lundi 30 août 2021

Le texte pensif & l'image pensive

Roland Barthes, S/Z, éditions du Seuil, 1970

Jacques Rancière, L'Image pensive in Le Spectateur émancipé, 2008
Pour Roland Barthes le texte classique ne dit pas tout. On y décèle une place libre, vacante, un degré zéro du sens, un etc. de la plénitude, une retenue qui en suspend la clôture. Il est pensif. Jacques Rancière, lui, voit la pensivitée comme une marque de la modernité. En venant contrarier la logique de l'action, elle interrompt le rapport entre narration et expression. L'histoire se bloque sur un tableau. C'est l'image pensive. Elle est disruptive. L'enchaînement narratif du texte, tout action, se trouve envahi par une passivité picturale. Il montre comment Flaubert a su mettre en œuvre ce développement de deux chaînes narratives distinctes, la chaîne orientée des causes et des effets du récit, tendue vers un dénouement et la chaîne des micro-événements sensibles (des tableaux) qui vient la doubler en se dispersant de manière aléatoire et non causale. Pourrait-on dire, après Gilles Deleuze, que ces tableaux (ceux qui, disséminés, bloquent l'histoire, sans cause ni effet) vides de sens et susceptibles donc de recevoir n'importe quel sens, sont les images en excès mais creuses dans une réalité en défaut, à faire encore, les signifiants flottants destinés à embarquer furtivement l'inexprimable, le comble de ce pas-tout que suggère Barthes ? De la même manière, dans les photographies, cet entrelacs de l'impassible avec le document donne naissance à des êtres quelconques aux identités incertaines, manquants à la place même où ils se trouvent.
 

Lewis Hine, New Jersey, 1924

Alexandre Gardner, Lewis Payne, 1865

Rineke Dijkstra, Kolobrzeg, Poland, July 26, 1992

Walker Evans, Kitchen Wall, 1936

Dans S/Z, Roland Barthes commentait la dernière phrase du Sarrasine de Balzac : « La marquise resta pensive. » L'adjectif "pensif" retenait à bon droit son attention : il semble désigner un état d'esprit du personnage. Mais, à la place où le met Balzac, il fait en réalité tout autre chose. Il opère un déplacement du statut du texte. Nous sommes en effet à la fin d'un récit : le secret de l'histoire a été révélé et cette révélation a mis fin aux espérances du narrateur concernant la marquise. Or, au moment même où le récit prend fin, la "pensivité" vient dénier cette fin ; elle vient suspendre la logique narrative au profit d'une logique expressive indéterminée. Barthes voyait dans cette "pensivité" la marque du "texte classique", une manière dont ce texte signifiait qu'il avait toujours du sens en réserve, toujours un surplus de plénitude. Je crois qu'on peut faire une analyse tout à fait différente et voir dans cette "pensivité", à l'inverse de Barthes, une marque du texte moderne, c'est-à-dire du régime esthétique de l'expression. La pensivité vient en effet contrarier la logique de l'action. D'un côté, elle prolonge l'action qui s'arrêtait. Mais, de l'autre côté, elle met en suspens toute conclusion. Ce qui se trouve interrompu, c'est le rapport entre narration et expression. L'histoire se bloque sur un tableau. Mais ce tableau marque une intervention de la fonction de l'image. La logique de la visualité ne vient plus supplémenter l'action. Elle vient la suspendre, ou plutôt la doubler.

Jacques Rancière, L'Image pensive dans Le Spectateur émancipé

Parmigianino, Homme tenant un livre, 1529

Barthel Benham, Portrait d'un arbitre, 1529
…un homme imberbe, d'âge moyen, fait face au spectateur ; placé derrière l'étroit plateau d'une table, il apparaît à mi-corps. De la main droite, il écrit à la craie des nombres sur une table, probablement pour les additionner ; son regard n'est cependant pas tourné vers l'addition : au contraire, il se perd dans le lointain. Le fait de représenter les yeux orientés dans des directions différentes est censé en faire une figure qui ne fixe pas physiquement un point précis, mais qui est prise dans une activité purement mentale (le calcul). Le motif du calcul permet de signifier un processus intérieur, purement subjectif, motif privé, de plus en plus nettement, de toute action physique. L'ajout du verre de vin et de la pomme n'ayant rien à voir avec le calcul, permet d'aller encore davantage à l'encontre de toute restitution de l'action physique.

Aloïs Riegl, Le Portrait de groupe hollandais

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Il faut entrelacer plusieurs régimes d'images, combiner la photo, jouer de la fraternité des métaphores pour que l'image reste pensive.

 

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