samedi 23 août 2025

Nucléarité

Sigmar Polke, Uranium (Pink), 1992
En1982, Sigmar Polke rapporte d’un voyage en Australie une roche d’uranium. Depuis les années 1960 il s'intéresse à cette matière première. Il achète des livres sur l’uranium, tant historiques et écologiques que techniques et scientifiques. Il utilisera l’uranium dans une série d’autoradiographies produites entre 1982 et 2000. Ces "uranographies", ainsi que Polke les appelle, ont été réalisées selon le même procédé utilisé par Henri Becquerel en 1896, en appliquant de l’uranium sur des surfaces photographiques. Les traces de l’uranium sur le papier photosensible produisent des images abstraites pouvant suggérer une explosion, un nuage, le flou de quelque chose encore indéterminé. Les uranographies sont nées dans un cadre géopolitique très particulier. Polke a grandi en pleine guerre froide, dans l'Allemagne de l’Est, un important fournisseur d’uranium pour le programme nucléaire soviétique. Depuis la fin des années 1970 l’activisme antinucléaire se développe en Europe. En 1981, l’une des plus grandes mobilisations antinucléaires de l’époque rassemble, en RDA, 100 000 manifestants sur le site prévu pour la construction de la centrale nucléaire de Brokdorf. La manifestation est violemment réprimée par les forces de l’ordre. C’est dans ce contexte que Polke commence les uranographies. Mais comment a-t-il pu rapporter ce minerai d’Australie ? Nul ne le sait. 

Kyveli Mavrokordopoulou, Irrésolutions nucléaires, 2024

Sigmar Polke, Untitled (Uranium Green), 1992

Sigmar Polke, Uranium, 1982-1986

Polke aborde la question non pas depuis la centrale nucléaire ou la bombe mais depuis le minerai source : l'uranium. Cette ressource est restée longtemps la grande absente du récit nucléaire. Les histoires coloniales de l’exploitation minière de l’uranium, en Australie par exemple, ou en Afrique, et sa relation avec la guerre froide ne sont que peu étudiées à l'époque. L’uranium a pu passer incognito en raison d’un ensemble de mécanismes – scientifiques, industriels et étatiques – qui en ont fait une marchandise banale circulant dans un cadre légal peu contraignant sous la forme de yellowcake. Juridiquement, le secteur de l’extraction n’a été inscrit en tant qu’activité nucléaire que bien après les années 1960 et à cause de ce laisser-faire, pendant des décennies, le niveau de précautions sanitaires et environnementales dans les mines est resté très faible. 

En 2016, l’historienne Gabrielle Hecht expose dans son livre Uranium africain. Une histoire globale, les mécanismes ayant permis ce laxisme. Ce sont autant d’opérations de brouillage stratégique sur la question de savoir ce qu’est réellement une chose nucléaire. La bombe atomique est automatiquement considérée comme nucléaire, alors que cela ne va pas de soi dans le cas d’une mine d’uranium. Pour penser ces glissements ontologiques entre choses nucléaires et non-nucléaires, Gabrielle Hecht invente le concept de "nucléarité", afin de décrire les processus par lesquels des objets ou des lieux se voient qualifiés de nucléaires. Elle établit ainsi une distinction entre "radioactivité" et "nucléarité" : "la radioactivité est un phénomène physique qui existe indépendamment, qu’il soit détecté ou politisé. La nucléarité, en revanche, est un phénomène technopolitique issu de configurations politiques et culturelles affectant les choses scientifiques et techniques ; elle émerge des relations sociales selon lesquelles le savoir est produit. La nucléarité n’est pas la même partout [...]. La nucléarité n’est pas la même pour tout le monde [...]. La nucléarité n’est pas la même à tout moment."

Le concept de nucléarité permet donc d’élargir, spatialement et temporellement, le récit nucléaire dominant en incluant les lieux d'extractions d’uranium, les questions coloniales et post-coloniales ainsi que toute la chaîne de d'exploitation, de transformation et de production menant aux bombes, aux réacteurs, aux différents politiques. Le geste de Polke anticipe et annonce cette nouvelle conscience. On pense depuis la mine.

Susanne Kriemann

Pechblende, AMNH Autoradiography, 8 jours, demi-vie de 4.5 billions d'années, 20 x 25 cm - Musée d'histoire naturelle, NY, 2015

Inside the fish, a “hot” supper. The Office of the Historian Joint Task Force One : Operation Crossroads.

Pitchblende, Museum Uranbergbau, botte en caoutchouc et bouteille, Photogram (exposé en chambre noire au flash du téléphone portable), 2016

Susanne Kriemann, autoradiographies

Dans un projet qui se déploie à travers de nombreux médiums, Pechblende 2014-2019, Susanne Kriemann montre la complexité de l’héritage toxique de l’extraction de l’uranium en Allemagne de l’Est. De quelle manière la photographie peut-elle servir d’enregistrement matériel des environnements en mutation ?

J’aime penser l’image documentaire comme une sorte de témoin matériel permettant d’élargir le statut de la photographie à un objet d’art. Lorsque je place des matières radioactives sur une pellicule, j’imagine la photographie comme une prairie exposée à la pollution. Les matériaux polluants qui imprègnent naturellement la surface, tels que les radionucléides ou d’autres métaux lourds, modifient radicalement les notions standard de photographie et de temps d’exposition. Penser la photographie de cette manière change notre compréhension du sujet documenté et du corps « récepteur » du support photographique. 

Depuis dix ans, je travaille sur les anciennes zones d’extraction d’uranium dans les régions de Thuringe et de Saxe, en Allemagne de l’Est, où d’importants gisements d’uranium ont été découverts dans les années 1940. Ces zones sont devenues des sites politiques très controversés après la division de l’Allemagne ; la région, initialement sous le contrôle des États-Unis, a été échangée avec l’Union soviétique contre un quart de Berlin. Nous ne pouvons que deviner ce qui se serait passé au XXe siècle sans cet échange. Il ne s’agit là que d’un aspect contextuel de mon projet en cours Pechblende, qui interroge les liens entre la photographie et la radioactivité. 

L’histoire complexe de ces régions est racontée par de nombreuses personnes de manières très différentes : des personnes qui travaillent dans les mines, d’autres pour les sciences, des poètes, des écrivains, des militants écologistes et des photographes. Depuis 2016, je collabore avec des géologues et des biologistes de l’université d’Iéna qui mènent des recherches et des expériences sur l’assainissement de ces anciens paysages miniers d’uranium extrêmement pollués. Je trouve l’idée stimulante, de considérer mes photographies comme des processus cumulatifs combinant les plantes de « phytoextraction », les documents d’archives et les pierres radioactives.
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Susanne Kriemann, Pechblende

Susanne Kriemann, Lupin, Fougère, Genêt, 2024

L'historien Peter C. Van Wyck relate : «Il paraît que les prospecteurs utilisaient du film photographique pour détecter, par la trace qu’il y laisse, le pechblende (minerai d'uranium) ».  

Gabrielle Hecht relaie un témoignage similaire, rapportant qu’au Gabon, les mineurs portaient des badges dotés de pellicule capable de détecter les rayonnements gamma émis. Après plusieurs heures de travail, les films contenus dans ces badges étaient développés et le résultat révélait l'intensité de l'exposition à la radioactivité dans la mine. D’anciens mineurs, ayant conservé ces films, espéraient lors des luttes menées pour obtenir des compensations, qu'ils les aideraient à prouver leur exposition aux radiations. Il fallait trouver quelqu’un capable de les lire.

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