samedi 29 mars 2025

De la mer Rouge à la mer Noire

Francis Alÿs, Watercolor, Trabzon, Turkey - Aqaba, Jordan, 2010, 1"20 min

Vidéo documentation d'une action au cours de laquelle Francis Alÿs prélève un seau d'eau à Trabzon en Turquie dans la mer Rouge et la rejette à Aqaba en Jordanie dans la mer Noire.

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Klaus Rinke, Sixty Liters of Ladled Rhine Water Kaub, Allemagne, 1969, 100 x 70 cm

mardi 18 mars 2025

Ray Gun

Claes Oldenburg, Ray Guns, 1960-1977
Claes Oldenburg, Ray Guns, 1960-1977 (photo Nathan Rabin)

Claes Oldenburg, Ray Guns, 1960-1977

Claes Oldenburg est collectionneur. Il présenta à la Documenta 5 en 1972, en Allemagne, le Mouse Museum, une structure couverte d'étagères dans laquelle les visiteurs pouvaient entrer et observer des dizaines et des dizaines de petits bibelots américains ordinaires et bon marché, disposés de manière très minutieuse. À côté des objets trouvés, il y avait aussi de petits objets fabriqués par Oldenburg à l'atelier. On avait là des objets à mi-chemin entre objets trouvés et œuvres d'art. Nombre d'entre eux ont servi de point de départ à de futures œuvres.

Le Mouse Museum est conçu comme une tête de souris géante. On y entre par le nez. La première Geometric Mouse a fait son apparition en 1969, dans l'atelier d'Oldenburg à New Haven. Elle persistera dans toute son œuvre. "C'est une sorte d'antidote à Mickey Mouse, que j'ai réalisé en plusieurs tailles. Mickey Mouse est doux, câlin et tout en courbes. La Geometric Mouse, elle, n'a pas de courbes. Elle somnole et a les yeux pleins de larmes. Elle représente l'activité mentale alors que Mickey Mouse est là pour distraire."

Comme tous les musées, le Mouse Museum a vite eu besoin de s'agrandir. En 1977, Oldenburg y ajoute l'aile des "pistolets à rayon" (Ray Gun Wing), elle abrite sa collection d'objets en forme d'angle droit qu'il appelle les Ray Guns. Les Ray Guns viennent en partie d'une bande dessinée de science-fiction dans laquelle une super arme pouvait dissoudre instantanément n'importe quelle cible, super héros ou super bandit.
"Si vous épelez Ray Gun à l'envers, ça fait "Nugyar", ce qui est très proche de New York !"

Martin Friedman (in mouse mask) interviewing Claes Oldenburg at the Walker Art Center, Minneapolis, 1975. Photo Eric Sutherland
Claes Oldenburg, Geometric Mouse et Mouse Museum

Ray Gun apparaît dans les notes d'Oldenburg dès 1959. À la fin de l'année, il réfléchit à ouvrir la Ray Gun Gallery, des dessins et objets Ray Gun sont matérialisés. Dans le contexte prégnant de l'Expressionisme abstrait, il ne peint plus, il pense en termes d'art figuratif. Ray Gun désigne une personne (peut-être son double), un nom (peut-être tiré de n'importe quel série télé), et un objet (peut-être un jouet ou un phallus). C'est l'emblème d'une transition vers un art des objets, en trois dimensions. Mais avant tout, cette tridimensionnalité sommaire fait de l'objet un substitut du corps humain.

L'apparence du Ray Gun résout beaucoup de problèmes, c'est une forme simple et évidente qui renvoie à un objet réel sans s'y confondre, en gardant ses distances avec la réalité. En inventant Ray Gun, Oldenburg greffe ensemble figure et objet. C'est une libération. C'est la revendication d'une puissance brute et nouvelle ouvrant à un art authentique et trivial. Ray Gun est tiré des jeux d'enfant, c'est un compagnon secret qui n'est pas un héros mais un objet rêche et basique, sans passion. Avec Ray Gun, le héros a tourné maboule, l'artiste avance masqué. "J'aime la suie et le torride". En fait, on est fatigué des surfaces plates à quatre côtés. Le but de Ray Gun est de rendre humains des objets à première vue hostiles.

Des Ray Gun Poems sont distribués à la Judson Gallery. Oldenburg, Jim Dine, Al Hansen, Dick Higgins, Allan Kaprow, and Robert Whitman proposent des performances Ray Gun. Au cours de son premier happening, Snapshots from the City, Oldenburg joue une suite de tableaux brièvement sortis de l'obscurité par un flash de lumière et représentant des scènes telles qu'on peut en croiser dans la rue. L'art Ray Gun est aussi "un art social : c'est le véritable art : la forme comme idée". Ray Gun a ses propres règles : "l'extraordinaire vient de l'ordinaire" et ses paradoxes : le pistolet à rayon (ray gun) est à la fois un moyen de survie et un moyen de destruction. Un objet phallique, une arme de défense, d'agression…Oldenburg se reconnaît dans ces ambiguïtés et Ray Gun devient la métaphore d'un nouvel art. "La culture américaine, d'abord je la déteste. Mais, ni je cherche à l'éviter, ni je cherche à l'aimer. J'essaie de trouver ce qu'il y a d'humain en elle."

Avec l'invention de Ray Gun, Oldenburg va basculer de The Street à The Store, d'une implication dans une forme pessimiste de violence toute urbaine à un lieu positif qui fait allusion à l'érotisme, à la profusion, aux joies et plaisirs disponibles pour tous. Annonçant que "Tous verront comme Ray Gun voit", il prévoit que les objets, les événements, les forces naturelles et les lieux seront transformés et refondus à l'image de l'artiste. L'artiste étant un grand mésomorphe mou, le plâtre dur des objets de The Store sera remplacé par les formes souples et flexibles de la sculpture molle. Là où l'instinct est reconnu, où le refoulé a été libéré les individus satisfaits et détendus, travaillent, commercent et jouent ensemble. L'art a réintégré la société. L'artiste règne non pas par la peur mais par l'amour, il esquisse le Teddy Bear Monument pour Central Park. Les pouvoirs cathartiques et métamorphiques de Ray Gun transformeront le pays de la violence et de l'injustice sociale en un pays de plaisir, de satisfaction naturelle et d'abondance. Oldenburg est un utopiste, il rêve l'Amérique. La réalité et le fantastique fusionne en un continuum.
Ray Gun est une belle fiction qui aura donné, un temps, la possibilité de triompher aux forces de la vie face à la volonté collective de destruction.

(rédigé à partir du texte de Barbara Rose paru dans Artforum en novembre 1969)

Oldenburg, Certified Ray Guns, 1876-1978


Certified Ray Guns est une série de photographies en noir et blanc prises dans les rues de New York et de Chicago par Claes Oldenburg, Nathan Rabin et Tom van Eynde.

jeudi 27 février 2025

Intelligence liquide

Koji Takashima, Japon, 1951
Jeff Wall, Milk, 1984, caisson lumineux, 187 x 229 cm

Dans Milk, comme dans quelques autres de mes images, les formes naturelles complexes jouent un rôle important. L'explosion du lait depuis son contenant prend une forme difficile à décrire ou à caractériser, mais qui suscite de nombreuses associations d'idées. Une forme naturelle, dans ses contours imprévisibles, est l'expression de changements qualitatifs infinitésimaux. La photographie semble parfaitement adaptée pour représenter ce genre de mouvement ou de forme. Cela tient, selon moi, à ce que l'action mécanique d'ouverture et de fermeture de l'obturateur— constitutive de l'instantané qui s'obstine dans toute photographie — est un mouvement à l'exact opposé de ce qu'est, par exemple, l'écoulement d'un liquide.

Rodney Graham l'a parfaitement représenté dans Two Generators, où il montre l'écoulement d'une rivière de nuit sous un éclairage artificiel. Il y a une relation logique, une relation de nécessité entre le mouvement d'un liquide et les moyens de sa représentation. Et on peut dire qu'il en est ainsi pour toutes les formes naturelles : la photographie les rend captivantes car leur relation avec l'ensemble de l'édifice, l'ensemble du dispositif et de l'institution photographique est, bien sûr, emblématique du dilemme entre technologie et écologie dans le rapport à la nature. Je vois parfois cela comme une confrontation entre ce que l'on pourrait appeler "l'intelligence liquide" de la nature et le caractère vitré et relativement "sec" de l'institution photographique.

L'eau joue un rôle essentiel dans la fabrication des photographies, mais on doit la contrôler précisément et aucun débordement n'est autorisé hors des lieux et temps qui lui sont dévolus dans le processus, sous peine de ruiner l'image. Vous n'avez pas envie qu'il y ait de l'eau dans votre appareil photo, par exemple !

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Jackson Pollock, photographié par Hans Namuth, 1950 — A Bigger Splash, David Hockney, 1967   

 « Au sol je suis plus à l’aise. Je me sens plus proche du tableau, j’en fais davantage partie ; car de cette façon, je peux marcher tout autour, travailler à partir des quatre côtés et être littéralement dans le tableau. C’est une méthode semblable à celle des peintres Indiens de l’Ouest qui travaillent sur le sable. » Jackson Pollock 

« Quand on photographie une éclaboussure, on gèle un moment et ça devient autre chose. J'ai réalisé qu'on ne voit jamais une éclaboussure de cette façon dans la vraie vie, ça va trop vite. Ça m'a amusé et j'ai décidé de la peindre très, très lentement. » David Hockney


mardi 28 janvier 2025

The Bread Book

The Bread Book, Kenneth Josephson, livre, 20 pages, 1973
The Bread Book, Kenneth Josephson, livre, 20 pages, 1973
Notre monde actuel est « postidéologique » : il n'a plus besoin d'idéologie. (…) Affirmer que le « monde » et la « vision du monde », le réel et l'interprétation, ne doivent plus être distingués paraît bien sûr très insolite. Mais cette impression se dissipe dès qu'on la rapproche d'autres phénomènes analogues de notre temps. Du fait, par exemple, que le pain et la tranche de pain (puisqu'on vend maintenant du pain coupé en tranches) ne sont plus deux choses différentes. Nous ne pouvons pas cuire et couper à nouveau chez nous le pain déjà cuit et déjà coupé. Nous ne pouvons pas davantage arranger ou interpréter idéologiquement ce qui arrive, ce qui nous arrive déjà idéologiquement « pré-tranché », pré-interprété et pré-arrangé ; ni nous faire notre propre image de ce qui se présente déjà d'emblée comme une « image ». Si je dis que nous ne le pouvons pas, c'est parce qu'un tel « arrangement second » n'est pas seulement inutile mais carrément impossible. Il s'agit là d'une forme extrêmement singulière et toute nouvelle d'incapacité.
Günther Anders, l'Obsolescence de l'homme, 1956

The Bread Book, Kenneth Josephson, livre, 20 pages, 1973

The Bread Book de Kenneth Josephson est un petit livre de vingt pages, imprimé en offset à 1800 exemplaires en 1973. Sur la couverture souple, outre le titre, on voit le bout d'un pain, puis, sur chaque feuille, se succèdent les photographies en noir et blanc du recto et du verso de dix tranches coupées dans ce pain. Sur la quatrième de couverture on voit l'autre extrémité du pain.

L'auteur présente cette séquence de photographies comme une réponse aux narrations photographiques de Duane Michals, publiées à peu près à la même époque : "Quand vous regardez un livre de Duane Michals, une fois que vous avez compris ce qui s'y passe, vous n'avez pas besoin d'y revenir", explique Kenneth Josephson. "Dans The Bread Book, il n'y a rien à comprendre. Vous pouvez même le regarder à l'envers".

C'est, au départ, un livre simple et bon marché. En aucun cas les photographies rassemblées dans ce livre ne peuvent être autonomes, c'est l'ensemble (le livre) qui fait œuvre (bon marché donc). La photographie se montre ici capable de transformer un objet en un autre objet (un pain en un livre).

The Bread Book interroge l'acte de trancher. Le tranchant du couteau à pain puis le tranchant de la photographie. Et ceci d'un point de vue très différent de celui du concept d'instant décisif. Le geste qui conditionne la prise de vue des vingt photographies consiste ici à trancher une miche de pain en dix tranches. On ne sait rien de l'épaisseur des tranches, ni de la part d'imaginaire qui entre dans la reconstitution du pain que nous faisons en feuilletant le livre. Il s'est agi de préparer un objet (le pain) en vue de le photographier pour en faire connaître l'intérieur, un peu comme en anatomie on coupe un cadavre en tranche pour réaliser un atlas. L'atlas anatomique d'un pain révèle d'innombrables trous et un tour indécis.

Je remarque que la tranche de pain comme la page du livre possède un recto et un verso. Ce qui n'est pas le cas d'une photographie. De plus, il est rare de regarder la tranche de pain que l'on va manger aussi attentivement que l'on regarderait la même tranche de pain photographiée.
The Bread Book est à l'opposé du livre dont peut-être il s'inspire : The Book of Bread de Owen Simmons, paru en 1903. C'est un anti-manuel.


The Book of Bread, Owen Simmons, London, 1903

"Peu de savoir est une chose dangereuse", écrit Owen Simmons au début du "Livre du pain" (1903), un ouvrage dont il espère qu'il établira définitivement "le lien entre la boulangerie et le laboratoire" et qu'il répondra aux "besoins du boulanger et du meunier". Et le texte, par moments, se lit effectivement comme le manuel de laboratoire de la boulangerie commerciale : Simmons est le cofondateur de l'École nationale de boulangerie de Londres et collaborateur assidu de The British Baker. C'est le faiseur de pains des faiseurs de pains. Le livre contient des équations pour la conversion de l'amidon en alcool (par le biais du maltose, de la dextrine et du glucose), des notions chimiques expliquant pourquoi la viscoélasticité est "préjudiciable à la bonne fabrication de plusieurs types de biscuits", et des discussions complexes sur les protéides azotés qui, une fois transformés en peptones, "nourrissent la levure en percolant sa cellulose".

En ce qui concerne les trous dans le pain, plusieurs points de vue s'affrontent. Des hommes engagés au quotidien dans la manipulation de la pâte ne sont pas d'accord ; des hommes intelligents couchent sur le papier des idées diamétralement opposées ; mais nous pensons que les divergences d'opinion disparaîtraient si l'on gardait à l'esprit les différentes sortes de trous en discutant plus en détail du sujet. Les trous dans le pain peuvent être divisés en deux catégories : d'une part ceux, de taille moyenne et nombreux, qui sont plus ou moins répartis dans un pain, et d'autre part ceux, un ou deux tout au plus dans tout le pain, qui sont très gros. Nous allons examiner les nombreuses raisons de ces incidents. (….)

The Book of Bread, Owen Simmons, London, 1903

vendredi 11 octobre 2024

La rivière Taw

Susan Derges, River Taw 1997
Susan Derges, photographe, vit dans le Devon, au Royaume-Uni. Elle travaille dans le paysage, le plus souvent dans les rivières et sans appareil photo. Elle immerge de nuit de grandes feuilles de papier photographique couleur dans des rivières dont elle capte ainsi directement le mouvement continu. Le paysage extérieur entier devient sa camera obscura. Ses sources de lumière sont la lune et ponctuellement une lampe ou un flash. Ses images sont des photogrammes. "Je voulais visualiser l'idée d'un seuil. On serait à la lisière entre deux mondes interconnectés : un espace intérieur, imaginatif ou contemplatif, et un monde extérieur, dynamique et magique, celui de la nature. Comment ces deux mondes interagissent, se projettent l'un sur l'autre ou l'un dans l'autre et défont l'idée que nous avons de nous-mêmes dans l'environnement, d'un "soi" dans "la nature".

Susan Derges, River Taw "restored" Willow 2 & Hawthorn, 2020, 170 x 60 cm & 130 x 60 cm, tirage fujicolor - River Taw, 1998, 165.1 × 60.33 cm, cibachrome unique

Le fait d'avoir vécu au Japon m'a confortée dans l'idée que l'artiste est un facilitateur sensible qui permet à quelque chose de se manifester. Je voudrais être un co-auteur avec la rivière plutôt que quelqu'un qui énoncerait ce qu'il sait.

Le point de fuite, en photographie ou en peinture, assigne l'observateur — les choses en perspective s'éloignent de lui. En supprimant l'horizon, je rétablis une vue d'ensemble, le ciel et le sol sont ensemble dans la même image détaillée. Cela produit une sorte de désorientation ou même de fusion.

Dans ma première série, Chladni (1985) j'ai utilisé de la poudre de carborundum sur des plaques de métal et j'ai pu ainsi rendre visible la vibration des ondes sonores. Ça donne le sentiment d'un univers intelligent. Ça m'a montré que nous ne sommes pas des formes fixes, mais plutôt des phénomènes totalement vibratoires.

Susan Derges, Eden 2, 2004, tirage lambda, 183 x 101.5 cm

Susan Derges, Shoreline, 1998, tirage argentique unique, 100 x 230 cm

Le processus de travail avec la rivière Taw dans le Dartmoor a impliqué un contact physique avec les choses. J'ai refusé tout effet de distanciation. La photographie est basée sur l'objectif, sur une mise à distance que l'idée d'immerger le papier sous la surface de la rivière récuse, à la fois au niveau métaphorique et au niveau littéral. Ici, le processus était déterminant et aussi assez désorientant et abstrait. Je voyais la rivière comme un système de circulation transportant la mémoire de sa propre histoire, transportant des feuilles, des roches et des sédiments. L'échelle des photogrammes permet d'établir une relation directe du corps avec la matérialité de l'eau. C'était performatif. Je voulais mettre l'accent sur un sentiment d'appartenance à la nature.

C'est un travail de plein air. L'eau est un élément constitutif de la vie en nous et à l'extérieur de nous, ses propriétés sont à la fois qualitatives et quantitatives. Pour réaliser les photogrammes de cette série The River Taw, j'ai travaillé sur des sites préalablement sélectionnés, sur certains d'entre eux je débordais d'énergie, sur d'autres non. Chaque site avait sa présence propre, il y avait comme une sorte de "syntonisation" avec le lieu.

Chaque image est le témoignage unique d'un événement, d'une couleur, d'une forme, d'une saison et d'une époque. Chacune a sa propre réalité et sa propre métaphore. Elles sont inlassablement et sans équivoque photographiques. Vingt deux années plus tard, quand vint le numérique, je me suis décidée à numériser en haute définition les quelques photogrammes imparfaits, endommagés soit à l'impression, par une pierre, des algues ou tout autre accident de manipulation, soit au moment délicat du tirage cibachrome. J'ai pu opérer des retouches, des recadrages qui ont menés à la constitution de la série The River Taw “Restored”

Faire des images à l'extérieur la nuit avec un flash, utiliser le paysage comme chambre noire rend beaucoup de choses possibles. Les tirages sont colorés par la lumière de la lune. La pleine lune donnait des tirages bleus, la nouvelle lune des tirages verts. Au fil des ans, j'ai développé une relation étroite avec la lune et j'ai parfois été obsédé par ses phases. 

Susan Derges, extérieur & atelier
Susan Derges, Tide Pool 4, 26 & 39, 2014-2015, C print unique, 76 x 51 cm, 121.9 x 63.5 cm, 49.3 x 76.2 cm
 
Avec la série Moon, j'ai commencé à m'inquiéter de la profondeur de champ très limitée du photogramme. Quand je travaillais en Écosse, j'observais les ciels nocturnes juxtaposés aux arbres et aux branches, et les étoiles qui brillaient à travers eux. Quelle frustration ! Comment intégrer dans l'image à la fois les éléments proches et ceux lointains ? J'ai alors photographié la lune et les champs d'étoiles à l'aide d'un appareil photo grand format. Je les ai ensuite tirés sur de grands plans-film que j'ai placés sur le papier photo, sous l'eau, pour qu'ils agissent comme des écrans et que les images se combinent.

J'ai réalisé des photogrammes de 1992 à 2009. Puis je suis devenue allergique à la chimie nécessaire au tirage des photogrammes sur papier Cibachrome. Ce papier a ensuite disparu du commerce.  Les choses se sont terminées ainsi. J'avais de toute façon à nouveau envie de travailler en studio avec un appareil photo.
Susan Derges, Tide Pool 7, 2014-2015, C print unique, 76.2 x 56 cm
 
Aujourd'hui, je travaille avec un Hasselblad numérique en studio et du papier Lamda pour mes tirages. Je photographie l'eau et les divers éléments de haut en bas, à travers un réservoir en verre. Le fond est tout autant visible pour moi que le dessus. Les photogrammes sont un processus de pur hasard, on doit travailler de manière intuitive sans pouvoir voir ce qui apparaîtra sur la photographie. C'est aussi physiquement très difficile. Maintenant j'ai davantage de contrôle, mais bien sûr aussi d'autres inconvénients.

La série Tide Pools est née de l'observation des bassins rocheux du littoral. Sur la côte nord du Devon par exemple, les marées ont creusé dans la roche, au fil des siècles, des bassins miniatures qui constituent à marée basse de petits écosystèmes aqueux pleins de vie et de couleurs précaires qui seront emportés à la prochaine montée des eaux. Je prélève et transporte ces fragiles microcosmes dans l'atelier où je fabrique avec eux de petites constructions éphémères que je photographie avant de rendre ces précieux organismes à leur milieu d'origine.

Quelques entretiens filmés : ici et

dimanche 7 avril 2024

Polaroïd et gazinière


James Welling, Polaroïd, 1976
James Welling, Polaroïd, 1976

En septembre 1975, Bart Thrall, un de mes amis, m'a prêté son appareil Polaroid 450. Je l'ai utilisé pendant quelques semaines, jusqu'à ce que l'obturateur se détraque et que bêtement j'essaie de le réparer. N'essayez jamais de réparer un obturateur. Après avoir acheté un nouveau Polaroïd à mon ami, je me suis donc retrouvé avec un appareil sans obturateur. En janvier 1976, j'ai compris que je pouvais encore prendre des photos avec cet appareil en le montant sur un trépied et en utilisant le bouchon de l'objectif pour contrôler l'exposition. C'est ce que j'ai fait et, pendant les quatre mois qui ont suivi, j'ai réalisé des photos polaroïd dans mon atelier, dans le restaurant où je travaillais et dans la maison de mes parents dans le Connecticut. Les prises de vue se sont poursuivies jusqu'en octobre, au moment où j'ai exposé les photographies à l'Arco Center for visual Art dans le centre de Los Angeles. Une semaine après le vernissage, j'ai acheté un véritable appareil photo, une chambre 4 x 5 inch, en bois.

Tous ceux qui connaissent les films polaroïd, savent qu'il y a une grande différence entre les couleurs réelles et les couleurs qu'ils sont capables d'enregistrer. Sur la plupart des films polaroïd la saturation est faible et les couleurs verdâtres. En étudiant attentivement la fiche technique fournie avec le film, je me suis rendu compte que la température de développement était extrêmement importante pour le rendu des couleurs. En gardant ça en tête, j'ai commencé à développer les polaroïds sur ma cuisinière à gaz. Chauffer le film à plus de 38 degrés me permettait d'obtenir des couleurs vives, mais je devais me limiter aux endroits où j'avais accès à une gazinière, c'est-à-dire chez moi ou au restaurant.

Les photos que j'ai réalisées dans mon atelier montrent des coins ou des fragments de choses. Pour certaines d'entre elles, comme Bike at Night, j'ai réfrigéré le film pendant le traitement afin de réduire la température et d'accentuer la dominante verdâtre de mes lampes fluorescentes. Parmi ces polaroïds d'atelier, il y a de nombreuses photographies de mon vélo vert à dix vitesses. Huit mois plus tard, ce vélo m'emmenait vers Los Angeles Ouest avec mon nouvel appareil photo sur son trépied attaché sur le porte-bagages. J'étais enfin passé à la photographie sérieuse et je n'étais plus contraint aux intérieurs. Après ces polaroïds faits dans mon atelier, j'allais attendre trente ans avant de travailler à nouveau en couleur, photographiant, cette fois, les fermes de la vallée de l'Hudson pour un projet que mon frère appela : Agricultural Works/Insect Chorus,(Travaux agricoles et chœur d'insectes).   

James Welling, In The Studio Reader, édité par Mary Jane Jacob & Michelle Grabner, Chicago, 2010

James Welling, Polaroïd, 1976



dimanche 31 mars 2024

Une autre, s'il vous plaît

Un dernier moment ensemble avec le photographe à la fin d'Été précoce. Le regard de Ozu sur les gestes qui unissent par-delà l'inexorable départ des filles.
"Ainsi, nous voilà séparés, mais on se retrouvera un jour. On ne pouvait pas rester indéfiniment tous ensemble."
Yasujiro Ozu, Été précose, 1951, film, 124 mn




samedi 30 mars 2024

Peinture d'histoire

Matthew Antezzo, Robert Ryman, The Tate Gallery London, MoMA, New York, Abrams, 1993, p.215, 2001, huile sur toile, 106 x 101 cm - Barry Le Va, Artforum, Feb. 1973, p. 45, 1992, Crayon sur papier, 33 x 22 cm - Olivier Mosset, Exposition de Sculpture, Motiers 1995, p.114, 1998, huile sur toile, 152 x 122 cm
 
Vue de l'exposition Matthew Antezzo, Galerie Nicolas Krupp, Bâle, 2023

Matthew Antezzo, L'Art Conceptuel, Une Perspective, Musée d`Art Moderne de la Ville de Paris, 1989-90, p.89, 1996, huile sur toile, 152 x 178 cm
Depuis la fin des années 90, Matthew Antezzo reproduit, sur de grandes toiles, des photographies extraites de magazines d’art contemporain des années 70, des images de films célèbres ou plus récemment des images trouvées sur internet. Chaque image sélectionnée est reproduite à l'identique, en noir et blanc accompagnée de sa légende originale. On reconnaît, Barry le Va, Frank Stella ou Robert Ryman au travail. Ailleurs des portraits d'artistes tout aussi connus ou bien des œuvres conceptuelles ou encore des vues de vernissages prisés. Le document est donc "promu". Le cercle est fait. Work is a document is a work is a document. Toute une périphérie des œuvres proprement dites est mise en avant et en peinture, parcimonieusement, plusieurs dizaines d'années plus tard. La peinture en tant que médium vérifie ainsi son pouvoir d'élection et de consécration. Ne sélectionnant ici, il est vrai, que le déjà reconnu. C'est une sorte de peinture d'histoire mais peinture d'histoire de l'art voire peinture d'histoire de l'art conceptuel. Le récit de l'époque, que nous entrevoyons, est sans artifice ni montage ou composition. Tel quel que fixé par les images communicantes, qui souvent sont arrivées seules jusqu'à nous, les spectateurs, nous racontant des œuvres à rêver, dématérialisées ou lointaines ou recluses chez les collectionneurs. Contrairement à Mike Bidlo par exemple, Matthew Antezzo ne reproduit pas les œuvres mais leurs entourages et s'il arrive que l'une d'elles soit peinte isolée c'est pour constater qu'elle n'a jamais revendiqué aucune picturalité. Finalement l'artiste nous confronte à la peinture degré zéro qui nous suffit. Un pur geste depuis le mur, un salut, à ce qui circule.

Adrian Piper, Catalysis III, 1970, documentation de la performance, photographie no 3, 41x 41 cm - Matthew Antezzo, www.adrianpiper.com, 2002, Pencil and graphite on paper, 69,9 x 40,6 cm - Mel Bochner, Artforum, December 1972, p. 32, 1991, huile sur toile, 32 X 35 cm
Hollis Frampton, The Secret World of Frank Stella, 1958-1962 - Matthew Antezzo, Frank Stella, New York, 1998, crayon sur papier, 95 x 68 cm


dimanche 17 mars 2024

À cause de l'élevage de poussière

Sophie Ristelhueber, Fait, 71 photographies, 100 x 130 cm, Jeu de Paume, Paris, 2009

Man Ray, Élevage de poussière, 1920
En octobre 1991, six mois après la guerre du Golfe, Sophie Ristelhueber part dans le désert du Koweit. Elle n'est pas reporter et ne cherche ni à témoigner, ni à dénoncer. "Il ne faut pas abandonner le terrain du réel et de l'émotion collective aux seuls reporters, rédacteurs, photographes." "Il est essentiel pour moi, d'aller affronter physiquement la réalité. Au Koweït, j'ai voulu faire corps avec le territoire. Le terrain était aussi miné que celui de l'image." Les images enregistrant les traces du conflit sur le sol ont été prises d'un hélicoptère mais aussi depuis le sol. Le déclencheur avait été une photo aérienne découverte dans le Time Magazine mais Sophie Ristelhueber garde en tête une autre photo qu'elle connaît bien : Élevage de poussière de Man Ray.
 
Sophie Ristelhueber, Fait, détail, 100 x 130 cm, 1992

En passant des vues aériennes au sol, j'ai cherché à faire perdre toute notion d'échelle, comme dans Élevage de poussière de Man Ray et Marcel Duchamp. C'est une image qui me fascine et que j'ai gardée en tête pendant tout ce travail. Cette balade entre l'infiniment grand et l'infiniment petit déstabilise le spectateur. C'est une bonne illustration de la relation que nous avons au monde. Nous disposons de moyens modernes pour tout voir, tout appréhender mais, en fait nous ne voyons rien. Même si certaines images s'apparentent à des coupes au microscope, je ne voulais pas, non plus, que ce jeu sur l'échelle vire complètement à l'abstraction. J'ai donc beaucoup marché, travaillé sur les innombrables objets abandonnés : chaussures, théières, télévisions, meubles de bureaux. Et puis les "choses" de la guerre : obus, lance-missiles, tanks, toutes sortes de mines. J'ai trouvé une collection de blaireaux, de rasoirs et de petits miroirs qui devaient faire partie de la panoplie du soldat. Des journaux intimes, des couvertures écossaises qui ressemblaient à celles de mon enfance. J'avais l'impression de sentir physiquement cette folie des gens qui fuyaient vers le nord. Ce double abandon de l'homme et de l'objet m'a beaucoup troublé. Ces "natures mortes" ramènent au côté prosaïque de la guerre. En même temps, coupés de leur usage, les objets deviennent eux aussi des abstractions.
Sophie Ristelhueber, Fait, détail, 100 x 130 cm, 1992
"Dans La Jalousie de Robbe-Grillet, tandis que les choses sont progressivement et minutieusement décrites, elles s'annulent les unes les autres. Au chapitre suivant on découvre la même histoire mais légèrement déplacée, de telle manière que l'histoire précédente cesse d'exister. La précision de la photographie, ce qui est retenu dans le cadre fermé, a quelque chose à voir avec la technique du Nouveau Roman. Simultanément, je travaille de manière à ne rien dire — il n'y a pas d'histoire."
Depuis les années cinquante, avec l'essor de l'image télé et maintenant avec les séquences filmées sur nos téléphones, la photo est perçue comme un medium quelque peu figé et fragmentaire. Fait, composée de 71 grandes images disposées en grille dans l'espace, revendique le statut partiel, répétitif, précis, équivoque, pensif et fragmentaire de l'image photo — il n'y a pas d'histoire.

Sophie Ristelhueber, À cause de l'élevage de poussière, 2007
Man Ray, Élevage de poussière, photo avant recadrage, 1920

En 2007, alors que Fait était achevée depuis longtemps, Sophie Ristelhueber retourne à ses planches contact pour en tirer une dernière image. "À l'époque j'étais embarrassée. Je l'ai mise de côté. Je me disais que ça paraissait trop évident, comme si j'avais copié Man Ray. Mais finalement, je l'ai montrée. Le titre est : À cause de l'élevage de poussière."