vendredi 11 octobre 2024

La rivière Taw

Susan Derges, River Taw 1997
Susan Derges, photographe, vit dans le Devon, au Royaume-Uni. Elle travaille dans le paysage, le plus souvent dans les rivières et sans appareil photo. Elle immerge de nuit de grandes feuilles de papier photographique couleur dans des rivières dont elle capte ainsi directement le mouvement continu. Le paysage extérieur entier devient sa camera obscura. Ses sources de lumière sont la lune et ponctuellement une lampe ou un flash. Ses images sont des photogrammes. "Je voulais visualiser l'idée d'un seuil. On serait à la lisière entre deux mondes interconnectés : un espace intérieur, imaginatif ou contemplatif, et un monde extérieur, dynamique et magique, celui de la nature. Comment ces deux mondes interagissent, se projettent l'un sur l'autre ou l'un dans l'autre et défont l'idée que nous avons de nous-mêmes dans l'environnement, d'un "soi" dans "la nature".

Susan Derges, River Taw "restored" Willow 2 & Hawthorn, 2020, 170 x 60 cm & 130 x 60 cm, tirage fujicolor - River Taw, 1998, 165.1 × 60.33 cm, cibachrome unique

Le fait d'avoir vécu au Japon m'a confortée dans l'idée que l'artiste est un facilitateur sensible qui permet à quelque chose de se manifester. Je voudrais être un co-auteur avec la rivière plutôt que quelqu'un qui énoncerait ce qu'il sait.

Le point de fuite, en photographie ou en peinture, assigne l'observateur — les choses en perspective s'éloignent de lui. En supprimant l'horizon, je rétablis une vue d'ensemble, le ciel et le sol sont ensemble dans la même image détaillée. Cela produit une sorte de désorientation ou même de fusion.

Dans ma première série, Chladni (1985) j'ai utilisé de la poudre de carborundum sur des plaques de métal et j'ai pu ainsi rendre visible la vibration des ondes sonores. Ça donne le sentiment d'un univers intelligent. Ça m'a montré que nous ne sommes pas des formes fixes, mais plutôt des phénomènes totalement vibratoires.

Susan Derges, Eden 2, 2004, tirage lambda, 183 x 101.5 cm

Susan Derges, Shoreline, 1998, tirage argentique unique, 100 x 230 cm

Le processus de travail avec la rivière Taw dans le Dartmoor a impliqué un contact physique avec les choses. J'ai refusé tout effet de distanciation. La photographie est basée sur l'objectif, sur une mise à distance que l'idée d'immerger le papier sous la surface de la rivière récuse, à la fois au niveau métaphorique et au niveau littéral. Ici, le processus était déterminant et aussi assez désorientant et abstrait. Je voyais la rivière comme un système de circulation transportant la mémoire de sa propre histoire, transportant des feuilles, des roches et des sédiments. L'échelle des photogrammes permet d'établir une relation directe du corps avec la matérialité de l'eau. C'était performatif. Je voulais mettre l'accent sur un sentiment d'appartenance à la nature.

C'est un travail de plein air. L'eau est un élément constitutif de la vie en nous et à l'extérieur de nous, ses propriétés sont à la fois qualitatives et quantitatives. Pour réaliser les photogrammes de cette série The River Taw, j'ai travaillé sur des sites préalablement sélectionnés, sur certains d'entre eux je débordais d'énergie, sur d'autres non. Chaque site avait sa présence propre, il y avait comme une sorte de "syntonisation" avec le lieu.

Chaque image est le témoignage unique d'un événement, d'une couleur, d'une forme, d'une saison et d'une époque. Chacune a sa propre réalité et sa propre métaphore. Elles sont inlassablement et sans équivoque photographiques. Vingt deux années plus tard, quand vint le numérique, je me suis décidée à numériser en haute définition les quelques photogrammes imparfaits, endommagés soit à l'impression, par une pierre, des algues ou tout autre accident de manipulation, soit au moment délicat du tirage cibachrome. J'ai pu opérer des retouches, des recadrages qui ont menés à la constitution de la série The River Taw “Restored”

Faire des images à l'extérieur la nuit avec un flash, utiliser le paysage comme chambre noire rend beaucoup de choses possibles. Les tirages sont colorés par la lumière de la lune. La pleine lune donnait des tirages bleus, la nouvelle lune des tirages verts. Au fil des ans, j'ai développé une relation étroite avec la lune et j'ai parfois été obsédé par ses phases. 

Susan Derges, extérieur & atelier
Susan Derges, Tide Pool 4, 26 & 39, 2014-2015, C print unique, 76 x 51 cm, 121.9 x 63.5 cm, 49.3 x 76.2 cm
 
Avec la série Moon, j'ai commencé à m'inquiéter de la profondeur de champ très limitée du photogramme. Quand je travaillais en Écosse, j'observais les ciels nocturnes juxtaposés aux arbres et aux branches, et les étoiles qui brillaient à travers eux. Quelle frustration ! Comment intégrer dans l'image à la fois les éléments proches et ceux lointains ? J'ai alors photographié la lune et les champs d'étoiles à l'aide d'un appareil photo grand format. Je les ai ensuite tirés sur de grands plans-film que j'ai placés sur le papier photo, sous l'eau, pour qu'ils agissent comme des écrans et que les images se combinent.

J'ai réalisé des photogrammes de 1992 à 2009. Puis je suis devenue allergique à la chimie nécessaire au tirage des photogrammes sur papier Cibachrome. Ce papier a ensuite disparu du commerce.  Les choses se sont terminées ainsi. J'avais de toute façon à nouveau envie de travailler en studio avec un appareil photo.
Susan Derges, Tide Pool 7, 2014-2015, C print unique, 76.2 x 56 cm
 
Aujourd'hui, je travaille avec un Hasselblad numérique en studio et du papier Lamda pour mes tirages. Je photographie l'eau et les divers éléments de haut en bas, à travers un réservoir en verre. Le fond est tout autant visible pour moi que le dessus. Les photogrammes sont un processus de pur hasard, on doit travailler de manière intuitive sans pouvoir voir ce qui apparaîtra sur la photographie. C'est aussi physiquement très difficile. Maintenant j'ai davantage de contrôle, mais bien sûr aussi d'autres inconvénients.

La série Tide Pools est née de l'observation des bassins rocheux du littoral. Sur la côte nord du Devon par exemple, les marées ont creusé dans la roche, au fil des siècles, des bassins miniatures qui constituent à marée basse de petits écosystèmes aqueux pleins de vie et de couleurs précaires qui seront emportés à la prochaine montée des eaux. Je prélève et transporte ces fragiles microcosmes dans l'atelier où je fabrique avec eux de petites constructions éphémères que je photographie avant de rendre ces précieux organismes à leur milieu d'origine.

Quelques entretiens filmés : ici et

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