jeudi 26 mai 2016

Tables de travail

Ian Wallace
, At Work, Or Gallery Vancouver, 1983
En Avril 1983, Ian Wallace a transformé et utilisé, pendant deux semaines, la Or Gallery de Vancouver comme atelier. Chaque nuit de minuit à 1 h il ouvrait les rideaux de la grande vitrine donnant sur la rue, et on le voyait puissamment éclairé dans la galerie dépouillée, assis à une simple table de travail la plupart du temps en train de lire ou d'écrire. Comme en témoignent les photos et le film 8 mm (transféré sur DVD) qui documentaient cet événement, la mise en scène de l'artiste au travail à l'intérieur de la galerie mettait en avant sa posture contemplative. Consciemment, Ian Wallace se présentait de manière très cérébrale et romantique, l'artiste-comme-intellectuel s'exposant lui-même, en train de lire Le Concept d'ironie constamment rapporté à Socrate (1841) de Kierkegaard. Dans le cadre de la fenêtre et uniquement visible de la rue, la performance de Wallace a fonctionné comme un tableau vivant. At work montre le travail d'artiste, de critique et d'historien de l'art de Wallace comme autant de facettes également importantes de sa pratique artistique.
 
Ian Wallace, 
Untitled (In the Studio with Table), 1969/1992, 
tirage argentique, 76 x 93 cm
 "Je voyais le rectangle de ma table de travail comme le cadre d'une toile sur laquelle était disposé un montage de livres, d'écrits, de dessins, et autres choses en constante évolution , tout ce qui se rassemblent sur ​​mon bureau dans les différentes chambres d'hôtel où je travaille quand je voyage, et qui évoquent , intentionnellement ou par hasard, la gamme variée de mes centres d'intérêts."
L'image de la surface de la table, jonchée de livres, de photographies, de dessins et autres preuves du processus de recherche et de travail de l'artiste, apparaît dans plusieurs corpus d'oeuvres de Ian Wallace, comme Hotel Series (1989-) et, plus récemment , The Table (Displacement Series and Montage Series) (2011) et Un coup de dés les pages blanc et noir (2011 ). Untitled (In theStudio with Table) en 1969, en est la première occurrence. On y voit l'atelier comme le lieu de la recherche intellectuelle tout autant que de la production matérielle . La table - sorte de tabula rasa - est le plan sur lequel se fonde la fois l'image et le langage. Elle constituent un index de ce qui se connecte au travail à un moment donné du parcourt de l'artiste. 
     
Ian Wallace, Chicago Table I, 2012
Ian Wallace, Chicago Table II, 2012
La photographie d'une photographie sur la table, posée sur la même table est prise dans une nouvelle photographie de la table. Le temps se stratifie. La photographie se dédouble, la gamme des gris des sels d'argents, reproduits avec un procédé couleur, se décale, moins dense que l'original. La légère différence de l'ombre sous la photo témoigne d'une variation de lumière entre les deux prises. C'est une photo de rue, on y voit des véhicules rouler. La reproduction du même instantané insiste sur l'immobilité des véhicules figés dans l'image. Deux autres petites photos dessous, deux prises successives montées en séquences décrivent, au contraire, le mouvement réel des voitures. Sur une quatrième photo, là sur la table, la première photo est vue sur une autre table, ailleurs. Déplacement des photographies dans le temps (ici) et dans l'espace (ailleurs).

Ian Wallace, The Table (Displacement Series IV), 2011, 61 x61 cm
Les photographies sont des objets, au même titre qu'un rouleau de scotch, un crayon, un tube de colle ou un cutter. Il y a un rouleau de scotch ou il y a des rouleaux de scotch empilés. Il y a des photos empilées, légèrement décalées pour rendre visible leur présence. S'il n'y a pas de cadre autour du crayon c'est qu'il s'agit bien d'un crayon et non pas d'une photo de crayon. Mais le crayon ici est bien une photo de crayon. Le crayon, le cutter, le tube de colle et les rouleaux sont des objets posés parmi des photographies sur la même table puis photographiés. Mais les ciseaux, eux, ne sont pas posés sur la table. Trois rouleaux de scotch, les mêmes que ceux posés sur la table sont visibles dans les photographies que l'ont voit. Cependant ils sont dans des photos différentes, plus petits que les "vrais". Ils sont encore plus petits dans une autre photo, les montrant déjà dans une photo, celle, re-photographiée, sur laquelle est maintenant posé le cutter. Le crayon et le cutter bien qu'ensemble sur la table ne jouent pas le même jeu. Le cutter visiblement se cache dans une photo, il est entre le crayon et les ciseaux, plus réel que les ciseaux, moins réel que le crayon. Il y a donc des degrés de réalité. A moins que ça ne soit des manières de s'enfoncer dans l'image, en devenant de plus en plus petit comme les rouleaux de scotch. La photographie de photographie construit une perspective temporelle.
 
IanWallace, Très Grandes capitales, 2011  
Il faut photographier sa table de travail.

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