dimanche 17 mars 2024

À cause de l'élevage de poussière

Sophie Ristelhueber, Fait, 71 photographies, 100 x 130 cm, Jeu de Paume, Paris, 2009

Man Ray, Élevage de poussière, 1920
En octobre 1991, six mois après la guerre du Golfe, Sophie Ristelhueber part dans le désert du Koweit. Elle n'est pas reporter et ne cherche ni à témoigner, ni à dénoncer. "Il ne faut pas abandonner le terrain du réel et de l'émotion collective aux seuls reporters, rédacteurs, photographes." "Il est essentiel pour moi, d'aller affronter physiquement la réalité. Au Koweït, j'ai voulu faire corps avec le territoire. Le terrain était aussi miné que celui de l'image." Les images enregistrant les traces du conflit sur le sol ont été prises d'un hélicoptère mais aussi depuis le sol. Le déclencheur avait été une photo aérienne découverte dans le Time Magazine mais Sophie Ristelhueber garde en tête une autre photo qu'elle connaît bien : Élevage de poussière de Man Ray.
 
Sophie Ristelhueber, Fait, détail, 100 x 130 cm, 1992

En passant des vues aériennes au sol, j'ai cherché à faire perdre toute notion d'échelle, comme dans Élevage de poussière de Man Ray et Marcel Duchamp. C'est une image qui me fascine et que j'ai gardée en tête pendant tout ce travail. Cette balade entre l'infiniment grand et l'infiniment petit déstabilise le spectateur. C'est une bonne illustration de la relation que nous avons au monde. Nous disposons de moyens modernes pour tout voir, tout appréhender mais, en fait nous ne voyons rien. Même si certaines images s'apparentent à des coupes au microscope, je ne voulais pas, non plus, que ce jeu sur l'échelle vire complètement à l'abstraction. J'ai donc beaucoup marché, travaillé sur les innombrables objets abandonnés : chaussures, théières, télévisions, meubles de bureaux. Et puis les "choses" de la guerre : obus, lance-missiles, tanks, toutes sortes de mines. J'ai trouvé une collection de blaireaux, de rasoirs et de petits miroirs qui devaient faire partie de la panoplie du soldat. Des journaux intimes, des couvertures écossaises qui ressemblaient à celles de mon enfance. J'avais l'impression de sentir physiquement cette folie des gens qui fuyaient vers le nord. Ce double abandon de l'homme et de l'objet m'a beaucoup troublé. Ces "natures mortes" ramènent au côté prosaïque de la guerre. En même temps, coupés de leur usage, les objets deviennent eux aussi des abstractions.
Sophie Ristelhueber, Fait, détail, 100 x 130 cm, 1992
"Dans La Jalousie de Robbe-Grillet, tandis que les choses sont progressivement et minutieusement décrites, elles s'annulent les unes les autres. Au chapitre suivant on découvre la même histoire mais légèrement déplacée, de telle manière que l'histoire précédente cesse d'exister. La précision de la photographie, ce qui est retenu dans le cadre fermé, a quelque chose à voir avec la technique du Nouveau Roman. Simultanément, je travaille de manière à ne rien dire — il n'y a pas d'histoire."
Depuis les années cinquante, avec l'essor de l'image télé et maintenant avec les séquences filmées sur nos téléphones, la photo est perçue comme un medium quelque peu figé et fragmentaire. Fait, composée de 71 grandes images disposées en grille dans l'espace, revendique le statut partiel, répétitif, précis, équivoque, pensif et fragmentaire de l'image photo — il n'y a pas d'histoire.

Sophie Ristelhueber, À cause de l'élevage de poussière, 2007
Man Ray, Élevage de poussière, photo avant recadrage, 1920

En 2007, alors que Fait était achevée depuis longtemps, Sophie Ristelhueber retourne à ses planches contact pour en tirer une dernière image. "À l'époque j'étais embarrassée. Je l'ai mise de côté. Je me disais que ça paraissait trop évident, comme si j'avais copié Man Ray. Mais finalement, je l'ai montrée. Le titre est : À cause de l'élevage de poussière."

 

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