samedi 16 février 2019

Peau & papier


Jenny Holzer, Lustmord, 1993
En 1993, Le Süddeutsche Zeitung, un important quotidien allemand, a invité Jenny Holzer à réaliser un projet pour son magazine supplément du week-end. Elle a répondu par Lustmord (Crime sexuel). Si le titre semble général, le travail est une réponse aux viols de trente à cinquante mille femmes musulmanes, croates et bosniaques par des soldats serbes pendant la guerre en Bosnie-Herzégovine qui faisait rage à ce moment-là. Le viol comme arme de guerre. 

La couverture de ce numéro du 19 novembre 1993 est entièrement noire. Une carte blanche pliée y est collée sur laquelle une phrase a été imprimée avec une encre rouge contenant du sang humain : DA FRAUEN STERBEN BIN ICH HELLWACH (Là où des femmes meurent, je suis bien réveillée) Le sang réel de huit femmes volontaires allemandes et yougoslaves a coulé dans les immenses rotatives lors de l'impression. Malgré le fait que le sang ait été donné et parfaitement contrôlé, de nombreux lecteurs et même l'archevêque de Munich, ont réagi avec indignation, exprimant leurs craintes de contagion. 

Suivent 28 pages imprimées déroulant le travail. 28 photographies pleine page sur 14 doubles pages montrant des rectangles de peau humaine (féminines ?) sur laquelle une phrase est écrite en capitales au feutre fin, de différentes écritures et couleurs, en allemand ou en anglais, sur différentes parties du corps de différentes personnes que nous n'identifions pas.



ICH SEHE SIE IN DER HOCKE SITTEN DAS ÖFFNET SIE UND ICH KANN SIE VON UNTEN NEHMEN.
ICH VERSUCHE MICH SELBST ZU ERREGEN DAS BETÄUBT MICH.
DU HAST HAUT IM MUND DU LECKST MICH WIE WAHNSINNIG
ICH LEGE MEIN KINN AUF IHRE SCHULTER SIE REGT SICH NICHT ICH KANN MICH KONZENTRIEREN.
SHE STARTED RUNNING WHEN EVERYTHING BEGAN POURING FROM HER BECAUSE SHE DID NOT WANT TO BE SEEN.
MEINE BRÜSTE SIND SO ANGESCHWOLLEN DASS ICH HINEINBEISSE.


Je la vois accroupie, ça l'ouvre et je peux la prendre par le bas.
J'essaye de m'exciter pour m'étourdir.
Tu as la peau dans la bouche tu me lèches comme un fou.
Je pose mon menton sur son épaule. Elle ne bouge pas. Je peux me concentrer.
Elle s'est mise à courir quand tout a commencé à couler d'elle parce qu'elle ne voulait pas être vue.
Mes seins sont tellement gonflés que je mords dedans.


Les propos photographiés en cadrage serré sont tenus depuis trois point de vue : celui de la victime, celui de l'auteur du crime et quelqu'un qui se trouve en arrière, un parent par exemple ou une personne qui doit éliminer le corps, un observateur... Les propos sont écrits de façon à ce que souvent nous ne sachions pas duquel des participants ils proviennent. Qui témoigne ? 


Jenny Holzer, Lustmord, 1993

Le papier de ce magazine est très fin, bien sûr il n'est pas fait pour durer. Même si les images de femmes sont fréquentes dans ce genre de publication, il est rare que la peau dans toute sa texture et sa singularité y soit montrée de si près. Sans complaisance, sans lumière homogène, sans réglage de couleur. La troisième page que l'on tourne est vierge d'inscription. Juste deux peaux recto et verso. Cette adéquation entre page et peau, cette adhésion, associée au bruit du feuilletage et au constat que chaque manipulation abîme un peu plus la feuille que je tourne fait du magazine un véritable objet sensoriel. Même délicate, je maltraite. Bourreau potentiel ou symbolique, un piège ! Collection de peaux, sons secs et friables, tatouages, une autre histoire se superpose.

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