mercredi 16 mars 2016

Réagencement au bénéfice de la réalité

Eugène Smith, Madness, Haïti, 1959
tirage sans retouche et tirage final
Eugène Smith chercha toujours à avoir l'entière maîtrise de son travail, à contrôler tous les éléments, de de la prise de vue à l'editing de ses photographies dans les pages du magazine Life.
Il se battait d'abord pour obtenir les délais nécessaires à la prise de vue. Avoir le temps d'observer une situation, de connaître les lieux et les gens, de refaire une prise de vue ou d'exploiter un sujet annexe.
Sa parfaite connaissance des lieux qu'il photographiait pouvait l'amener à organiser des situations complexes, tel un metteur en scène, afin d'en faire apparaître toute la vérité. C'est ce qu'il qualifiait de "réagencement au bénéfice de la réalité".

"Certains disent que si je suis forcé de photographier sur le vif le résultat sera plus vrai. Mais c'est faux. On doit observer, sentir le contexte et l'interpréter pour le traduire dans le résultat final."
Tirage interprété par Eugène Smith
Maude, Delivery, 1951

Eugène Smith tenait à développer lui-même ses images, ce qu'il faisait à l'aide de techniques élaborées. Bien que Life disposât d'excellents laboratoires où ses photographes pouvaient contrôler le développement de leurs clichés, il exigea et obtint de réaliser lui-même ses tirages. Pour lui, seule l'épreuve résultant de sa propre main restituait ses intentions.

Ses tirages se caractérisent par de larges plages noires qui souvent gomment les éléments secondaires de l'image et contrastent avec des zones très lumineuses intensifiées par le blanchiment au ferricyanure de potassium. Ce procédé d'une lumière très contrastée à la limite de l'artifice est emblématique d'Eugène Smith. C'est un véritable travail de ré-écriture de l'image ou plutôt de lecture de celle-ci qu'effectue le photographe. Le potentiel du négatif, son "information" est en quelque sorte organisé, dans le dosage de la lumière et de l'ombre, pour faire apparaître toute l'intensité d'une perception complexe. L'image semble alors être à la fois une synthèse visuelle et une combinaison fugace.

Dr Albert Schweitzer, version finale avec surimpression, 1954

E.Smith, Spanish Woman, 1950
Position du cadre

Eugène Smith utilisera aussi le montage en superposant, au tirage, plusieurs négatifs. La première image de l'essai "A Man of Mercy" est obtenue ainsi par le montage de deux négatifs.
Le recadrage peut également permettre des découpages signifiants qui rajoutent aux éléments de la prise de vue. Par exemple en intégrant, comme dans ce portrait d'une vieille femme dans "Spanish Village", l'espace de séparation, sur le négatif, entre deux images.

Il avait obtenu de Life de procéder lui-même au montage initial de ses reportages. Il développait ses pellicules. Il sélectionnait sur ses planches contacts un nombre assez important d'images dont il faisait des tirages de lecture plein cadre au format 12 x 18 cm en utilisant ses techniques de blanchiment. Il tirait ensuite, en 24 x 36 cm, les épreuves qu'il retenait en priorité, puis en 18 x 24 cm le reste. Il proposait plusieurs clichés pour chaque espace de la page et négociait ensuite l'editing final avec les directeurs artistiques.

Les essais photographiques dans Life :
20 septembre 1948 : Country Doctor
9 avril 1951 : Spanish Village
3 décembre 1951 : Nurse Midwife
15 novembre 1954 : A Man of Mercy

The Wake, 1950
Dr Schweitzer, 1954
Quand c'est possible, Eugène Smith règle dès la prise de vue les éclairages. Il utilise le flash, soit sous forme de déclenchements multiples, soit pour obtenir un équivalent-image d'un éclairage pré-existant, la lueur d'une bougie ou d'une lampe. La veillée funèbre est ainsi photographiée en positionnant une ampoule de flash nue près de la bougie installée dans la pièce. Par contre c'est un flash électronique dirigé au sol qui a doublé la lampe à pétrole du Docteur Schweitzer. Les photos de "Pittsburgh", elles, n'utilisent que la lumière disponible dans les différents lieux.
 

Eugène Smith
Eugène Smith

Il paraît qu'Eugène Smith utilisa quarante appareils pour réaliser son reportage au Japon en 1962. Il était connu pour se déplacer avec des kilos de matériel. Il a utilisé tous les formats d'appareil du 4x5 inch au 35 mm en passant par le moyen format carré. Vers la fin, il n'utilisait plus que cinq ou six boitiers 35 mm munit d'optiques spécifiques qu'il ne changeait pas, s'en tenant à une configuration boitier-objectif précise.

Il faut utiliser la photographie comme un médium très malléable.

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