Pourquoi le cheval photographié à
l’instant où il ne touche pas le sol, en plein mouvement donc, ses jambes
presque repliées sous lui, a-t-il l’air de sauter sur place ? Et pourquoi
par contre les chevaux de Géricault courent-ils sur la toile, dans une posture
portant qu’aucun cheval n’a jamais prise ? C’est que les chevaux du Derby
d’Epsom me donnent à voir la prise du corps sur le sol, et que, selon une
logique du corps et du monde que je connais bien, ces prises sur l’espace sont
aussi des prises sur la durée. Rodin a ici un mot profond : «C’est
l’artiste qui est véridique et c’est la photo qui est menteuse, car, dans la
réalité, le temps ne s’arrête pas.» La photographie maintient ouverts les
instants que la poussée du temps referme aussitôt, elle détruit le dépassement,
l’empiètement, la «métamorphose» du temps, que la peinture rend visibles au
contraire, parce que les chevaux ont en eux le « quitter ici, aller
là », parce qu’ils ont un pied dans chaque instant.
Maurice Merleau-ponty, L'Œil et l'esprit, 1964 (chapitre IV)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire