

Clément Rosset, Fantasmagories, p.33-34, éditions de Minuit, 2006
L’instant prégnant est le temps que dure la scène dans l’esthétique classique. Ce temps doit à la fois être nul, pour pouvoir être fixé en tableau, et s’inscrire dans la durée, pour que ce tableau puisse être lu comme une histoire, conformément à la doctrine de l’ut pictura poesis. Pour résoudre cette contradiction qui traverse toute l’esthétique classique, Lessing invente la notion d’instant prégnant :
« Timomaque n’a pas peint Médée à l’instant même où elle tue ses enfants, mais quelques instants avant, lorsque l’amour maternel lutte encore avec la jalousie. Nous prévoyons la fin de cette lutte ; nous tremblons d’avance de voir bientôt Médée livrée toute à sa fureur, et notre imagination devance de bien loin tout ce que le peintre pourrait nous montrer dans ce terrible instant. […] Pour ses compositions, qui supposent la simultanéité, la peinture ne peut exploiter qu’un seul instant de l’action et doit par conséquent choisir le plus fécond, celui qui fera le mieux comprendre l’instant qui précède et celui qui suit. […] Dans les grands tableaux d’histoire, le moment choisi est presque toujours un peu étendu et il n’existe peut-être aucun ouvrage très riche en personnages, dans lequel chacun d’entre eux ait exactement la place et la pose qu’il devait avoir au moment de l’action principale ; pour l’un, elles sont un peu antérieures, pour l’autre, un peu postérieures. C’est là une liberté que le maître doit justifier par quelque artifice de disposition. » (III, 56-57 ; XVI, 120 ; XVIII, 132.)
Stéphane Lojkine
On le sait, l'inauguration désigne le champ d'observation rectangulaire que l'augure trace dans le ciel avec son bâton recourbé, où il notera le passage des oiseaux.
Alors que pour le cartographe le ciel (comme la terre) est un donné préalable, permanent et universellement vrai, pour l'augure il est tellement insignifiant qu'il se fabrique un autre ciel, limité, provisoire, immédiatement rentable et aussitôt répudiable. L'espace ainsi créé est le lieu d'un passage particulier et non d'une organisation générale et durable. Et le propre de ce passage, c'est d'être aléatoire. Quant aux rapports que l'augure entretien avec les oiseaux, c'est un simple rapport d'observation. Le passage des oiseaux n'est pas régi par l'augure, mais par hasard. Autant dire par rien. Il a lieu ou n'a pas lieu. Juste un carré de ciel dans lequel rien ne passe ou passent des oiseaux — non pas eux comme ils veulent, auteurs du passage, mais objets d'un regard —, non le ciel où ils passent mais les yeux de l'augure. Pas même ce passage mais la forme à laquelle il donne lieu, du côté où les oiseaux sont vus passer. S'ils passent dans le champ du regard, ils font ce ciel découpé dans le ciel. Ainsi personne n'a rien fait. Pas de geste. Simplement a eu lieu une rencontre. Cette rencontre particulière. Comme fait accompli. Le lieu de l'accomplissement. "Une théâtralité de l'air."
Emmanuel Hocquard, " Il rien", Un Privé à Tanger, p.54-55, pol, 1987
![]() |
André Malraux photographié pour Paris Match par Maurice Jarnoux en 1953 |