Ad Reinhardt, diapositives, 1952-1967 |
Pendant les vingt dernières années de sa vie, Ad Reinhardt a rassemblé
une collection de plus de 12000 diapositives qu'il projetait au cours de
conférences dans son appartement, les maisons de ses amis et le
"Artists'Club" (où lui et ses collègues se rencontraient souvent pour
débattre sur l'art) ou qui lui servaient à présenter, à Brooklyn et au Hunter
College à New York, des panoramas de l'histoire de l'art universelle. Il a pris
la plupart de ces photographies avec son Leica 35 mm au cours de voyages autour
du monde entrepris entre 1952 et l'année de sa mort en 1967; d'autres images
ont été tirées de magazines et de collections de musées. Il a lui-même réuni beaucoup
de ces diapositives, avec l'aide de sa fille Anna, recadrant parfois les images
au scotch. Les diapositives étaient conservées dans 56 boîtes en métal et en
plastique stockées dans son atelier, étiquetées selon des classifications très
générales comme "la Chine antique" ou "le Mexique"; un
certain nombre de ces boîtes sont restées dans l'ordre correspondant à la
dernière utilisation qu'en a fait Reinhardt au cours d'une de ses nombreuses
conférences, mélangeant avec enthousiasme les lieux géographiques et les
époques.
Alors que Reinhardt est surtout connu comme peintre de toiles abstraites,
sombres et minimales, il s'est toute sa vie intéressé à la photographie. Il a
servi dans la marine comme photographe pendant la Seconde guerre mondiale et,
au cours de sa carrière, a exploré la relation formelle et théorique entre le potentiel
mécanique des "images" (dessins animés, photographies, film) et
l'accomplissement pur de l'acte de "peindre" (l'apothéose de sa
pratique, l'abstraction). En 1952, Reinhardt est allé une première fois en
Europe, avec le critique Martin James, pour voir de l'art; il a voyagé en
Espagne, en Grèce, à Amsterdam, à Londres, à Paris, à Glasgow, à Rome, à Munich
et à Nuremberg; en Inde, en Asie, au Japon, en Iran, en Irak et en Égypte;
partout en Europe; en Turquie, en Syrie et en Jordanie; dans le Yucatan; puis à
Londres, à Tokyo, à Rome et à Montréal - pour ne donner qu'une liste
chronologique partielle des voyages qu'il a réussi à entreprendre tout en
ayant une famille, en faisant de l'art et en enseignant. Il a pris des photos tout
au long de ces périples, y compris autour de sa ville natale, New York,
juxtaposant chefs-d'œuvres et trottoirs, rampes de bateaux et pyramides. "J'ai
eu besoin de temps pour trouver davantage de choses vers lesquelles braquer mon
appareil photo." a-t-il écrit à Thomas Merton au moment de rendre visite à
son ami, moine trappiste, dans le Kentucky. L'activité d'archivage et de
commentaires de Reinhardt démontre un appétit réel et non payé de retour pour les
images, prises avec ce qu'il appelait sa "boîte magique." Il voulait
partager ce qui était en jeu : "la Prochaine fois que je viens, j'apporte
un projecteur et je vous montre les merveilles du monde," écrit-il à
Merton.
Comme dans tous les aspects de sa pratique artistique, l'engagement de
Reinhardt dans la photographie était techniquement, intellectuellement et
esthétiquement rigoureux, il fallait que lui et nous y voyons davantage. "Chaque
expédition destinée à traquer les diapositives était organisée avec tout le
soin et la recherche d'une excursion scientifique du XIXe siècle. Ad choisissait
sa destination puis étudiait la situation. Aucune ruine ou fragment de ruine,
aucun débris de vélin n'était assez petit pour échapper à ses remarques. Le
style était partout." rapporte Dale McConathy, ancien étudiant et
historien d'art. Le résultat était une série d'images inattendues rimant et échangeant
des caractéristiques communes trouvées dans des oeuvres célèbres et des monuments
aux murs de briques, des moulins à vent, des bouches d'incendie et des
gratte-ciel, de l'Oregon à l'Asie. Beaucoup de diapositives ont d'évidentes
affinitées avec la composition de ses peintures : une vue centrée avec un fort contraste
de lumière, absence de figure mais subtilité schématique. Si la figure a été
bannie des peintures de Reinhardt après 1939 et n'est que rarement présente
dans ses clichés, Reinhardt jouait avec les significations corporelles et
érotiques d'objets banals, de motifs et de vues recadrées qu'il photographiait,
utilisant l'idée même d'accumulation des associations à des fins humoristiques. (Une des
séries de diapositives parvient à faire rimer les fesses de diverses statues
avec des sculptures incurvées et des objets urbains fonctionnels, comme les
bouches d'incendie arrondies.)
En centrant la prise de vue Reinhardt a créé une vision perspective
très spécifique. A tel point que Robert Morris voyait Reinhardt lui-même comme
l'appareil photo. "C'était son oeil à travers l'appareil photo et son
utilisation de l'appareil photo. Bien qu'il n'ait jamais vraiment souligné ça,
ni même parlé de ça… l'histoire de l'art devenait très personnelle à travers
les yeux d'Ad Reinhardt." C'est évident également dans les prises de vue montrant
Reinhardt "sur le terrain", tout autour du monde, dans des poses jouant
elles-mêmes comme des répétitions amusantes de la forme et de la vision centrée
: se tenir droit et mince devant un obélisque, ou dans la même courbe en s qu'une
statue parisienne.
La conception de l'oeuvre comme partie d'un continuum remonte à
l'invention de l'histoire de l'art. Les diapositives ont d'abord été utilisées
pour enseigner la peinture et la sculpture dans les universités des années
1880; dans les années 1920 la plupart des institutions avaient créé des
diapothèques. Improvisant sur cet héritage et s'inscrivant dans l'essor de l'usage
privé de la photographie aux Etats-Unis après la guerre, Reinhardt s'est
approprié le diaporama. Il parlait de ces conférences comme de "non-événements"
— elles étaient souvent tout à la fois les parodies des "happenings"
d'avant-garde, dont New York était également le théâtre à cette époque, et des traditionnels
cours d'histoire de l'art universitaires. Elles étaient affectueusement appelées
"les ténèbres de midi" (darkness at noon)
Reinhardt organisait ses présentations pour contrarier les attentes et même
épuiser son public. (Il a montré, un jour, plus de 2000 diapositives au "Artists'Club",
dans une séance qui commençait à 22h00.) "Il était assis avec le projecteur
sur les genoux, glissant les diapositives dans le chariot, improvisant au fur
et à mesure", décrit Dale McConathy. "Son commentaire relevait tantôt
de l'histoire de l'art, tantôt de la parodie malicieuse du journal de voyage."
Le catalogue apparemment infini de Reinhardt reflétait son intérêt pour deux
théories de classification artistique influentes dans l'après-guerre : Le Musée
sans murs d'André Malraux et le cadrage des objets et de l'histoire de George
Kubler dans Formes du temps.
Les diapositives suggèrent un champ de travail beaucoup plus protéiforme
qu'on ne l'imagine au premier abord, dans lequel des affinités formelles et
théoriques importantes peuvent se dessiner entre les peintures iconiques de
Reinhardt et ses projets qui, quoique prolifiques, sont davantage
périphériques, comme les diaporamas, les bandes dessinées-collages et
l'écriture. Le dispositif des diaporamas était une mise en valeur productive de
ses peintures. Reinhardt plonge le spectateur de ses conférences dans un espace
obscur, où la lumière apparaît et disparaît, tout comme dans les descriptions
de ses peintures noires quand il envisage la "promesse d'une tache de
lumière" contenue dans le travail, lumière associée avec provocation dans
chacun des cas soit à "voir dans le noir" soit à être dans le noir.
Considérer les diapositives de Reinhardt, c'est aussi repenser les
résonances de sa pratique dans notre présent. Même si Reinhardt lui-même a
minimisé la photographie dans les récits officiels, ses voyages à grande
échelle et les milliers de diapositives méticuleuses qu'il y a réalisées, aussi
bien que la présence officieuse de la photographie à travers de nombreux textes,
suggèrent une histoire différente. L'importance des diapositives ne réside pas
seulement dans l'interprétation isolée d'une portion donnée du Modernisme, mais
aussi dans l'articulation personnelle d'une manière d'assumer et de
retravailler ce Modernisme continuellement.
Les archives photographiques de l'art universel de Reinhardt et leur
déploiement unique ont eu une influence indélébile sur la génération suivante
d'artistes, notamment sur Sol LeWitt et Robert Smithson, et montre un engagement
visionnaire dans les questions de saturation d'images et le critère de
l'histoire à l'oeuvre dans les projets artistiques les plus ambitieux d'aujourd'hui.
Prudence Peiffer, traduction F.Goria et P. Poyet
Aby Warburg, bibliothèque, fiches |
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