Parallèlement à son travail de cinéaste, Yohan Van der Keuken a beaucoup photographié. L'attention de ce grand cinéaste aux choses du monde et aux gens l'a conduit, comme l'écrit Alain Bergala, à repenser, par sa pratique, la notion photographique d'instant décisif, donnant à l'acte photographique une envergure telle que Bergson l'avait imaginée pour la connaissance, dans l'analyse du "mécanisme cinématographique de la pensée et l'illusion mécanistique", appelant la durée vraie : le temps-invention.
"...Le caractère cinématographique de notre connaissance des choses tient au caractère kaleïdoscopique de notre adaptation à elles...
...Tous les instants se valent. Aucun d'eux n'a le droit de s'ériger en instant représentatif ou dominateur des autres. Et, par conséquence, nous ne connaissons un changement que lorsque nous savons déterminer où il en est à l'un quelconque de ses moments...
Cadrer, pour le cinéaste VdK, relève toujours d'un arbitraire où il a le sentiment de faire du tort au monde, à la fameuse "robe sans couture de la réalité" chère à André Bazin. VdK est souvent partagé entre son goût de la tenue des images (sans laquelle l'homme à la caméra serait démissionnaire devant son art et ne saurait se saisir de rien) et le sentiment qu'il y a toujours une arrogance dommageable dans le fait de sectionner un morceau du réel et de lui faire rendre sens contre son gré. Il lui est arrivé d'employer le terme d'excision pour qualifier ce qu'il y a ontologiquement d'agressif, à ses yeux, dans l'acte pourtant indispensable de cadrer. Le mot en dit long sur la réticence du cinéaste qui n'est pas seulement une réticence morale mais surtout un regret, celui d'ôter au monde une dimension d'innocence qui ne peut résider que dans la jouissance de sa propre étendue illimitée. A être cadré, le corps de la réalité souffre d'une ablation qui lui enlève la possibilité de jouir de sa propre infinitude où le sens flotte indéfiniment avec bonheur. Van der Keuken cinéaste a inventé ses désormais fameux "décadrements" (...)
Comment cadrer sans arrogance ni offense faite au monde ? VdK a cherché sans cesse en photographie à déjouer la pseudo-fatalité du cadre unique et inéluctable. Il a essayé de mettre en œuvre toutes les stratégies imaginables (et techniquement praticables) pour gommer ce qu'il y a toujours de trop affirmatif (je vois ceci !) dans la photographie finie. Pour substituer l'état d'indécision, en photographie, à l'instant décisif.
Une autre stratégie, tentée par VdK dans sa résistance à l'image définitive, consiste à feuilleter des temps successifs dans un même cadre. Si le cadre, ici, est unique, il contient (mal : le monde déborde, se chevauche, s'agite, grouille) des temps feuilletés qui le font imploser comme cadre. Il perd une grande partie de son pouvoir d'imposer un ordre au monde pour devenir un contenant où grouille l'aléatoire, l'insaisissable et le pas-tout-à-fait maîtrisable.
Alain Bergala, De la photographie comme art de l'inquiétude (introduction à L'oeil lucide)
Un entretien avec Alain Bergala, ici
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