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Richard Prince, Collected Writings, 2011 |
La sirèneÀ New York, j'embarque sur un bateau vers la France, j'ai 18 ans. C'était un petit bateau de croisière italien, bourré d'étudiants. Le premier jour nous avons traversé un ouragan. Tout le monde était malade. Nous étions huit jeunes par chambrée. Nous étions tous étrangers. Il y avait beaucoup à boire, beaucoup de fêtes. J'ai rencontré une fille de l'Université du New Hampshire. On s'est beaucoup embrassés. Quand nous avons accosté au Havre, il y a eu un appel. Il manquait une personne. Une fille. Elle avait dû tomber par-dessus bord au milieu de l'Atlantique. Ça aurait pu arriver facilement et ça aurait été facile de ne rien voir. Je pense encore à cette fille, gesticulant sur-place, avec sa main qui s'agite en l'air, ses vêtements et ses cheveux mouillés, désemparée et regardant le bateau s'éloigner.
Richard Prince, Collected Writings, 2011
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Richard Prince, Instagram, 2014
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New Portraits
En 1984, j'ai fait des portraits.
Je l'ai fait d'une manière différente. D'une manière qui n'avait rien à voir avec la tradition du portrait. Si vous vouliez que je fasse votre portrait, vous deviez me donner au moins cinq photographies qui avaient déjà été prises de vous, qui étaient en votre possession (vous les aviez, elles étaient à vous) et, plus important encore, vous en étiez déjà satisfait.
Vous me donnez les cinq que vous aimez et je choisirai celle que moi j'aime. Je la re-photographierai et ce sera votre portrait. C'est simple. Direct. Au point...
Infaillible.
J'ai commencé par mes amis. Peter Nadin. Anne Kennedy. Jeff Koons. Cookie Mueller. Gary Indiana. Colin de Land.
Ils n'ont pas eu à poser pour leur portrait. Ils n'avaient pas à prendre rendez-vous et à venir s'asseoir devant un cyclope ou devant un fond neutre ou sur un tabouret d'artiste. Ils n'avaient pas besoin de se présenter. Et ils ne seraient pas déçus du résultat. Comment le seraient-ils ? Ce n'est pas comme s'ils me donnaient des photos d'eux embarrassantes.
Science-fiction sociale.
Un autre atout c'était la « chronologie ». Si vous aviez la soixantaine et que vous me donniez une photographie prise trente ans plus tôt, et que c'est celle que je choisissais, votre portrait finissait dans une sorte de machine à remonter le temps. Je ne pouvais pas avancer, mais je pouvais reculer dans le temps. Vanité. La plupart des personnes aimaient la version la plus jeune d'elles-mêmes. L'avenir n'avait donc pas vraiment d'importance. La moitié de H. G. Wells valait mieux que pas de moitié du tout.
Qui l'eût dit ?
Après les amis, je suis passé aux gens que je ne connaissais pas.
J'avais accès à la Warner Bros. Records et à leurs fichiers publicitaires. Ces dossiers étaient remplis de papier glacé 8 x 10 des stars du disque qu'ils avaient sous contrat. Laissons tomber la façon dont j'y ai eu accès. C'était il y a longtemps. Disons simplement qu'un gars de l'A&R m'a donné l'accès, la "permission".
J'ai passé du temps au siège de Los Angeles, à Burbank, et j'ai fouillé dans les armoires métalliques pour prendre les "publicités" que je voulais, je les ai ramenées chez moi, je les ai posées devant mon appareil photo et j'ai fait une nouvelle photo. La première que j'ai faite était celle de Dee Dee Ramone.
Puis j'ai fait Tina Weymouth, Tom Verlaine, Jonathan Richman, Laurie Anderson. J'ai fait les deux filles de B-52s.
Ne pas connaître ces personnes, ne jamais les avoir rencontrées, ni leur avoir parlé, mais pouvoir quand même faire leur portrait, ça m'a enthousiasmé. Satisfaction. J'ai passé des semaines dans le sous-sol de la Warner Bros. Je pensais avoir un atout. Ma méthode, si on peut l'appeler ainsi, était beaucoup plus souple que la manière habituelle de réaliser des portraits. Je n'avais pas besoin de studio. Une chambre noire. Un réceptionniste. Un calendrier. Du maquillage. Des stylistes. Je n'avais pas à m'occuper d'agents ou de la "personnalité", bonne ou mauvaise, du modèle. Mes frais étaient minimes et je pouvais faire le portrait tout seul.
Tout seul. C'est ce qu'il y a de mieux.
Pourquoi Je Vais Seul au Cinéma.
Au début, j'ai pensé que ça pouvait devenir un business.
Jusqu'alors, aucune de mes œuvres ne se vendait... ou ne se vendait suffisamment bien pour que je puisse en vivre. Je venais de quitter mon emploi à Time Life l'année précédente et j'essayais de m'en sortir en vivant près de Venice Beach à Los Angeles... partageant une maison avec trois colocataires et vivant des ventes occasionnelles que Hudson, mon ami de Chicago, réalisait en vendant mes dessins "humoristiques".
L'idée d'un « business du portrait » me semblait bonne. Qui ne voudrait pas de son portrait ainsi réalisé ?
J'ai continué à faire des amis. Paula Greif. Dike Blair. Myer Viceman. J'ai réalisé le portrait de tout ceux de Wild History, un livre que j'ai préparé pour Tanam Press sur les écrivains du centre-ville. Le portrait de l'auteur accompagnait sa contribution. Wharton Tiers. Spalding Gray. Tina L'Hotsky.
À la fin de l'année 84, c'était fini.
Je ne sais pas si c'est par manque d'intérêt pour moi ou pour les autres (Mon énergie s'est évaporée.) J'étais incapable de convaincre les gens à passer commande. C'était une bonne idée, mais après en avoir réalisé une quarantaine, je les ai mis dans un tiroir et je suis passé à autre chose. Ennuyé ? Fébrile ? Je ne sais pas. Disons simplement que ça n'a pas décollé.
On s'en tient là.
Mes dessins humoristiques sont devenus des blagues et les blagues ont commencé à tout envahir. En fin de compte, je pense que la plupart des gens préféreraient que leur portrait soit fait par Robert Mapplethorpe.
Trente ans. Le temps passe.
Les réseaux sociaux.
En regardant par-dessus l'épaule de ma fille, j'ai vu qu'elle faisait défiler des photos sur son téléphone. Je lui ai demandé ce qu'elle regardait. "C'est mon Tumblr". "C'est quoi un Tumblr ?", ai-je demandé.
C'était il y a... quatre ans ?
Il y a environ trois ans, j'ai acheté un iPhone. Quelqu'un m'avait montré les photos que l'on pouvait prendre avec le téléphone. J'avais abandonné la photographie après la disparition des diapositives couleur. J'ai essayé le numérique, mais je n'ai pas réussi à m'adapter. Je n'ai jamais aimé trimbaler un appareil photo et, de toute façon, je faisais de la peinture et de la gravure à l'encre... l'idée d'utiliser un gros appareil photo encombrant avec toutes ses courbes et gadgets, ce n'était pas pour moi.
Entre le marchand de sable.
L'iPhone était exactement ce qu'il me fallait. Je n'arrivais pas à croire à quel point il était facile de viser et de prendre des photos. Pas besoin de faire la mise au point. Pas besoin de charger la pellicule. Pas de ASA à régler. Ni besoin de choisir la vitesse. La clarté...
Je pouvais voir à des kilomètres.
Les photos prises étaient stockées dans le téléphone. Quand on voulait les voir, elles apparaissaient sur une grille. Et le mieux, c'est qu'on pouvait envoyer immédiatement une photo à un ami, à un e-mail, à une imprimante ... ou organiser les photos, comme l'avait fait ma fille, et les poster de façon public ou privée.
Quand les mondes s'entrechoquent.
J'ai questionné ma fille pour en savoir plus sur Tumblr. Ce sont tes photos ? Où as-tu trouvé celle-là ? As-tu eu besoin d'une autorisation ? Comment as-tu fait ce cadrage ? Tu peux les supprimer ? Vraiment ? C'est quoi ces "followers" ? Qui sont-ils ? Tu les connais ? Et si tu ne veux pas partager ? Tu as combien d'amis qui ont un Tumblr ?
Ce qui est à toi est à moi.
(…)
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Richard Prince, Sans titre (Portrait), 2015, impression jet d'encre sur toile, 167x124 cm
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