J'ai toujours été intriguée par la charnière qui relie la chaise à la toile dans "Pilgrim" de Robert Rauschenberg. Pourquoi une charnière plutôt qu'une vis, du scratch, des boulons ou même rien. Celle-ci suggère immédiatement un mouvement dont elle serait l'axe. Pourtant dans cette position particulière de la toile contre le mur + la chaise contre la toile, visiblement rien ne peut bouger. Ou plutôt rien ne peut plus bouger. De nombreux coups de pinceau, larges et rapides donnent à la peinture une allure agitée. Mais la toile est maintenant calée entre la chaise et le mur. La place de la chaise par rapport à la toile est précisément indiquée par un trait de crayon au dessus de la charnière. On pourrait faire à Rauschenberg le reproche que Ben Nicholson faisait à Jean Hélion : que son bleu fait penser au ciel. La chaise à barreaux, en bois, impassible, est peinte; en trois zones qui évoquent trois époques distinctes car il s'agit de trois couleurs mais aussi de trois états : peinte, non peinte, mal peinte ou usée. Cette division en trois zones est reprise dans la toile à la limite haute du dossier. Si la chaise évoque un corps, c'est celui de quelqu'un qui a la peinture dans le dos. De toute manière il n'y a personne, visiblement cette chaise n'est pas là maintenant pour s'asseoir mais pour être regardée. Peut être pour donner une hauteur par rapport au sol. Tout le mouvement est donné par les éléments picturaux. Sont-ils ceux dépourvus de volonté que décrit Aby Warburg autour de la Vénus de Botticelli :
...le mouvement extérieur des éléments dépourvus de volonté, c'est-à-dire du vêtement et de la chevelure, que Politien lui présentait comme la caractéristique des oeuvres d'art antiques, était un signe extérieur commode : il pouvait être utilisé chaque fois qu'il s'agissait de donner l'illusion d'une vie plus intense, et Botticelli usait volontiers de ce procédé qui facilitait la représentation plastique d'êtres humains agités de passion, ou même seulement émus. (A. Warburg, Essais florentins, éditions Klincksieck)
Le plus petit mouvement de la charnière que nous imaginerons fera basculer le tableau dans l'espace réel. Produira même un écart (avec le mur) donc un nouvel espace. Voire un retournement ou une chute. La chaise le garde de ce geste fou en même temps que, par le truchement de la charnière, elle l'y destine. La chaise articulée ainsi est à la fois une adresse (vers le regardeur) et une destination (le réel).Robert Cumming, Two Views of One Mishap of Minor Consequence, 1973.
Merce Cunningham dans Antic Meet, 1958
Robert Rauschenberg, Pilgrim, 1960
Sandro Botticelli, Naissance de Vénus, 1485
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