mardi 29 novembre 2016

Des chiens(3)

Francisco de Goya, Le Chien, série des Peintures noires, 1820-1823 - Jean Laurent, photographie au collodion, 1874
Le 27 février 1819, Francisco de Goya fait l’acquisition d’une maison de campagne sur les rives du Manzanares, connue sous le nom de Quinta del sordo. C’est dans cet espace que l’artiste peint, entre 1820 et 1823, à même le mur, à l’huile, sur un enduit sec, et non pas à la fresque, ces quatorze Peintures Noires. Le Chien (El Perro) se trouvait au premier étage. La maison est restée propriété de la famille Goya jusqu’en 1859. 

Le 8 mars 1873, le Baron Frédéric Emile d’Erlanger acquit la Maison de Goya et décida de transposer les peintures murales sur toile dans l’intention de les vendre, opération coûteuse et délicate qu’il confia entre 1874 et 1878 à Salvador Martinez Cubells, peintre et restaurateur en chef du Musée du Prado. 

Le photographe Jean Laurent à réalisé la photographie du Chien dans la Quinta, sur une plaque au collodion, vraisemblablement en 1874. Il a ainsi photographié l'ensemble des peintures avec une visée documentaire et testimoniale. La règle graduée disposée sur chacune des Peintures Noires constitue une échelle graphique qui permet de connaître la taille réelle des peintures originales. 
Les quatorze Peintures Noires sont enfin réunies au Musée du Prado le 3 mars 1898 par un décret royal. 

André Malraux, en 1950, portait sur le Chien de Goya un regard marqué du sceau de la tragédie : "Les bergers combattants, le Chien sont enlisés." écrivait-il. Cette approche métaphysique, existentielle – voire même nihiliste – du Chien est celle qui a perduré dans la mémoire collective, ce qui explique qu’elle ait influencé et nourri l’imaginaire des artistes (d'Antonio Saura par exxemple) et des critiques tout au long du XXe siècle. Ce chien est-il en train de s’enliser ou, au contraire, d’émerger et de se sauver ? 

Entre 1985 et 1992, tous les négatifs de Jean Laurent sont retrouvés apportant de précieuses informations sur les peintures. La photographie du Chien réalisée en 1874 in situ ouvre de nouvelles perspectives d’études. On y remarque la présence de deux formes dans le ciel, au dessus de la tête du chien, non perceptibles sur la peinture restaurée : des oiseaux. La présence de ces oiseaux qui retiennent le regard du chien, font de cet espace indéterminé, tragique, symbole du néant et de l’absurde, un espace défini, ancré dans un univers plus familier. Il faut rester prudent quant à la "révélation photographique" des deux formes assimilées à des oiseaux : elles peuvent être aussi des marques de détérioration de la peinture ; en effet, le négatif du Chien a mis en évidence une fissure sur le mur de la Quinta qui se prolongeait sur la peinture. Ces marques pourraient provenir également de traînées de collodion humide. Les titres attribués à cette peinture au fil du temps nous questionnent : "Un chien", "Un chien luttant contre le courant", "Tête de chien" ou encore " Chien enterré dans le sable". La photographie met aussi nettement en évidence la présence d’un rocher imposant à droite de l’image une forme se décelant à peine actuellement sur la peinture restaurée du Musée du Prado. Le leitmotiv du rocher qui resurgit sur les Peintures Noires situées à proximité au premier étage de la Quinta

La modernité de Goya réside dans cette nouvelle conception de la peinture qui invite le destinataire à considérer un ensemble peintures, au-delà des cadres et à prendre en compte l’espace du hors-champ. Le Chien regarde-t-il un oiseau ou alors ce que nous, spectateurs, ne pouvons voir ?

Corinne Cristini, De la peinture à la photographie : étude autour de la figure du chien de Goya 

William Wegman, Two Dogs and a Ball, 1972 (copie d'écrans)
Les chiens, c'étaient quelque chose. J'avais grandi avec un chien. Gail, ma femme, voulait absolument un chien, on s'est dit : quand on déménagera en Californie on aura un chien. Nous avons fini par prendre un Weimaraner de six semaines, ce qu'il ne faut jamais faire - maintenant je le sais. Il faut attendre que le chien ait au moins huit semaines, sinon il ne pense pas qu'il est un chien. Donc, il est devenu Man Ray.

Il me suivait partout. Quand j'allais à l'atelier, à deux pâtés de maisons, il venait. Je faisais alors des pièces vidéo, je mettrais les choses en place et parfois il se mettait là au milieu. J'essayais de le tenir à l'écart, mais il refusait. En fait, quand je ne l'utilisais pas, il émettait ce gémissement aigü. De temps en temps, je devais l'attacher parce qu'il mettait le bazar partout.

Il avait une vraie relation par le langage avec Man Ray. Certaines de mes pièces portaient sur l'enseignement et les enfants, en quelque sorte. On peut parler à un chien en utilisant le langage des signes, c'est une chose. Mais il y a aussi les premières méthodes d'apprentissage du langage, c'est à peu près comme ça qu'on s'adresse à un chien "Apporte...", "Assis, Ne bouge pas, couché.".

Ils manifestent beaucoup d'attention, tellement d'attention que ça peut les désorienter si c'est trop dur. Et quand vous voyez cette vidéo, vous voyez qu'il était un peu contrarié parce qu'il me voyait un peu inquiet. Je ne lui criais pas dessus, je lui parlais d'une manière très sérieuse. Comme si nous discutions de quelque chose, et il y avait quelques mots clés qui le rendaient complètement fou. "Qu'est-ce qu'on fait?", "On y va?" 


William Wegman



William Henry Fox Talbot, Effigy of Sir W. Scott’s favourite dog Maida, by the side of the hall door at Abbotsford - William Wegman, Before, On, After : Permutations, 1972

lundi 28 novembre 2016

Des chiens (2)


Keith Arnatt, Walking the Dog, 1976-1979
Walking the Dog est une série de quarante photographies noir et blanc montrant des personnes debout à l'extérieur avec leurs chiens. Alors que les endroits représentés dans les photographies varient, allant des trottoirs aux chemins de campagne ou des parcs aux jardins, les quarante images partagent les mêmes caractéristiques formelles : dans chaque cas, le propriétaire est debout au centre de l'image face à l'appareil avec le chien à ses pieds, et on ne voit aucun autre humain ou animal dans le cadre carré serré de l'image.

Keith Arnatt a pris ces photos autour de sa maison à Tintern, Monmouthshire, entre 1976 et 1979. Au cours de cette période de trois ans, il a pris plus de deux cents photos de ce type en se promenant dans la région. Puis, il en a sélectionné quarante. Obtenir d'une personne qu'elle pose avec son animal de compagnie et que tous les deux regardent vers l'appareil s'est avéré être un challenge. Aussi, l'artiste a conçu un plan : il appelait le chien par son nom juste au moment de déclencher. Keith Arnatt raconte, en 1993, que lorsqu'il prononçait le nom de l'animal, souvent le propriétaire se détournait de l'appareil pour vérifier si le chien se comportait «correctement». Parfois, le propriétaire riait, ou le chien regardait le propriétaire en se désintéressant de la prise de vue. Aucune des photographies qui présentaient ces situations inattendues n'ont été retenues dans la sélection finale.

L'uniformité et la répétition à travers la série - des poses, des expressions et des traits comportementaux - témoignent des façons conscientes par lesquelles différentes personnes choisissent de se représenter devant un appareil photo. Comme Keith Arnatt l'a expliqué dans une discussion : «ce qui m'intéressait dans ces photographies, c'était la bizarrerie des expressions - les choses que les gens faisaient pendant qu'ils étaient photographiés.». En produisant une œuvre qui imitait, dans son échelle et sa neutralité apparente, une étude sociologique, la «bizarrerie» des photographies - exagérées par les cadrages similaires et par les critères de sélection - pouvait être révélée , et ainsi servir à saper l'idée que les photographies sont des documents objectifs de la réalité.

Sérialité et répétition sont des caractéristiques de l'art minimal et conceptuel du début des années 1970 et Walking the Dog peut être vu comme un exemple d'une œuvre conceptuelle qui prend comme sujet un paysage social particulier à la Grande-Bretagne. Les aspects sociologiques et nationaux de la série soutiennent la comparaison avec les portraits d'August Sander au début du XXe siècle. Avec humour ce travail de Keith Arnatt invite à reconsidérer la théorie des ressemblances faciales ou des typologies. Il paraît que les maîtres ressemblent à leurs chien.
 
August Sander, Village Schoolteacher, Westerwald, 1914

dimanche 27 novembre 2016

Des chiens (1)

Robert Frank par Richard Avedon, 1975
Marilyn Monroe et son Chihuahua
Gertrude Stein et Basket, Man Ray, 1926
Alfred Hitchcock et son chien
Cary Grant et son chien Laurie Anderson avec Lolabelle, Sophie Calle
Madame Cayenne Pepper ne cesse de coloniser toutes mes cellules – assurément, il s’agit d’un de ces cas de symbiogenèses dont parle la biologiste Lynn Margulis. Je suis prête à parier qu’une analyse de nos ADN révélerait plusieurs cas de « transfections », dont sa salive aura fourni les vecteurs viraux. Rien ne résiste aux baisers profonds de sa langue. Nous avons des conversations interdites ; nous avons eu des rapports amoureux oraux ; notre liaison est faite d’histoires racontées à partir des faits, rien que des faits. Nous nous exerçons l’une l’autre à des actes de communication que nous comprenons à peine. Nous sommes, de façon constitutive, des espèces compagnes. Nous nous fabriquons l’une l’autre dans notre chair. Significativement autres (significant others) l’une à l’autre, dans nos différences spécifiques, nous signalons dans notre chair une méchante infection du développement appelée amour. Cet amour est à la fois une aberration historique et un héritage de nature-culture.
Donna Haraway, The Companion Species Manifesto. Dogs, People and Significant Otherness, Chicago, Prickly Paradig Press, 2003, p. 1.


Robert Mappelthorpe