dimanche 17 juin 2018

Edge Works (Sur les bords)

William Wegman, Edge Work, 1972, 21,2 x 18,2, tirage argentique unique
Dans la pièce Edge Work, de William Wegman, quatre couteaux différents sont disposés de manière à dessiner un quadrangle approximatif. Si le couteau est davantage un "trait" qu'une cuillère ou une fourchette, nous voyons ici que sa forme résulte d'un agencement savant de courbes. Sans doute, le fil de la lame vu de face ressemblerait plus à une ligne droite. Si je suis enclin à chercher la ligne droite dans ces couteaux c'est qu'ici ils font cadre et que d'habitude le cadre d'une photo est constitué de lignes droites formant un rectangle ou un carré.
On dit aussi que le photographe en cadrant tranche dans la réalité dont il coupe une portion qui deviendra la photo. Voici une autre connivence entre le cadre et le couteau.
Cette photographie est ce que l'on appelle maintenant une photographie argentique. Deux supports sensibles à la lumière ont été nécessaires pour la réaliser : un négatif et un papier photographique. Deux temps distincts d'impression. Les couteaux ont été utilisés aux deux étapes du procédé. D'abord disposés sur un fond noir, ils ont été photographiés, à distance et en surplomb, aux limites du cadre. Puis dans le labo, l'image négative projetées sur le papier sensible, ils ont été à nouveaux disposés sur le cadre de la projection. Est-ce que ce sont les mêmes ? Ce second jeu de couteau apparaît en photogramme par contact avec le support, donc à l'échelle un. Forcément l'échelle des premiers couteaux est réduite pour pouvoir être circonscrite par les autres. Dans cette photographie parfaitement frontale et quasi plate, du fait des deux échelles, je perçois une perspective, une épaisseur.
L'image ici se conclue par un geste de désencadrement : on enlève les couteaux qui formaient un cadre sur le pourtour du papier sensible.


Vlatka Horvat, Peripheral Awareness, 2014
John Hilliard, Off Screen #5, 1999
Dans cette photographie, Off Screen, John Hilliard nous cache quelque chose. Un écran de projection obstrue la plus grande partie de l'image, son centre. L'écran est vide, les bords de l'image sont peuplés. Le vide dit : cinéma. Le vide dit : Action oui mais. Une foule de gens attentifs fixent leur regard sur quelque chose qui se passe à l'arrière de l'écran. Entre le dos de l'écran et la grande peinture au mur, il se passe quelque chose digne d'intérêt que nous ne saurons jamais. L'espace même de l'image nous est interdit, la photo ne joue plus de l'espace perspectif pour nous donner l'illusion de pénétrer un lieu donné mais se montre opaque, elle est devenue une cache. L'espace figuratif est à la périphérie, une sorte de cadre où chercher des indices. Il nous reste ce qui déborde de la cache. Un objet comme abstraction (l'écran) et les débords d'une scène comme figuration (l'intrigue).
L'écran se montre, le voir, pour moi, c'est venir l'habiter sachant que son dos est la face qu'il montre à la scène qui se déroule là. L'écran et la scène ont formé dans le lieu, à l'instant de la prise de vue, un système où chacun pouvait être saisi comme coexistant. Mais dans l'image ne coexiste que la face de l'écran et les bords de la scène, ses spectateurs.
Cette image n'a pas d'horizons et le hors champs est en son centre.

On trouve aussi cette relation entre le centre et la périphérie dans le travail de Vlatka Horvat, Peripheral Awareness. Sous forme d'une tension. Une série d'objets ronds ou tubulaires sont disposés sur les bords d'une table ordinaire. La stabilité de l'ensemble paraît précaire, chaque objet est au bord de la chute. L'aspect domestique du meuble contredit la dramaturgie de la chute.
C'est un objet burlesque, nous assistons à l'évacuation de la table par les objets eux-mêmes, non par accident (le rouleau de scotch est tombé !) mais par préméditation (on veut descendre !).
La table évacuée, rangée, débarrassée de ses figurines sera-t-elle alors un monochrome, une abstraction, un meuble décoratif ? Et avant cela, de quel genre d'activité témoigne la grande distance sémantique entre les objets convoqués ? Cette activité décentrée est-elle elle-même viable ?


Jean-Philippe Charbonnier, Le sac noir, Roubaix, 1957 - F. Goria, après Ryman, 1988
 Il faut vider le centre des photographies.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire