, 1972, installation Galerie Parra & Romero, Madrid
La séquence photographique reproduit les 8 séquences du film, elle est discontinue : 1 / 1 / 1 / 1 / 1 / 1 / 1 / 1. Etant donnée la proximité du dispositif de projection, on peut être tenté de la lire comme un ensemble de photogrammes reconstituant une action unique. Mais la logique du processus s'avère interrompue ou cocasse même si par endroit on peut établir des continuités. (1,2,3 / 1 / 1 / 1,2 / 1 ou 1,2,3 / 1 / 1 / 1,2,3 par exemple) 



David Lamelas, To Pour Milk Into A Glass, 1972, film 16 mm sonore, 8 mn
 
Première séquence (58s) un verre vide au centre de l'image, on entend le moteur du projecteur. Noir 7s.

Deuxième séquence (1mn 04) un verre vide au centre de l'image, on entend le moteur du projecteur. Après 16s un filet de lait descend verticalement depuis le bord supérieur du cadre à l'aplomb du verre. Celui-ci se rempli. On entend le liquide, du lait, qui couvre partiellement le bruit du projecteur. On entend le son se transformer au fur et à mesure que le verre se rempli, on entend la résonance se modifier. Le filet de lait n'est pas stable, il se déplace à l'intérieur de l'élipse que constitue pour nous l'ouverture du verre. Une goutte tombe sur la table, puis d'autres, mais peu. A un centimètre du haut du verre, le lait s'arrête, on entend à nouveau distinctement le son du projecteur pendant 12s. Noir 7s.

Troisième séquence (1mn 13) un verre vide au centre de l'image, on entend le moteur du projecteur. Après 9s un filet de lait descend verticalement depuis le bord supérieur du cadre à l'aplomb du verre. Celui-ci se rempli. On entend le liquide, du lait, qui couvre partiellement le bruit du projecteur. On entend le son se transformer au fur et à mesure que le verre se rempli, on entend la résonance se modifier. Le filet de lait vascille sans sortir de l'élipse que constitue pour nous l'ouverture du verre. Lorsque le lait atteint le bord du verre, il continu à couler pendant 15s glissant maintenant sur la paroi extérieure du verre. Je n'avais pas pensé qu'il était en contact jusqu'alors avec la surface intérieure de cette même paroi.  Une surface de lait au contour organique se forme sur la table. La base du verre est entièrement prise dans cette forme qui s'étale, davantage sur la droite. Le bord de la forme n'est pas vertical comme un muret par exemple mais arrondi. En haut du verre, le lait s'arrondi aussi au-dessus du plan de l'élipse. 10 secondes avant la fin du plan le filet de lait s'interrompt, on entend à nouveau distinctement le son du projecteur. Noir 7s.

Quatrième séquence (42s) un verre vide au centre de l'image, on entend le moteur du projecteur. Dès la 4ème seconde un filet de lait descend verticalement depuis le bord supérieur du cadre mais à droite du verre. Le lait éclabousse en tombant sur la table. Un son nouveau cohabite avec le son du projecteur. Plus discontinu, mat avec des éclats. La partie droite de la table se couvre de lait et la base du verre se retrouve prise dans cette forme blanche. A l'endroit ou le filet liquide touche la table, se forme dans le blanc du lait un hallo gris tremblant dont la surface évoque la surface d'appui du verre sur la table. J'imagine un verre invisible qui se déplace légèrement. Le côté droit du verre est blanchi par les éclaboussures. Le côté gauche de la table est constellé d'éclaboussures. Après 30s le filet de lait s'arrête. Quelques bulles qui se sont formées à la base du verre éclatent et disparaissent. On entend distinctement le son du projecteur pendant 8s. Noir 7s.

Cinquième séquence (40s) même scénario pendant 40 secondes mais le filet de lait descend ici verticalement depuis le bord supérieur du cadre à gauche du verre. D'abord plus loin du verre, il s'en rapproche sans toutefois le toucher. Après 36s la table est quasiment entièrement recouverte de lait, du moins la portion qui se trouve dans le cadre. Sauf une mince bande au fond à droite qui demeure épargnée sans doute protégée par le volume de l'objet. Noir 7s.

Sixième séquence (30s) le verre vide au centre de l'image est brisé. Une large portion de verre manque sur le devant, depuis le bord supérieur jusqu'à mi-hauteur. On entend le moteur du projecteur. Après 10s un filet de lait descend verticalement depuis le bord supérieur du cadre à l'aplomb du verre cassé. Fugitivement, la forme blanche qui éclabousse le fond du verre fait écho à la ligne brisée du verre. Puis la surface du lait versé devient éliptique, et renvoie ainsi à un état précédent du bord du verre. Celui-ci se rempli. On entend le lait, qui couvre partiellement le bruit du projecteur. On entend le son se transformer au fur et à mesure que le verre se rempli, on entend la résonance se modifier. Le filet de lait n'est pas stable, il se déplace à l'intérieur de la forme ouverte du verre maintenant en partie seulement éliptique. On entend le son dû à la formation de la mousse à la surface du lait. Avant d'atteindre l'ouverture, le filet s'arrête. Rien ne déborde. Pendant quelques secondes, la surface du lait dans le verre s'abaisse. Résorbtion silencieuse de la mousse ? On entend distinctement le son du projecteur. Noir 7s.

Septième séquence (40s) le même verre vide et brisé est au centre de l'image. A moins de changer de verre, la brissure est irréversible. Au bout de 7s le filet de lait apparaît, plus ou moins à l'aplomb du verre et le son des éclaboussures se mêle à celui du projecteur. Le lait est versé dans un va-et-vient de gauche à droite, tombant dans le verre, à droite et à gauche sur la table. Deux taches blanches se forment de part et d'autre du verre avant que le filet ne se stabilise et que le verre ne se remplisse jusqu'en haut de l'échancrure dans un bruit de liquide et de mousse. 22 secondes après le début de la séquence le liquide se déverse sur la table depuis le plus profond de la cassure. C'est comme un bec verseur. Il y a maintenant un mince filet bruyant depuis le haut du cadre et un autre filet plus gros dont je n'entends pas le son, depuis le bas de l'échancrure du verre. Ainsi la table se recouvre de lait, presque totalement à droite, plus partiellement à gauche. La quantité de lait sur la table correspond t-elle au volume laissé vide dans le verre du fait de la brissure ? Quand le filet s'arrête, on a encore 10s, avec le son du projecteur,  pour voir la mousse baisser à l'intérieur des parois du verre et la flaque s'étendre un peu sur la table.
Noir 7s.

Huitième séquence (43s) la bande de table en bas de l'écran est jonchée de débris de verre propres et brillants. Un seul verre aura suffit au tournage, l'aura subit. Le culot du verre est toujours au centre de l'image, on entend le moteur du projecteur. Après 7s le filet de lait descend verticalement depuis le bord supérieur du cadre, tombant derrière la table puis plus ou moins à l'aplomb du culot. Il navigue de gauche à droite. La nécessité de remplir manque et on pense davantage à un arrosage des fragments. A moins que ça soient une ultime tentative de remplir quelques tessons dont la disposition des courbes s'y prête. La table est presque entièrement recouverte de lait et les fragments sont réunis dans la continuité de la flaque en une nouvelle entité. Une nouvelle contenance ?
 
William Wegman, Three Mistakes, 1971-72

William Wegman, Dropping Milk, 1971
Une toute autre histoire de lait et de chute, qui commence par trois erreurs et finit par un geste iconoclaste.

Il y a aussi du lait ici
 
Ai Wei WeiDropping a Han Dynasty Urn, 1995
Il faut que la photographie résolve le paradigme contenant/contenu en trouvant dans les situations une certaine contenance.