mardi 22 septembre 2020

Semblant d'actions

Chaîne de montage, usine PSA Peugeot Citroën, Sochaux, années 70  - Man Ray, A waking dream seance session, Bureau of Surrealist Research, 1924

Cornelis van der Voort, Les directeurs de l'hospice de vieillards, 1618, Rijksmuseum
Dirck Jacobsz, Groupe d'arquebusiers, 1529, Rijksmuseum
Aloïs Riegl énonce le portrait de groupe comme : Là où chacun joue son rôle en toute indépendance mais au profit de la collectivité. Les personnages n'y sont pas assujettis (subordonnés) à une action commune. Ils ne font rien. Leur visage (reconnaissables) sont tournés vers l'extérieur du tableau (vers nous). Chacun est absorbé dans une activité psychique : l'attention. L'attention : une non-action. Des objets évoquent des tâches (des armes, une plume) et un partage de ces tâches. Des gestes évoquent valeurs et organisation (on désigne le chef de l'index, une main sur l'épaule pour la fraternité, le calme et la mesure des mains posée sur le rebord). Tout est dit, rien n'est fait. Cette unité (l'attention) et ces liens (actions symboliques) fondent l'esprit de communauté. Ce sont des semblants d'actions, des actes inachevés, coordonnés, non clos, adressés à qui regarde et c'est lui qui conclut. Ce qu'ils disent d'eux, je l'entends bien, je le vois. 

Au cours des séances de "rêve éveillé" les surréalistes sont quasi en état de transe et profèrent spontanément hors de tout contrôle une parole qui fait émerger les images inconscientes, les associations improbables, le passé obscur. Ils évoluent sur une scène imaginaire libérée des conventions et ouverte sur l'inconscient. Mais la photo de Man Ray est parfaitement construite et arrêtée, un manifeste du groupe qui se présente en pleine action (un semblant d'action). Rassemblés autour d'une femme (la secrétaire : elle travaille) tous sont penchés sur l'énigme d'une boîte au contenu invisible entre les mains de Desnos. Une attention extrême est dirigée vers l'inconnu dans une parfaite unité interne tandis que dans le fond, Paul Eluard et Giorgio De Chirico implique l'extérieur (le spectateur, le photographe) dans une unité externe.

Charles van Schaick, Personnel du Merchants Hotel, Wisconsin, 1905

Auguste Sander, Hommes du XXe siècle, Pâtissier, 1928 - Maître menuisier, 1938 - Maître cordonnier, 1940 -  Maître maçon, 1926
Auguste Sander, Hommes du XXe siècle, Ouvriers des ponts et chaussée, 1927
Édouard Levé, série Actualités, L'Attente, 2001

En 1925, Auguste Sander établit le plan sous forme de liste, de son œuvre programmatique : Hommes du XX° siècle. Il entreprend de faire le portrait d'une époque. C’est en 1925 aussi, qu’apparaît le Leica et que se généralise l’utilisation du petit format qui permet de saisir des attitudes spontanées. Il paraît que Sander préparait parfois pendant plusieurs heures avec son modèle la prise de vue. Une longue conversation. La prise effectuée avec une chambre photographique transportable durait de 2 à 8 secondes. « ... par les légers mouvements de surface liés à la respiration, cela donne plus de vie. » Les personnes photographiées par Sander sont toute entières à cette activité de se faire photographier. L’image n’est pas arrachée au continuum des mouvements de la vie mais construite par ses protagonistes dans un temps de dialogue puis d’arrêt. L’arrêt reste pour August Sander la condition de la photographie. La condition pour que celle-ci résulte de la participation active du modèle. Son rôle est ici d’être lui-même. « Le procédé lui-même n’amenait pas les modèles à vivre à la pointe de l’instant, mais à s’y installer pleinement ; pendant le temps prolongé que durait la pose, ils s’insinuaient pour ainsi dire dans l’image. » 

Les photographies d'Édouard Levé sont des reconstitutions. "Pour la série Actualités, j'ai prélevé des centaines d'images dans des quotidiens de différent pays, et je les ai classées par genres. Une fois ce travail de documentation réalisé, j'ai cessé de regarder ces photographies pour en oublier les singularités. Quelques semaines plus tard, j'ai dessiné de mémoire une image qui résumerait chaque type d'événement. La mémoire est un bon filtre, elle élimine les détails superflus. Les dessins m'ont servi de modèles pour les prises de vues. Dans Quotidien, au contraire, je reproduis une seule image du journal avec toutes ses "imperfections", c'est-à-dire aussi les gestes inutiles qui parasitent l'action principale. L'action devient incertaine, comme un rébus. "

Édouard Levé, série Quotidien, 2003
Sabine Weiss, Françoise Sagan, 1954 - Vendeurs de rue en Grèce, 1958

Les séquences "Ouvrir l'image" rassemblent des images autour d'une idée qui commence (encore confuse) cette idée ne veut pas encore se dire dans les mots écrits. Elle veut pouvoir se parler dans ce que j'appelle un cours (dis-cours). Ce cours a lieu avec les étudiants de l'école d'art à Toulouse et il est l'occasion de développer l'idée (au sens photographique). Parole et écoute constituent la chimie du processus. Les images elles-mêmes sont pleines d'idées confuses qui comprennent la mienne. Nous circulons librement dans ce matériau par bonds, par sauts (discontinuité). Chaque image en appelle à un extérieur (c'est nous ! à d'autres images) et se lie aux autres (celles qui sont là) par des liens faibles. Plaisir du détour, de la discrétion et de la digression, de l'idiorrythmie et peut-être la surprise. 

 



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