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Roland Barthes, S/Z,
éditions du Seuil, 1970
Jacques Rancière, L'Image
pensive in Le Spectateur émancipé, 2008
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Pour Roland Barthes
le texte classique ne dit pas tout. On y décèle une place libre,
vacante, un degré zéro du sens, un etc. de la plénitude, une retenue qui
en suspend la clôture. Il est pensif. Jacques Rancière,
lui, voit la pensivitée comme une marque de la modernité. En venant
contrarier la logique de l'action, elle interrompt le rapport entre
narration et expression. L'histoire se bloque sur un tableau. C'est
l'image pensive. Elle est disruptive. L'enchaînement narratif du texte,
tout action, se trouve envahi par une passivité picturale. Il montre
comment Flaubert a su mettre en œuvre ce développement de deux chaînes
narratives distinctes, la chaîne orientée des causes et des effets du
récit, tendue vers un dénouement et la chaîne des micro-événements
sensibles (des tableaux) qui vient la doubler en se dispersant de
manière aléatoire et non causale. Pourrait-on dire, après Gilles Deleuze,
que ces tableaux (ceux qui, disséminés, bloquent l'histoire, sans cause
ni effet) vides de sens et susceptibles donc de recevoir n'importe quel
sens, sont les images en excès mais creuses dans une réalité en défaut,
à faire encore, les signifiants flottants destinés à embarquer
furtivement l'inexprimable, le comble de ce pas-tout que suggère Barthes
? De la même manière, dans les photographies, cet entrelacs de
l'impassible avec le document donne naissance à des êtres quelconques
aux identités incertaines, manquants à la place même où ils se trouvent. |
Lewis Hine, New Jersey, 1924
Alexandre Gardner, Lewis Payne, 1865
Rineke Dijkstra, Kolobrzeg, Poland, July 26, 1992
Walker Evans, Kitchen Wall, 1936 |
Dans
S/Z, Roland Barthes commentait la dernière phrase du Sarrasine de
Balzac : « La marquise resta pensive. » L'adjectif "pensif" retenait à
bon droit son attention : il semble désigner un état d'esprit du
personnage. Mais, à la place où le met Balzac, il fait en réalité tout
autre chose. Il opère un déplacement du statut du texte. Nous sommes en
effet à la fin d'un récit : le secret de l'histoire a été révélé et
cette révélation a mis fin aux espérances du narrateur concernant la
marquise. Or, au moment même où le récit prend fin, la "pensivité" vient
dénier cette fin ; elle vient suspendre la logique narrative au profit
d'une logique expressive indéterminée. Barthes voyait dans cette
"pensivité" la marque du "texte classique", une manière dont ce texte
signifiait qu'il avait toujours du sens en réserve, toujours un surplus
de plénitude. Je crois qu'on peut faire une analyse tout à fait
différente et voir dans cette "pensivité", à l'inverse de Barthes, une
marque du texte moderne, c'est-à-dire du régime esthétique de
l'expression. La pensivité vient en effet contrarier la logique de
l'action. D'un côté, elle prolonge l'action qui s'arrêtait. Mais, de
l'autre côté, elle met en suspens toute conclusion. Ce qui se trouve
interrompu, c'est le rapport entre narration et expression. L'histoire
se bloque sur un tableau. Mais ce tableau marque une intervention de la
fonction de l'image. La logique de la visualité ne vient plus
supplémenter l'action. Elle vient la suspendre, ou plutôt la doubler.
Jacques Rancière, L'Image pensive dans Le Spectateur émancipé
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Parmigianino, Homme tenant un livre, 1529
Barthel Benham, Portrait d'un arbitre, 1529
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…un
homme imberbe, d'âge moyen, fait face au spectateur ; placé derrière
l'étroit plateau d'une table, il apparaît à mi-corps. De la main droite,
il écrit à la craie des nombres sur une table, probablement pour les
additionner ; son regard n'est cependant pas tourné vers l'addition : au
contraire, il se perd dans le lointain. Le fait de représenter les yeux
orientés dans des directions différentes est censé en faire une figure
qui ne fixe pas physiquement un point précis, mais qui est prise dans
une activité purement mentale (le calcul). Le motif du calcul permet de
signifier un processus intérieur, purement subjectif, motif privé, de
plus en plus nettement, de toute action physique. L'ajout du verre de
vin et de la pomme n'ayant rien à voir avec le calcul, permet d'aller
encore davantage à l'encontre de toute restitution de l'action physique.
Aloïs Riegl, Le Portrait de groupe hollandais
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Il
faut entrelacer plusieurs régimes d'images, combiner la photo, jouer de
la fraternité des métaphores pour que l'image reste pensive.
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