mardi 27 juin 2017

Corrections et Collections

Jan Dibbets, Perspective Corrections, 1968
Jan Dibbets a réalisé une quarantaine de Corrections de perspective. Les premières entre 1967 et 1969. La série repose sur un principe anamorphique simple : Jan Dibbets dessine à l'aide de cordes un trapèze sur un champ d'herbe et le photographie du point de vue qui lui permet de transformer le trapèze en carré. 

Dans les premières Corrections de perspective la photo du carré obtenu est collée dans le coin inférieur droit d'une feuille montrant aussi des croquis du trapèze, des notes et des calculs. La photo est là pour témoigner du résultat d'un processus d'élaboration d'une forme simple dans l'espace perspectif (c'est-à-dire dans un espace construit à partir d'un point de vue) et du résultat de sa projection sur une surface située entre la forme et l'œil du spectateur. Ici la surface de projection est une pellicule photo, un négatif photo noir et blanc, lui-même un carré. 

La photo est donc à la fois le modèle (un carré) et le constat (du carré). L'artiste a d'abord projeté le cadre de son image sur le tapis d'herbe (c'est ce que nous montre les shémas) puis, par le biais de la photo, l'a re-projeté sur le négatif. Aller et retour. Avant d'être un enregistrement la photo est une construction. 

Ces doubles projections ont d'abord eu lieu à l'extérieur sur le sol, sur l'herbe, puis à l'intérieur sur le sol ou le mur de l'atelier. Toujours des lieux vides, des lieux vagues, valant pour d'autres. 

L'objet final a des allures de démonstration. L'objet d'art est ruiné au profit d'une "visualisation" d'un processus de réflexion. 

La photo, modèle et constat, est statique, presque hiératique. Blason pauvre, elle montre, sans commentaire le rabattement du trapèze sur le carré d'enregistrement. Le carré qui apparaît dans l'herbe (ou sur le mur) est la manifestation magique d'une coïncidence formelle : cadre et dessin. Toutes les notes techniques autour de la photo pourraient passer pour des incantations.

Jan Dibbets, Perspective Correction, 1968
Jan Dibbets, Perspective Correction - diagonal I crossed I diagonal, 1968  
Jan Dibbets, Perspective Correction, 1968
Très rapidement Jan Dibbets va transférer le résultat photographique sur toile et se passer des shémas préparatoires. La photo vaut pour elle-même, fini la visualisation, retour à la toile. Un dialogue avec la peinture ? Avec l'objet ? 

Certaines prises de vue sont montrées sous deux formes : "visualisation" et transfert sur toile. C'est le cas en 1968 de Correction de perspective : horizontal, vertical, cross

Montrer la photo agrandie sur toile, c'est tirer la conséquence du processus conceptuel de visualisation qui donne une place particulière au "spectateur", devenu davantage un "participant", comme le nomme Hélio Oiticica à la même époque. 

Car ces planches, comme on pourrait les appeler, ne sont pas faites pour servir de preuves, pour prouver qu'une expérience, tracer un trapèze dans l'herbe et le photographier de telle manière qu'il soit carré, a bien eu lieu. Ces planches sont là pour produire une expérience encore à venir. Exactement comme les Documents de Douglas Huebler. Cette expérience à venir c'est le spectateur-lecteur qui va la faire. A partir des éléments fragmentaires qui lui sont donnés, il va reconstruire et déconstruire une réalité. Reconstruire les conditions de réalisation de l'image (lois optiques, projection, installation de la corde, déformations) et déconstruire l'évidence de la forme qui s'impose comme étant réelle (puisque photographiée) : non ce n'est pas un carré. Ce que je vois est une illusion ! Une manipulation ? 

Les shémas explicatifs de la planche ont disparus car ils sont inutiles. Ce ne sont pas les péripéties de l'auteur qu'il faut formaliser (les formules qu'il a utilisé) mais le potentiel du participant qu'il faut actualiser (les formes qu'il peut dicerner). Finalement celui qui regarde la photographie, en reconstituant ce qu'il ne peut pas voir, se voit voir.

 Jan Dibbets, Perspective Correction, My Studio, 1969
Les Corrections de perspective tracées en 1969 dans l'atelier introduisent l'architecture. On a plus affaire à un simple déphasage de plans (plan de l'herbe, plan du carré) mais le petit carré semble flotter mystérieusement dans un espace indécis à l'intérieur de la pièce (à la surface de la photo ? du mur ?). De l'autre côté du pilier, la fenêtre inondée de lumière (surexposée) lui fait pendant. 

Je vois le diagramme tracé (au mur ou au sol), comme une mire, comme un objet de visée, un objet intermédiaire entre deux espaces : l'étendue extérieure promise par la fenêtre et l'espace de projection rassemblé à l'intérieur du corps de l'appareil photo. Dans cette pièce vidée pour la circonstance, un face à face fugace a lieu au moment de la prise de vue entre l'opérateur et le dessin ténu. Tout tient à cet axe unique passant de l'œil au centre du carré par l'objectif. Cet axe qui fuit entre les lignes orthogonales de deux architectures (l'atelier et l'appareil) est une diagonale, une ligne de biais.

Jan Dibbets, Perspective Collection: C. Andre, Sol Lewitt, Ryman, Judd, 2004. 
Presque quarante ans plus tard, Jan Dibbets réalise les Perspective Collections, pour lesquelles il met en scène des œuvres d'artistes qui utilisent le carré (Carl Andre, Donald Judd, Sol LeWitt, Robert Mangold, and Robert Ryman) et qu'il collectionne. Les œuvres sont accrochées ou installées dans l'atelier et le trapèze corrigé par l'appareil est réalisé avec une corde. Ces œuvres revendiquent la planéité, l'espace réel et la frontalité, alors que la photographie est ici toujours prise de biais. Les deux carrés, celui de la "collection" et celui de la "correction" ne sont jamais visibles simultanément (sauf dans le cas de Sol Lewitt où l'actualisation de l'œuvre et du carré corrigé coïncident). L'expérience physique sollicité par ces œuvres minimales implique le mouvement du visiteur et une gamme de perceptions excédant l'ordre purement visuel. L'expérience sollicitée par Jan Dibbets, en tant qu'expérience à venir, est tout aussi mouvementée, malgré le point de vue fixe de la prise de vue mais il s'agit maintenant davantage d'une expérience mentale, d'une expérience de prise de connaissances.


Il faut photographier un carré comme n'étant qu'un état d'une multitude de quadrangles en mouvement.

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