samedi 13 août 2022

Une poétique de l'ivresse

Martha Rosler, The Bowery in Two Inadequate Descriptive Systems, 1974/75

Dans la pièce The Bowery in Two Inadequate Descriptive Systems (Le Bowery en deux systèmes descriptifs inadéquats) Martha Rosler explore la vie urbaine et la représentation des groupes minoritaires et sans droits qui la constitue. La pièce est faite de 24 cadres, chacun d'eux associant une photographie avec d'une page dactylographiée. La plupart des photos montrent une devanture de magasin, sinon une entrée ou une façade d'immeuble (il n'y a pas de photo dans les trois premiers cadres). Les photos ont été prises par Martha Rosler le long de Bowery, une rue en bas de Manhattan. Ce quartier, de tous temps en mutation, était associé à l'alcoolisme, mais aussi aux lofts loués par des artistes, ainsi qu'aux clubs et petits théâtres. Les mots dactylographiés, qui font tous référence à l'état d'ébriété, sont tirés d'un journal tenu en 1974 par l'artiste en vu de la réalisation de l'œuvre. Les mots ne décrivent pas les photographies et les photographies n'illustrent pas les textes. Texte et image sont dissociés et Martha Rosler ouvre un espace vide entre les deux, espace propice aux associations d'idées. Contrairement aux photos documentaires se référant à ce quartier et à ses dysfonctionnements, les photos ici ne montrent aucune figure humaine. Le problème évoqué est d'abord urbain, inscrit dans le bâti, dans une structure. Tout comme le langage est lui aussi une structure, une construction. Deux systèmes, tous deux inadéquats. Une ivresse non pas poétique mais linguistique.

Martha Rosler, The Bowery in Two Inadequate Descriptive Systems, 1974/75
Martha Rosler, The Bowery in Two Inadequate Descriptive Systems, 1974/75
Si Martha Rosler évoque elle-même « Une poétique de l'ivresse » c'est bien dans le sens d'un langage objectiviste qui donnerait accès objectivement au réel. Même si ici, paradoxalement, ce réel passe par une série d'images décrivant les fluctuations d'un état comme autant de personnages d'un ensemble d'incohérences disparate. L'avant dernier cadre fait exception à la règle de disjonction puisque le texte y décrit parfaitement l'image, dans un registre argotique, dead soldiers ou dead marines désignant les cadavres ou bouteilles vides. À peine un glissement dans un registre plus littéral et la guerre du Vietnam s'invite.
Martha Rosler, The Bowery in Two Inadequate Descriptive Systems, 1974/75

Quelques termes français pour une traduction :

 illuminé, bienheureux, parti, éclaté, lubrifié, bardé, chargé, à vau-l'eau, raide, pompette, paf, pistaché, rétamé, dans le cirage, plein, éméché, vaseux, vrillé, vitreux, imbibé, pochetronné, poivrot, ivrogne, aviné, écluseur, un verre dans le nez, pinté, entamé, flingué, fait, torché, schlass, en goguette, bourré, bituré, battant de l'aile, cassé, sous la table, culbuté, déchiré, cuit, gris, noir, arrondi, en orbite, pété, rincé, beurré, rond, inconscient, comateux, zingué, hors-jeu, défoncé, rincé, titubant, ivre mort, picoleur, pochard, pilier de comptoir, alcoolique, soulard, délabré, clodo, cadavres…

Martha Rosler, installation view of the series The Bowery in Two Inadequate Descriptive Systems, 1974-75

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